samedi 17 février 2018

1a) Qu'est-ce que l'humain: théorie de l'humain néoténique

 Mise à jour, 26-07-20

" L'humain n'est-il qu'une bourde de Dieu? Ou Dieu qu'une bourde de l'humain?" (Nietzsche)

Je commencerai les éléments du cours, après le traitement de la question initiale, Sens donné à un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice,  par là, car j'en suis arrivé, depuis un certain temps déjà, à la conclusion que la néoténie est la notion fondamentale d'où il faut partir pour comprendre véritablement ce qui fait la singularité de la condition humaine et apercevoir les immenses implications qu'elle aura sur tous les plans de notre existence. 
Par cette façon de procéder on s'inscrit pleinement dans le prolongement de la philosophie kantienne lorsqu'elle prétendait que les trois questions matricielles de la philosophie, Que puis-je savoir?, Que dois-je faire?, Que m'est-il permis d'espérer?, se synthétisaient toutes dans cette interrogation fondamentale qui consiste à se demander ce qu'est l'humanité? Apporter les éléments de réponse à cette dernière question permettra en ce sens de poser les bases permettant d'aborder au mieux toutes les autres grandes questions qui hantent l'existence humaine.

La prématurité de l'être humain
Contrairement aux belles histoires que l'homme a eu tendance à se raconter sur lui-même, ce qui le spécifie et le met à part du reste de la nature, n'a rien, au point de départ du moins, de très positif, mais relève plutôt d'un manque ou d'un défaut. Cela nous l'appelons "la néoténie". C'est un terme inventé au XIXème siècle qui vient de la biologie et qui désigne la conservation des caractères juvéniles (jeunes) chez les adultes d'une espèce. Le mot est formé à partir de deux racines grecques: neo qui signifie ce qui est nouveau et le verbe teinen qui veut dire étendre. Littéralement, la néoténie, c'est du nouveau, du juvénile, qui se conserve et perdure dans le temps. C'est le biologiste hollandais L. Bolk qui en a fait la théorie scientifique appliquée à l'être humain au début du XXème siècle, même s'il n'emploie pas le mot de "néoténie" lui-même, mais celui de "foetalisation", qui n'est qu'une autre façon de signifier la même chose. Il faut  donc de montrer en quoi la néoténie est  particulièrement marquée chez l'être humain. On commencera à la voir apparaître dans le fait que l'humain naît toujours prématuré, trop tôt, avant d'être fini par la nature. C'est ce qui va entraîner une phase prolongée de dépendance de l'enfant à l'égard des adultes, du juvénile qui s'étend donc dans le temps, étant donné le retard de développement de l'enfant à la naissance. Cela veut aussi dire que quand nous parlons couramment d'un enfant prématuré, il faudrait en réalité dire qu'il s'agit d'un hyper-prématuré. On a pu calculer qu'il faudrait dix huit mois de gestation, soit le double du temps habituel, pour que l'être humain naisse achevé, comme ses cousins primates, ce qui serait de toute façon impossible puisqu'à cet âge il ne pourrait plus sortir du ventre de la mère; ce qui nous amène aux deux facteurs clés qui ont déclenché chez lui l'accouchement prématuré; ils résident dans l'accroissement de la taille du cerveau, joint à l'acquisition de la bipédie qui a entraîné un rétrécissement de la taille du bassin:"La néoténie, c'est du juvénile qui se prolonge. L'homme est un néotène, un être mal fait, terriblement incomplet à la naissance. Sa prématurité s'explique aisément car sans elle, la taille du cerveau aurait rapidement été incompatible avec celle du bassin, incurvé de surcroît par la station debout. Pour garder un cerveau aussi volumineux, il n' y avait qu'une seule solution adaptative, la prématurité." (Nisan, Où va l'humanité ?, pp. 17-18) Passons en revue un certain nombre des traits caractéristiques, parmi les plus visibles, de cette profonde immaturité à la naissance:
L'inachèvement particulièrement prononcé de son cerveau à la naissance. A ce moment là, celui du macaque possède 65 % de sa taille adulte, celui du chimpanzé 40, 5 %, et celui de l'humain à peine 23 %. D'où la l'allongement de la phase de croissance chez ce dernier:"Chez les chimpanzés et les gorilles le cerveau est formé à 70 % au début de la première année; l'homme ne parvient à ce chiffre qu'au début de sa troisième année." (S. J. Gould, Darwin et les énigmes de la vie, p. 69)
L'absence de pilosité chez lui à la différence des animaux qui naissent avec un duvet qui les protège du froid, et, plus généralement, de leur environnement extérieur, ce qui fait que l'être humain est particulièrement vulnérable, au froid aussi bien qu'à la chaleur, à la naissance: c'est une marque typique de conservation d'un trait du développement foetal par laquelle passent aussi les autres mammifères mais qu'ils ont dépassé à leur naissance..

La soudure des os de son crâne n'est pas achevée à la naissance si bien que son organe le plus précieux, le cerveau, est très mal protégé d'où les infinies précautions qu'il faut prendre pour tenir la tête du bébé et ne surtout pas la secouer, ce qui risquerait d'entraîner des lésions irréversibles. D'une façon générale, c'est toute l'ossature du bébé humain qui est très peu formée à la naissance. Donnons un ordre de comparaison avec une espèce relativement proche de nous:"Quand les macaques naissent, à vingt-quatre semaines, les os des membres sont ossifiés dans des proportions que les bébés humains n'atteignent que plusieurs années après la naissance." (S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 75) C'est ce qui les rend inapte jusque vers l'âge d'un an à se redresser; un poulain, lui, ne mettra que quelques minutes à le faire.
La dentition: chez les animaux, les dents de lait apparaissent dès la naissance et aussitôt formés la dentition définitive se constitue. A l'être humain, il faut attendre deux ans pour que les dents de lait se forment et c'est pour aussitôt les perdre et vivre à moitié édenté jusque vers l'âge de 5-6 ans, ce qui le rend inapte pendant longtemps à mastiquer les aliments par lui-même.  
Le développement de sa sexualité est lui aussi tout à fait singulier: jusque vers l'âge de cinq ans, il se fait normalement puis s'interrompt brusquement et entre en phase de latence pendant cinq ans ce qui retarde considérablement, par rapport aux autres espèces, l'âge de la maturité sexuelle.
C'est ce retard de développement à la naissance, visible à travers tous ces traits, parmi d'autres encore, qui fait qu'aucune autre espèce ne met autant de temps à devenir adulte:"De toutes les formes de vie, l'homme est celle qui a la plus longue enfance et la jeunesse la plus prolongée, c'est-à-dire que c'est un animal à croissance lente. Il consacre presque trentre pour cent de sa vie à grandir." (W. M. Krogman cité par S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 69)  Il faut remarquer que c'est une caractéristique générale de la famille des grands singes à laquelle nous sommes le plus directement rattachés dans l'arbre de l'évolution: ce sont tous des animaux à maturation lente; la durée d'allaitement d'un jeune orang-outan, par exemple, est de huit ans! le jeune chimpanzé, lui, met au moins douze ans pour atteindre sa maturité. Mais, c'est bien chez l'humain que la phase de dépendance des débuts de la vie se prolonge le plus, en raison de son inachèvement très prononcé à la naissance.

La Fontaine de Jouvence ou la quête de l'éternelle jeunesse
Et il faut bien voir que cette extension du juvénile dans le temps occupe finalement toute la durée de la vie. Suivant certaines de ses caractéristiques, comme l'absence de pilosité (ou, en tout cas, qui se développe très faiblement comparativement à un primate), on peut dire que l'humain est cet être qui reste toujours jeune. La néoténie, littéralement parlant, est "une rétention de la jeunesse", comme la définit S. J. Gould, ce qui permettrait d'éclairer, soit dit en passant, sous un nouveau jour, le célèbre mythe de la quête de la Fontaine de Jouvence, donnant le secret de l'éternelle jeunesse: En ce sens, on peut dire que c'est effectivement la grande découverte de l'humain, qui caractérise sa condition de néotène. On peut le voir apparaître aussi bien sur un plan anatomique que psychologique. Sous ce dernier aspect, c'est ce qui fait que l'humain peut se définir comme un homo ludens (un humain joueur): le jeu est une activité qu'on trouve généralement dans le règne animal, chez les mammifères, mais seulement durant l'enfance. Il joue (c'est le cas de le dire!) un grand rôle dans l'apprentissage des petits pour se former au monde dans lequel ils seront appelés à vivre; sauf que cette impulsion à jouer passera une fois la maturité biologique atteinte. Chez l'humain non: il tendra à conserver un esprit ludique toute sa vie. Il suffit d'observer des personnes âgées, au soir de leur vie, passant encore des heures à jouer à la belote, à la pétanque et bien d'autres choses de cette sorte encore. Voilà qui pourra avoir des conséquences aussi bien positives que négatives. Positivement, pourront perdurer à l'âge adulte le goût de la découverte et de l'exploration du monde, la curiosité, toutes choses qui ont permis aux sciences, aux arts ou à la philosophie, bref, à la culture dans son ensemble, de s'épanouir. Négativement, on pourra reprendre la formule qui était celle du temps de la décadence de l'Empire romain,"Panem et circenses" (Du pain et les jeux du cirque), pour l'appliquer à toutes les sociétés qui ont connu le même sort, où le goût du jeu était perverti pour distraire les foules et asseoir ainsi un système de domination les ayant infantilisé. C'est J. Huizenga, qui, le premier, a clairement théorisé cette caractéristique humaine dans son ouvrage de 1938, Homo ludens, même si avant lui, on s'était bien sûr déjà rendu compte que la pratique du jeu est ce par quoi l'individu affirme pleinement son humanité:"l’homme ne joue que par là où dans la pleine acceptation de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue." ( F. Schiller, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme) L'anthropologue P. Descola en parle ici d'une façon qui sera très dépaysante, en montrant bien que la façon dont le monde occidental moderne a institué le jeu, sur le principe de la concurrence qui veut qu'il y ait nécessairement un gagnant et un perdant, en Angleterre, pour l'essentiel, au XIXème siècle, ce pays qui était alors, et ce n'est évidemment pas une coïncidence, à l'avant-garde du développement du capitalisme, n'a, en réalité, rien d'universel dans l'espèce humaine, contrairement à ce qu'on croit généralement:

Cette conservation des caractères juvéniles se retrouve donc aussi bien sur le plan anatomique. C'est particulièrement net quand on compare l'évolution de la forme du crâne de l'humain avec celle d'un de nos deux plus proches parents sur l'arbre de l'évolution, le chimpanzé: la nôtre conserve les traits de sa forme foetale au stade adulte, ce qui n'est pas du tout le cas pour notre cousin primate. Elle conserve donc des traits juvéniles comme pour ce qui est de l'esprit qui l'anime. Ainsi, alors que les formes respectives du crâne du chimpanzé et de l'humain se ressemblent au stade foetal, elles finissent par diverger considérablement au stade adulte et on observe alors surtout un allongement de la mâchoire chez le chimpanzé qui n'a pas lieu chez l'humain, ainsi qu'un aplatissement de sa boîte cranienne; chez nous, l'évolution se fait surtout par l'augmentation du volume de la boîte crânienne, sans modification substantielle de sa forme foetale:



Et ainsi de suite, on pourrait continuer encore à énumérer de nombreux traits caractéristiques de cette rétention de jeunesse. L. Bolk résumait ainsi la chose:"L'homme est un foetus de primate, adulte sur le plan sexuel." (Cité par S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 67) Il donnait une liste imposante d'une vingtaine de traits caractéristiques, outre la forme du crâne, que nous partageons avec les jeunes primates mais que ceux-ci perdent en devenant adultes. Retenons en juste un autre, car il sera tout à fait fondamental pour le processus d'hominisation, en ce sens qu'il est à la base de l'aptitude à la bipédie; il tient dans le gros orteil du pied non opposable qui est un trait que les singes ont aussi au stade foetal mais qu'ils perdent ensuite:"Chez la plupart des primates, le gros orteil commence comme le nôtre, lié à ses voisins, mais il effectue une rotation et s'oppose aux autres afin de permettre une préhension efficace. La conservation d'une caractéristique juvénile rend le pied plus apte à la marche et la station debout plus facile." (S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 66) Dans l'espèce humaine, ce ne sont pas les orteils du pied qui sont adaptés à la préhension pour grimper aux arbres, comme chez les autres grands singes, mais bien les doigts des mains, avec le pouce opposable, qui ont justement pu se développer ainsi à partir de l'aptitude à la bipédie, la main pouvant ainsi se libérer pour la fonction de préhension des objets et toute l'habileté technicienne qui en découlera.

Les divagations racistes autour de la néoténie
Il est peut-être utile ici d'attirer l'attention sur le fait que Bolk a profité de sa théorie de l'humain néoténique pour soutenir des thèses racistes affichant la supériorité de l'homme blanc: chez celui-ci la néoténie serait plus marquée que chez l'homme noir et il serait donc, en ce sens, plus humain. Deux remarques doivent être faites à ce sujet. Premièrement, à cette époque, c'était un préjugé archi-courant qu'il n'a donc fait que reproduire à sa sauce: on en est alors à l'extension maximale du colonialisme blanc dans le monde qui devait bien se trouver une justification idéologique. Deuxièmement, ce qui est assez drôle, et montre bien l'ineptie de cette idéologie raciste qui dominait alors, c'est qu'avant l'élaboration de la théorie de l'humain néoténique, on trouvait la même affirmation de la supériorité de l'homme blanc, mais cette fois-ci, en prétendant montrer qu'il était moins néoténique que l'homme noir:"L'adulte qui conserve le plus grand nombre de caractéristiques foetales (ou) infantiles est incontestablement inférieur à celui qui les a dépassées. En fonction de ces critères, la race blanche, européenne est en haut de la liste, la race noire, africaine, en bas." (D. G. Brinton 1890, cité par S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 229) Et avant déjà, dans les années 1860, l'anthropologie alors naissante prétendait de la même façon pouvoir s'appuyer sur les traits néoténiques des autres races pour justifier la soumission intégrale qu'elles doivent à la race blanche comme l'enfant la doit à ses parents:"De même que le type du Nègre est foetal, celui du Mongol est infantile. En conséquence de quoi, nous estimons que leur forme de gouvernement, de peinture et de littérature est également infantile. Ce sont des enfants imberbes dont la vie est un poids et dont la vertu première se résume à une obéissance absolue." (Anthropological Review cité par E. Hobsbawn, L'ère du capital, 1848-1875, p. 360) Dans cette droite ligne, en 1860, le capitaine anglais Osborne donnait ses recommandations pour remettre au pas les indigènes chinois, qui se montraient alors trop turbulents, dans ce qui était alors le premier empire colonial du monde:"Qu'on les traite comme des enfants. Qu'on leur fasse faire ce que nous savons être bon pour eux comme pour nous, et c'en sera fini des problèmes avec la Chine." (Cité par E. Hobsbawn, ibid., p. 361)
On voit donc combien pouvaient être absurdes ces idées puisque pour soutenir le même préjugé raciste on faisait appel à des arguments diamétralement contradictoires les uns avec les autres: la race blanche est moins néoténique, donc supérieure; la race blanche est plus néoténique, donc toujours supérieure. Ce qui est tout aussi "amusant", pour ainsi dire, c'est que si Bolk avait été conséquent avec ses idées racistes élaborées à partir de la théorie de l'humain néoténique, il aurait dû logiquement en conclure que la race supérieure n'était pas celle qu'il croyait mais bien celle qui était, au nom du même argument, estimée inférieure quelques décennies auparavant:"On ne peut pas nier que la plus juvénile des races humaines n'est pas la race blanche, mais la race mongoloïde." (S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 236) C'est ce qui explique qu'au cours de l'épouvantable guerre du Vietnam, les Américains étaient interloqués de découvrir que ce qu'ils prenaient d'abord pour des armées d'adolescents étaient en fait constituées d'hommes adultes de 30 à 40 ans.
 Revenons donc à des choses sérieuses. Les traits néoténiques de l'humain signifie que la prolongation de traits caractéristiques de l'enfance tout au long de la vie n'est pas l'apanage d'une race en particulier mais bien de l'espèce humaine dans son ensemble (1). Cela veut dire aussi que quelque soit la couleur de sa peau, la nature a laissé  l'être humain  inachevé et que s'il n' y avait rien pour compenser ce défaut il serait tout simplement inapte à la vie. Comme on le verra par la suite, ce sont les artifices de la culture qu'il va devoir créer qui permettront de rectifier ce défaut. La culture constitue, en quelque sorte, sa seconde nature qui vient compenser les défauts de sa première nature.

Objection à la théorie de l'humain néoténique
La théorie de l'humain néoténique est venue contredire celle qui dominait la biologie encore à la fin du XIXème, la théorie de la récapitulation qui postulait que le développement de l'individu passe par le stade adulte de ses ancêtres successifs: par exemple, les branchies de l'embryon humain reproduiraient le stade adulte du poisson dont notre espèce descend: l'ontogenèse (développement de l'individu) récapitulerait ainsi la phylogenèse (développement de l'espèce).  La théorie de la récapitulation suppose ainsi une accélération dans le développement de l'individu qui parcourrait toutes les étapes de l'évolution au cours de son développement. Cette conception paraissait d'autant plus séduisante qu'elle pouvait facilement conforter l'homme dans la haute estime qu'il avait de lui-même, comme étant le sommet de l'évolution: il récapitulerait ainsi en lui, en les parachevant,  tous les stades inférieurs du vivant. La théorie de l'humain néoténique aura des implications beaucoup plus équivoques pour ce qui est d'alimenter notre autoglorification. Pour commencer, elle suppose au contraire un ralentissement, ce qui semble plus conforme aux traits généraux du développement humain que nous avons donné. Il faut quand même attirer l'attention sur le fait que c'est un point qui a fait polémique dans la communauté savante. On a ainsi objecté à la théorie de l'humain néoténique les données de ce qu'on appelle l'évolution en mosaïque; si de nombreux traits de notre développement présentent des caractéristiques néoténiques, ce n'est pas le cas d'autres, et donc on ne pourrait en conclure des parties au tout pour faire de l'humain un néotène; les détracteurs de la théorie ont soutenu que les traits néoténiques sont secondaires tandis que les caractéristiques fondamentales de l'humain ne le seraient pas. Nous persisterons pourtant à nous ranger dans la lignée de ceux, qui, comme le biologiste S. J. Gould, ont clairement affirmé la validité de la théorie de l'humain néoténique, en dépit de ces objections, en s'appuyant sur le ralentissement général du développement de l'être humain: difficile d'en faire une caractéristique secondaire. Et si on voulait encore d'avantage appuyer cette thèse d'un ralentissement global du développement de l'individu humain, on renverrait à l'extrait de cette conférence du neurobiologiste A. Prochiantz, Néoténie développementale, faite au Collège de France, qui montre clairement que son développement cérébral est nettement retardé par rapport à celui d'un primate , entraînant un ralentissement de sa maturation (écouter de 15'10 à 16'10):

Comme on essayera de le montrer encore mieux par la suite, la théorie de l'humain néoténique nous semble être, en l'état actuel, la plus éclairante qui soit pour faire la lumière sur le mystère que constitue l'espèce humaine pour elle-même.

L'étrangeté de l'humain: un croisement du type nidicole et du type nidifuge
Grâce à elle, on a déjà pu commencer à comprendre pourquoi l'espèce humaine est la plus déroutante qui soit au sein de l'infinie diversité de la vie; et cette bizarrerie ressortira encore mieux si on essaye de la situer au sein de l'immense famille des mammifères à laquelle elle appartient, à partir de la grande ligne de partage qu'avait tracé en son sein le biologiste A. Portmann. Il distinguait, d'une part, les espèces de type nidicole: chez celles-ci, les nouveaux-nés sont aussi très peu formés à la naissance et auront, pour cette raison, de faibles probabilités de survie; ce handicap est alors compensé par le grand nombre de petits qui sont conçus: le lapin, le rat, le hamster ou la souris sont de ce type. Ici, l'espérance de vie est donc courte, la taille du cerveau petite proportionnellement au corps, et le niveau d'organisation sociale généralement assez faible. Dans le type nidifuge, au contraire, les petits naissent presque achevés et n'ont donc pas besoin d'être reproduits en grande quantité: l'espérance de vie s'alllonge, le cerveau est plus volumineux et les formes d'organisation sociale généralement plus développées. Les primates en constituent la forme la plus exemplaire. Ce qui est donc tout à fait dérourant, c'est que l'espèce humaine semble défier cette grande frontière entre ces deux types: elle emprunte aussi bien au type nidicole l'inachèvement à la naissance qu'au type nidifuge ses traits caractéristiques sous ses formes les plus abouties: taille du cerveau, espérance de vie, complexité de l'organisation sociale. En ce sens, c'est bien une espèce tout à fait à part au sein de la grande famille des mammifères, que l'on ne sait trop où situer, une étrange combinaison qui réalise le type le plus accompli des espèces nidifuges tout en empruntant à l'autre son inachèvement à la naissance; comme on l'avait indiqué, cette reproduction d'un trait typiquement nidicole est dû, en fait, à un trait nidifuge porté au-delà d'un certain seuil qui tient dans l'accroissement de la taille du cerveau lié à la bipédie: c'est ce qui a nécessité l'accouchement prématuré, sans lequel l'espèce aurait été vouée à l'extinction.

La théorie de l'humain néoténique dans la tradition philosophique
Cette étrangeté de l'humain a été pensé, en réalité, depuis fort longtemps. En effet, si le terme de "néoténie" et la théorie scientifique qui en a été faite n'ont été inventés qu'au XIX- XXème siècle, le concept avait été pensée bien avant par la tradition philosophique occidentale, et repris tout au long de son histoire. On le trouve déjà très clairement chez Platon au IVème siècle avant J.C., dans le récit qu'il fait du Mythe de Protagoras qu'il a lui-même repris du poète grec Hésiode (VIIIème siècle avant J-C) Lui-même a probablement dû le construire à partir d'éléments de mythes encore plus anciens; on peut donc dire que l'humanité a su se penser elle-même depuis fort longtemps suivant ses caractéristiques néoténiques. Le thème du mythe est l'origine des espèces vivantes. Les dieux commencent le travail puis laissent finir les titans, Prométhée et Epiméthée, des êtres qui leur sont inférieurs, ce qui laisse déjà deviner que, telle que la mythe la pense, la création des espèces vivantes ne sera pas une oeuvre parfaite, d'autant moins que c'est Epiméthée qui va prendre en charge la répartition des différents équipements naturels de survie entre les espèces: Epiméthée signifie littéralement celui qui est étourdi, qui ne réfléchit pas avant d'entreprendre les choses et il va donc commettre un impair, à savoir, tout distribuer aux espèces animales et quand vient le tour de l'être humain, en dernier, il n'aura plus rien à lui donner. Celui-ci se retrouve alors démuni, nu, sans équipement naturel de survie, tel qu'une fourrure, des griffes, des sabots, des ailes, des crocs, etc. Le mythe, en ce sens, symbolise très précisément la néoténie de l'être humain, le fait que la nature l'a laissé inachevé. Il avait ainsi, longtemps à l'avance, répondu à la question que Nietzsche posera à la fin du XIXème siècle: l'humain serait plutôt à penser comme "une bourde de Dieu". Aussi, quand on avance habituellement que "l'erreur est humaine", on ne croit pas si bien dire et on peut au moins lui trouver certaines circonstances atténuantes; la formule apparaît alors sous un jour nouveau qui fait qu'on voit bien qu'elle exprime effectivement une vérité profonde sur ce qui fait notre humanité. Cependant, dans le mythe, tout va être mis en oeuvre pour corriger l'étourderie d'Epiméthée, autant que faire se peut. Dans le récit que fait Platon, ce défaut initial de nature va devoir être compensé deux fois pour rendre malgré tout l'humain apte à vivre. Une première fois, par Prométhée qui va apporter aux hommes, après l'avoir volé aux dieux, Héphaïstos et Athéna, le savoir-faire de la technique. Notons tout de suite que c'est une étrange façon de rectifier une bourde que de commencer à le faire par un vol! quoiqu'il en soit, celui-ci symbolise ici le fait que ce sont les outils que les humains vont devoir commencer par inventer pour compenser leur manque d'équipement naturel de survie; on peut donc les penser comme des sortes de prothèses qu'ils ont dû s'inventer du fait de leur dénuement originel. D'où le fait que les premières traces de culture dans la préhistoire remontent aux  outils, les pierres taillées. Mais la technique, aussi nécessaire soit-elle, ne suffit pas. Dans le mythe platonicien, il va falloir rectifier une deuxième fois la faute d'Epiméthée. Cela va être l'oeuvre d'Hermès, le messager des dieux, qui reçoit de Zeus l'art politique pour l'apporter aux hommes, précisément, la Justice et la Vergogne: ce n'est donc plus un vol ici mais un don qui permettra de véritablement compenser la faute initiale. A défaut, les hommes, comme le narre le mythe, n'auraient eu de cesse de se faire la guerre avec leurs armes issues du savoir-faire prométhéen et l'espèce aurait été vouée à l'extinction; on pouvait s'en douter: il aurait été curieux que la bourde initiale d'Epiméthée puisse être simplement compensée par un acte délictueux. L'art politique suppose, d'une part, la capacité de délibérer sur ce qui est juste et d'établir les institutions propres à établir cette justice entre eux pour que règne la paix. D'autre part, la Vergogne, qui renvoie aux notions de pudeur et de honte: quelqu'un qui ne soucie pas des autres agit sans vergogne, celui, par exemple, qui prendra la plus grande part de la richesse en laissant d'autres dans le besoin ou qui sautera sur la première femelle l'excitant sexuellement. Agir avec vergogne, c'est ainsi déterminer les choses qu'on ne doit pas se permettre de faire, même si on le pourrait. La Vergogne est bien un universel qu'on retrouvera dans toutes les cultures, même les plus permissives que nous ait donné à connaître l'anthropologie, par exemple la culture hawaïenne qui avait été réputé pour être la plus débridée en matière de moeurs sexuels, à tel point que l'anthropologue  M. Diamond en parlait comme d'"un baume et une colle de la société globale." (Cité par F. de Waal, Bonobo the forgotten ape-le singe oublié-, p. 133) Et pourtant, même dans ce cas là, on trouve un ethos de la vergogne qui oblige à une certaine pudeur et retenue, ce qui se voit au fait "que le mot désignant le pagne, malo, dérive très vraisemblablement du malais malu, honte." (ibid., p.192) Aucune société humaine ne serait donc concevable sans cette vertu qui doit venir compenser la déficience des mécanismes instinctifs de régulation des comportements. Le sens de la justice, comme celui de la vergogne, ne sauraient être des vertus que nous apportons avec nous à la naissance, et qui se développeraient spontanément, mais quelque chose qui relève de la transmission d'une culture, ce que nous appelons aussi "éducation", comme la partie suivante le développera.
 Que l'art politique se trouve chez Zeus, le dieu de plus haut rang, symbolise le fait qu'il s'agit de la plus haute forme de culture à laquelle l'humanité puisse accéder. Ce n'est pas dans sa capacité à fabriquer des outils, puis des machines comme des ordinateurs, des téléphones portables, des bombes téléguidées etc. qu'elle se reconnaît, à suivre le mythe, mais dans cet art  qui va rendre possible aux hommes de vivre ensemble en paix et savoir ainsi utiliser à bon escient le savoir-faire prométhéen de la technique: c'est d'abord et avant tout par sa capacité à organiser la vie en société que l'être humain va pouvoir compenser son inachèvement naturel. Il est, en ce sens, l'animal social par excellence.

L'insulation comme remède à la prématuration
Précisément, ce que la vie de groupe va rendre possible c'est le mécanisme de l'insulation, modelant un milieu artificiel protecteur, à l'intérieur duquel le nouveau né humain pourra vivre et se développer en dépit des multiples traits de sa néoténie. L'insulation est quelque chose que l'on retrouve également chez les animaux sociaux mais qui va acquérir une importance toute particulière chez l'être humain. On peut l'illustrer par l'image suivante:












En se serrant les uns contre les autres les oiseaux constituent un groupe qui forme une espèce d'enveloppe extérieure qui protège chaque individu du froid qui règne dans leur milieu: dans un cas comme celui-ci, les oiseaux aux extrêmités échangent leur place à tour de rôle, puisque ce sont en ces points qu'on subit le plus le milieu hostile, d'où les formes de coopération et de soutien mutuel qu'implique l'insulation. Chez l'être humain, le groupe va ainsi constituer une seconde peau, en quelque sorte, qui va protéger l'individu d'un environnement qui lui est particulièrement hostile en raison de son manque d'équipements naturels. C'est alors grâce à l'insulation que l'être humain va pouvoir défier la loi de la sélection naturelle de Darwin qui dit que les plus aptes s'adaptent à leur environnement et se développent, et les moins aptes sont condamnés à disparaître. Dans notre cas, c'est celui qui était naturellement le moins apte à survivre, en raison de sa néoténie, qui a fini par coloniser la terre entière. Il s'est ainsi opéré un étrange renversement dialectique qui a fait passer d'une chose dans son contraire:"La simple sélection des espèces les plus aptes de Darwin s'est compliquée: certaines formes d'inadaptation se sont transformées en super-adaptation. La faiblesse des hommes a été la condition de leur force." (Nisand, Où va l'humanité?, p. 24)   Ce qui était d'abord le signe d'une profonde déficience naturelle va se transformer en un avantage évolutif. Une espèce qui était vouée à disparaître, suivant la loi darwinienne de la sélection naturelle, en raison de son inadaptation, a fini par triompher. C'est donc en vivant en groupe, qu'ils ont pu se constituer une niche permettant de réduire la pression de la sélection naturelle sur les individus, qui, autrement, aurait mené l'espèce à son extinction:"Par "insulation" il faut entendre la capacité qu'a un ensemble d'individus de former un groupe dont la périphérie forme une sorte de membrane qui l'isole en partie de son environnement [...] Là où la sélection naturelle règne à la périphérie du groupe, en son centre se développent d'autres logiques de sélection qui ne sont plus naturelles mais relèvent de l'artificialité d'une couveuse; c'est là où la mère va pouvoir prendre soin de son enfant. Les lois naturelles de Darwin butent contre cette membrane de groupe [...] Là, de nouveaux processus de sélection, sur des critères qui ne sont pas "naturels", vont émerger. Au sens strict du terme le proto homo sapiens devient "monstrueux", c'est à dire contre nature. Ainsi le petit de l'homme peut se permettre le luxe de naître sans être fini." ( C. Fauré, Notes sur " la domestication de l'Etre" de Peter Sloterdijk) C'est donc l'insulation, qui n'est pas développée chez les espèces de type nidicole, les amenant à se reproduire en grand nombre pour avoir une chance de perpétuer l'espèce malgré tout, qu'on trouve par contre chez l'humain; c'est ce qui lui a permis, en dépit de sa prématuration, de développer à un degré très élevé les caractéristiques du type nidifuge: longue espérance de vie, taille importante du cerveau, organisation sociale complexe.
C'est pourquoi, soit dit en passant, quand certains prétendent invoquer la loi naturelle de la sélection pour fonder la société humaine (par exemple, en appliquant un principe de concurrence de tous entre tous pour sélectionner les plus aptes), c'est que leur échappe l'essentiel de ce qui constitue la singularité de la condition humaine, et qui a fait sa réussite jusque là. Le néotène humain n'aurait pu survivre et se développer comme il l'a fait jusqu'à nos jours, sans la formation de sociétés basées sur des rapports de coopération de plus en plus élaborées, déjà pour prendre en charge le soins et généralement l'éducation à apporter aux enfants. Comment précisément? C'est ce qu'on commencera par aborder à propos des implications anthropologiques qu'on peut tirer de notre condition de néotène...
 
(1) A ce sujet, on voit bien que si l'anthropologie de ces années là avait pu accéder à cette compréhension générale de l'espèce, elle aurait dû logiquement soulever le problème politique apparemment insoluble qu'elle présente. Car, si c'est  l'humanité toute entière qui est destinée à demeurer un éternel enfant, cela impliquerait que des régimes de type despotique lui conviendraient infiniment mieux que des démocraties. Admettons, mais alors par qui pourraient-ils être dirigés si ce n'est par d'autres humains, donc encore par de grands enfants, qui, à leur tour, auraient besoin d'être dirigés, et ainsi de suite à l'infini.Ce sont dans des termes semblables que Kant avait formulé le problème politique fondamental qui se pose à toute société humaine et qu'il s'était résigné à devoir laisser à l'état d'aporie, à cette différence près qu'il partait de l'égoïsme comme trait permanent de l'espèce alors qu'il est sûrement plus juste de mettre à la racine du problème la persistance de ses traits infantiles. 

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