samedi 18 juillet 2020

Philosophie du chantier

Tout ce qui est exposé ici n'est que l'explicitation d'une intuition fondamentale remontant à loin.
 Cette bricole avait été conçue et construite pendant plus de dix ans, en vue d'un enseignement de philosophie à usage du grand public. Malheureusement, il a fallu se rendre à l'évidence de l'impossibilité de trouver quelque lieu institutionnel que ce soit pour le concrétiser. Il est donc destiné à rester, en l'état, une utopie; aussi bien, quelque chose dont aurait besoin la société mais qu'elle ne désire manifestement pas, conformément à la disjonction qu'une époque consumériste opère: il vaut mieux pour elle désirer ce dont elle n'a pas besoin. C'est la raison la plus directe qui a conduit à recentrer cette bricole autour de la notion d'humanité manquée, ajoutée à deux autres qui la dépassent de très loin, l'une touchant l'état actuel global de cette humanité sortie de la Révolution industrielle, et l'autre cherchant à remonter à la racine même du problème qui tient à la compréhension de l'humain comme un être néoténique.
Mais restons en ici au sujet. L'enseignement de philosophie, dans la mesure où il prétend s'adresser au plus grand nombre possible, et donc essentiellement à des gens qui ne se destinent pas à devenir des professionnels de la philosophie, est aujourd'hui placé devant une alternative assez simple. Soit finir de dépérir en s'entêtant à rester enfermé dans ses formes conventionnelles héritées d'une époque aujourd'hui révolue pour laquelle ne se posaient pas encore les défis d'ampleur planétaire face auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés. Soit, se renouveller entièrement. C'est évidemment cette option qui a été travaillée ici en prenant grand soin de prévenir une première grave confusion possible. Le renouvellement mis en chantier ici tient à se démarquer complètement des politiques réformistes vendues sous l'étiquette clinquante de "modernisatrices" telles que les gouvernements les mettent en oeuvre depuis des décennies. En les suivant, ce serait plutôt une entreprise de démolition de l'enseignement de la philosophie à laquelle on prêterait la main. Pour ne prendre que la dernière en cours, elle n'aura pour résultats tangibles que de surcharger d'avantage l'enseignant de travail tout en fragmentant encore plus son enseignement qui n'aura plus l'avantage de bénéficier de la seule classe où il pouvait encore se livrer à un enseignement assez approfondi, celle de feu la terminale littéraire: un enseignement appauvri à pourvoir en plus grande quantité, bref, la prolétarisation qui suit son cours. Par la même occasion, le renouvellement dont il est question ici ne revient surtout pas à céder de façon démagogique à l'air du temps en prétendant expédier par du fast-food intellectuel les questions les plus importantes en moins de temps qu'il ne faut pour préparer un burger. Se renouveller ne revient pas nécessairement à se conformer. Ce qui a été ici mis en oeuvre va même exactement à contresens et il s'agira de déterminer en quel sens précisément.
 
a) L'instruction en vue de l'émancipation ou le conditionnement opérant
 Entendons le tout de suite, car on trouve bien des élèves qui ne se savent pas à quoi renvoie la notion d'émancipation: elle doit être comprise au sens d'un mouvement de conquête de la liberté, comme lorsqu'on parle du mouvement d'émancipation des femmes. Le projet ici mis en oeuvre se veut donc essentiellement un projet de liberté et se déclinera en quatre thèmes complémentaires et indissociables.
Premièrement, et pour aller directement à celui qui donne la finalité dernière d'un tel enseignement, il s'agira de contribuer à former des citoyens instruits en mesure de réfléchir aux institutions de leur société pour savoir si elles leur conviennent ou non. Et si elles ne leur convenaient pas, comme semble l'indiquer un ensemble de sérieux problèmes que nous connaissons aujourd'hui, de tous ordres, sociaux, économiques, politiques et écologiques, se demander, à ce moment là, en quel sens elles pourraient être transformées. C'est là une première raison proche qui conduit impérieusement à cet objectif: nous vivons dans un monde en crise et il ne s'agit sûrement pas d'une simple grippe passagère étant donné son ampleur et sa durée (d'un simple point de vue économique, le choc pétrolier de 1973 en donne le coup d'envoi pour la période de l'après-guerre, soit près d'un demi-siècle). Cette crise est donc suffisament sérieuse pour obliger à poser la question des institutions. A cela s'ajoutera encore une raison lointaine abordée plus loin pour imposer la nécessité d'une réflexion sur les institutions.
 Ce projet s'inscrit donc dans le cadre d'une instruction publique, qui, comme on le verra dans la suite, est très compliqué à concilier avec celui animant la dynamique d'une éducation nationale. C'est pourquoi il ne faut pas se cacher l'immense difficulté qu'il y a à vouloir, malgré tout, le mettre en oeuvre dans ce cadre officiel. Certes, il reste possible de l'entreprendre, mais seulement à la marge, et en étant prêt à dépenser une quantité considérable d'énergie pour aller à contre-courant des incitations institutionnelles. Voyons déjà de quel genre sont celles-ci et pourquoi elles heurtent de plein fouet le projet d'instruire en vue de l'émancipation des individus. Le mieux est de partir d'une distinction que l'on fait en psychologie entre deux types de conditionnement (un conditionnement est une procédure à laquelle on soumet un sujet  pour qu'il réalise un apprentissage), pavlovien ou opérant. Le conditionnement de type pavlovien d'abord, de Pavlov, savant russe du XIXème-XXème siècle qui l'a mis au point. Pavlov a fait ses expériences sur des chiens. Elles consistaient à associer le son d'une cloche avec l'apport de nourriture. On réitère l'expérience plusieurs fois; le conditionnement est acquis lorsque le chien se met à saliver au seul son de la cloche. Ce qui marche sur des chiens peut aussi parfaitement s'appliquer à l'être humain; pour des exemples qui vont dans ce sens, voir la partie 1b du sujet En quel sens la liberté et la connaissance de soi et sont liées? Dans le conditionnement pavlovien, la stimulation (ici le son de la cloche) précède le comportement (saliver). Dans le conditionnement opérant, c'est l'inverse: le comportement précède la stimulation. Le prototype de ce type de conditionnement, c'est le système de la carotte et du bâton. Si le sujet a le bon comportement qu'on attend de lui, il a la récompense, sinon il a la punition. C'est comme cela, par exemple, que l'on apprend à un chien à lever la patte.
Le conditionnement que les élèves subissent dans le cadre de l'Education Nationale est bien sûr de type opérant par le moyen de la notation individuelle couplée au contrôle continu: cela, les élèves le reconnaissent sans aucune difficulté, en général, comme j'ai pu le constater. Si tu as bien appris la leçon tu auras la récompense, la carotte, la bonne note; si ce n'est pas le cas, tu auras la mauvaise note, le bâton. Maintenant, il importe de bien prendre la mesure de ce que peut produire ce type de conditionnement. Si on pousse la logique de la chose jusqu'au bout, voici ce que cela donne sous sa forme la plus extrême comme a pu en faire l'expérience mon collègue professeur de philosophie, Gilbert Molinier, dans une banlieue de la région parisienne:"Question posée dans trois classes terminale [...]Vous connaissez au moins les grandes dates de la Révolution française ? » J’ai obtenu deux réponses :a) " 1685-1714. " b)"Mais ça, c’est le programme de collège ! On a tout oublié. C’est pas le programme pour le bac. On l’a appris au collège pour la leçon. La leçon, c’est pour apprendre pour le jour. Après, ça n’a plus d’importance… " G. Molinier, Lettre ouverte à la rédaction du bulletin municipal de Saint Ouen) La réponse intéressante est évidemment la seconde car c'est elle qui donne une idée de ce que produit le système du conditionnement opérant de l'Education Nationale. Si l'on apprend les leçons simplement en vue de passer des contrôles, à ce moment là, on peut oublier ce que l'on a appris une fois qu'ils sont passés; et c'est ainsi que les élèves, fort logiquement, oublient la plus grande partie de ce qu'ils apprennent à mesure que les contrôles défilent. On pourrait penser à une chambre à air crevée que l'on essayerait de gonfler, encore que ce genre d'images est tout à fait inadéquate pour penser ce que devrait être un enseignement à vocation émancipatrice: on lui préfèrera de loin celle que donnait, par exemple, Montaigne, d'un feu à allumer. Cela dit, pour allumer un feu et l'entretenir, il faut bien l'alimenter avec quelque chose, qui devra être ici une instruction la plus consistante possible, ce qui ne sera donc guère possible dès lors qu'on se  situe dans ce type de conditionnement. Ce qu'il produit, c'est, tout au contraire, pour reprendre le titre d'un ouvrage d'un autre collègue professeur de philosophie, J.C. Michéa, quelque chose d'assez étrange et paradoxale, un "enseignement de l'ignorance", qui aura toutes les chances d'éteindre le feu qui ne demandait qu'à démarrer.Il y a une certaine ironie à noter ici que, contrairement à une idée répandue, ce n'est pas l'école qui est obligatoire, mais l'instruction. Une fois qu'on a bien noté cela, on se demande si des cas comme celui qu'évoquait mon collègue G. Molinier ne pourraient pas donner matière juridique à porter plainte contre l'institution scolaire pour manquement grave à son obligation d'instruire. Et on pourrait encore pousser l'ironie plus loin, une fois qu'on a intégré le fait que les hauts responsables de l'Education Nationale en appellent eux-mêmes à refonder "la légitimité sociale"  de l'école sur "une légitimité judiciaire", via des procès intentés par des parents d'élèves. Il faudrait donc les prendre au mot  sur un motif qu'il n'avait certainement  pas intégré dans leur stratégie de management, qui est pourtant loin d'être anodin, mais auquel visiblement personne ne pense (voir,  la note 1 du traitement de ce sujet).
Il n'y a là rien de nouveau; ce ne sont que les ultimes développements  de  formes paradoxales de transmission de l'ignorance dans lesquelles nous sommes rentrés depuis un bon siècle déjà. Pour preuve voilà de quoi se plaignait Marc Bloch en 1940, historien et grand résistant pendant la Seconde guerre mondiale, assassiné par les nazis en 1944:"Un mot, un mot affreux, résume une des tares les plus pernicieuses de notre système actuel: celui de bachotage...L'enseignement secondaire, celui des universités et les grandes écoles en sont tout infectés. 'Bachotage'. Autrement dit: hantise de l'examen et du classement [...] On n'invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l'examen permettra, tant bien que mal, d'apprécier la solidité. C'est à se préparer à l'examen qu'on les convie. Ainsi un chien savant n'est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis d'avance, l'illusion du savoir. Durant les vingt dernières années, le mal a fait des ravages." (Cité par G. Molinier, La gestion des stocks lycéens, p. 56) (1) En particulier, si on apprend de la philosophie qu'en vue du baccalauréat, il coule de source que l'on pourra tout oublier une fois l'examen en poche; c'est pourquoi, presque à chaque fois que je demande à quelqu'un ce qui lui reste de son année de philosophie, il me répond: "à peu près rien" (ce qui est mon cas aussi; évidemment, on finira toujours par trouver des exceptions). C'est sur cette base que sont faits les manuels scolaires et les annabacs de philosophie des grandes maisons d'édition (2). Il s'agit d'un pur et simple "bachotage" où les notions du programme sont passées en revue les unes après les autres sans que l'ensemble n'est ni queue ni tête. Tout cela pourra vite s'évacuer dans les oubliettes une fois bachelier. Circonstance aggravante, la philosophie peut être présentée, sans problème, comme la discipline reine du "bachotage" pour une raison simple: pour de nombreux élèves (sans doute une bonne majorité), la première chose qui vient à l'esprit, avant même qu'ils n'aient commencé à la connaître véritablement, c'est la peur qu'elle suscite pour eux dans la perspective de l'examen du baccalauréat, comme il n'ont le temps de la découvrir que pour l'année de terminale. Comment voulez-vous parvenir à aimer une matière qui éveille d'abord chez vous de la trouille? Comme on le constate chaque année, la perspective de l'examen de fin d'année bouche considérablement l'horizon et donne l'impression de ne devoir faire de la philosophie que dans cette perspective. De surcroît, puisqu'on ne dispose que d'une courte année pour s'assimiler les exigences (considérables) qui sont attendues pour l'épreuve finale, le choses auront tendance à se faire dans la précipitation, et  d'autant plus à mesure que la fin de l'année se rapprochera. Or, ce que la tradition philosophique n'a cessé de répéter, tout au long de son histoire, c'est que, pour penser, il faut disposer de temps devant soi et ne surtout pas être pressé par lui. Dans ces conditions, on comprend pourquoi ce n'est pas une mince d'affaire, pas plus pour le professeur que pour les élèves, de cultiver l'esprit philosophique.
Faisons donc avec les moyens du bord, en notant bien trois choses importantes. Premièrement, et c'est encore heureux, ce n'est pas du tout du "bachotage" que préconise de faire l'inspection de philosophie. Ce qu'elle recommande, sans qu'il s'agisse d'une obligation, c'est que l'enseignant construise avant tout quelque chose qui fasse sens; pour cela, il faut se donner une problématique au sein de laquelle intègrer le programme de notions sans avoir à les passer en revue les unes après les autres comme on feuillette un magasine ou un annuaire. C'est de cette façon là qu'il s'agira de procéder ici, le noyau de la problématique ayant été  donné dans la thématique initiale d'un enseignement de philosophie visant à instruire de futurs citoyens, hommes et femmes. Pour l'enseignant, cette façon de faire requiert un travail autrement plus considérable que de se cantonner à une simple revue des notions passées les unes après les autres; une telle problématique ne peut se construire, qu'année après année; il n'est même pas évident qu'une carrière entière suffise pour la mener à son terme; mais elle est absolument nécessaire à conduire pour ceux qui refusent de se laisser entraîner dans la logique du conditionnement opérant de l'Education Nationale. C'est pourquoi ce blog s'appelle un "chantier", quelque chose qui est destinée à rester en travaux. C'est de toute façon la base fondamentale de tout métier d'enseignement: ne jamais séparer les fonctions de recherche et d'enseignement.  D'un strict point de vue pédagogique, la difficulté, c'est d'arriver à faire surmonter aux élèves l'idée qu'ils se font, en général, qui consiste à croire que, de cette façon, on ne les préparerait pas comme il faut à l'examen du baccalauréat, puisqu'à peu près tout de ce qui se présente, autour d'eux, comme un enseignement de philosophie pour terminale, tiré des grandes maisons d'édition, est en complet décalage avec cette façon de procéder. Ce qu'il est alors absolument nécessaire de faire, c'est de toujours bien veiller, à la fin de chaque partie du cours, à récapituler l'ensemble des notions du programme qui ont été étudiées; c'est pourquoi, dans le plan détaillé, se trouve, au regard de chacune d'elles, les notions en jeu.
Deuxièmement, il importe de bien comprendre pourquoi ce conditionnement  opérant qui prend la forme du bachotage constitue un jeu extrêmement pervers dont les élèves ont tout intérêt à sortir en vue de leur propre réussite scolaire. La sociologie s'est beaucoup questionnée sur les causes de l'échec scolaire, mais nettement moins sur les conditions de la réussite; or, c'est tout aussi instructif et le principal enseignement à en tirer se situe en plein coeur de la question qui nous occupe ici. En partant de l'étude de cas d'élèves venant de milieux dits "défavorisés", en particulier de jeunes filles d'immigrés, on s'est rendu compte que celles qui réussissent le mieux, malgré leur handicap socio-culturel de départ, ont un rapport tout à fait spécifique au savoir: leur intérêt pour les matières étudiées n'est pas lié à la motivation d'obtenir une bonne note, mais réside dans leur contenu même. En termes techniques, on dira que leur intérêt pour le savoir étudié est intrinsèque (intérieur à), et non pas extrinsèque (extérieur à); autrement dit, elles sont dans une relation au savoir échappant complètement à la logique du conditionnement opérant. Il n'est pas très difficile de comprendre pourquoi c'est effectivement de cette façon qu'on peut se l'assimiler le mieux et être donc solidement outillé pour réussir ses examens, au lieu d'avoir la fâcheuse tendance à oublier ce qu'on apprend à mesure qu'on passe contrôle sur contrôle.
Enfin, il faut bien voir qu'au-delà de la sociologie, c'est l'ensemble des sciences portant sur l'étude des comportements qui a profondément remis en question leur approche par le conditionnement opérant pour comprendre comment se font les apprentissages; ce type de conditionnement a trouvé ses fondements théoriques dans l'école behavioriste  sortie des travaux de B. F Skinner; ils reposaient sur l'idée que c'est par ce biais là  que les apprentissages se font de la façon la plus efficace, aussi bien chez l'être humain que chez les animaux. Or, il est aujourd'hui bien établi que cette conception était beaucoup trop bornée et étroite pour comprendre les mécanismes d'apprentissage que la vie elle-même a fait émerger au cours de sa très longue évolution. Ce qu'on observe, aussi bien chez l'humain que chez les animaux vivant en groupe, c'est le fait que la récompense joue un rôle tout à fait secondaire dans l'apprentissage social, celui par lequel on apprend des autres :"L'un des aspects les plus curieux de l'apprentissage social [...] est le rôle secondaire de la récompense." (F. de Waal, Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l'intelligence des animaux?, p. 325) Parmi de multiples cas relatés, il y a celui de ces jeunes chimpanzés apprenant à casser des noix avec les pierres par imitation des aînés. Il leur faudra  au moins trois ans d'effort répété pour enfin arriver à en tirer les débuts d'un bénéfice pour eux; pour le behaviorisme pourtant, plus l'intervalle de temps entre le comportement et la récompense est réduit, et mieux l'apprentissage est censé se faire, d'où l'importance que l'institution scolaire attache au fait de donner un contrôle aussitôt la leçon faite par l'enseignant; non seulement ce n'est pas du tout le cas ici, mais, de surcroît, le jeune chimpanzé, loin d'obtenir un quelconque gain pendant ses années d'apprentissage en retire plutôt des désagréments: étant longtemps maladroit, il se blessera souvent aux doigts. On retrouve le même genre de phénomène chez l'humain, par exemple, dans l'apprentissage de la fabrication des sushis dans la culture japonaise: pendant trois ans aussi l'apprenti se contentera d'observer le modèle offert par celui qui est expert dans l'art de les fabriquer, en étant cantonné à des tâches subalternes pendant tout ce temps; aucune récompense pour le stimuler, là encore. Au bout de ces trois années, il saura pourtant parfaitement fabriquer son premier sushi, ce qui requiert une grande habileté. Une des leçons à retirer de ces cas empruntés aussi bien à la vie humaine qu'animale serait alors la suivante:"De toute évidence, le ressort de l'apprentissage social est de s'intégrer et d'agir comme les autres, plus que de chercher un avantage." (ibid., p. 328) S'il fallait encore en revenir à l'exemple que nous montre les primates, on aimerait en donner un emprunté à une espèce particulièrement importante pour la connaissance de l'humanité elle-même (au même titre que le chimpanzé d'ailleurs), le bonobo; c'est le cas de Kanzi, ayant grandi en captivité:"Tout enfant, il se constitua un important vocabulaire de symboles inscrits sur un clavier, sans qu'on l'en ait jamais récompensé, tout simplement en assistant aux séances consacrées à sa mère adoptive." (F. de Waal, Bonobo, the forgotten ape, p. 46) Et s'il fallait finir d'enfoncer le clou, on prendrait cette fois une espèce éloignée de la nôtre à laquelle on a pourtant attaché une fort mauvaise réputation et dont on s'est longtemps servi pour mettre au point les mécanismes du conditionnement opérant: les rats. Les  expériences ultérieures ont pourtant démenti, là aussi, les croyances behavioristes; ainsi, celle qui consistait à faire choisir au rat entre ouvrir une boîte où était prisonnier un de ses congénères et celle qui contenait une récompense, du chocolat:"il a souvent commencé par sauver son compagnon. En revanche, quand il avait le choix entre une boîte vide et une boîte contenant du chocolat, il donnait invariablement priorité à la seconde." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 198) Manifestement, dans un cas comme celui-ci, qui est loin d'être isolé, le souci d'aider l'autre prime sur l'attrait de la récompense individuelle. D'ailleurs, à la fin de sa vie, B. F. Skinner lui-même, a notablement adouci ses positions, qui avaient été longtemps d'un dogmatisme assez effrayant guère compatible avec le véritable esprit scientifique, en ayant dû se rendre à l'évidence qu'il était impossible de réduire les questions d'apprentissage au seul conditionnement opérant. Il serait peut-être temps que l'institution scolaire en tienne compte, enfin, elle aussi. Si on voulait vraiment faire de l'école un lieu sérieux d'instruction, la première condition, à la lumière de ces données tirées de l'apprentissage social, consisterait à sortir complètement de la logique du contrôle continu, pour, par exemple (mais ici c'est à l'imagination créatrice d'ouvrir le champ des possibles) mettre en place un grand examen à chaque fin de cycle d'enseignement (fin du primaire, du collège, du lycée), permettant d'évaluer la consistance de ce qui a pu être appris, avec, dans l'intervalle, des exercices plutôt que des évaluations. Malheureusement, la tendance qui s'accentue toujours plus, réforme après réforme, va diamétralement à l'opposé, sous les conseils "éclairés" de nos experts en éducation...

b) De l'impossibilité d'une neutralité absolue d'un enseignement
Une seconde chose qui pose un sérieux problème, c'est la prétendue neutralité de l'école. Précisons bien déjà cela à ce propos. Il est entendu que l'enseignant n'a pas à faire du prosélytisme, que ce soit pour un parti politique, un syndicat, une secte religieuse, ou pire encore, pour se rallier à lui des disciples. Mais, quand l'école prétend être neutre, c'est encore autre chose qu'elle laisse entendre qui ne résiste pas à un examen un peu sérieux, et qui fait, qu'en réalité, elle est tout sauf ce qu'elle prétend être. Pour l'étayer, partons de ce que disait l'historien américain Howard Zinn au début de son ouvrage, Une histoire populaire des Etats Unis:" Dans un monde aussi conflictuel, où victimes et bourreaux s'affrontent, il est, comme le disait Albert Camus, du devoir des intellectuels de ne pas se ranger aux côtés des bourreaux." ( p. 15) Ce qu'il s'agissait de faire pour H. Zinn, c'est donc "une histoire populaire", autrement dit, une histoire qui prend le parti des victimes, ou encore, une contre histoire; car, l'histoire officielle, celle que l'homme politique américain et criminel de guerre notoire, (comme l'ont bien mis en évidence des intellectuels américains comme H. Zinn lui-même ou encore N. Chomsky), H. Kissinger définissait comme "la mémoire des Etats" est, au contraire, une histoire faite du point de vue des bourreaux; c'est celle-ci qui est généralement enseignée dans les écoles, ce qui est dans l'ordre des choses dans la mesure où l'institution scolaire est sous la coupe des pouvoirs en place, donc, par définition, des vainqueurs. Dans un monde qui se partage entre bourreaux et des victimes, il est impossible de prétendre rester neutre. Se déclarer l'être, c'est fatalement se ranger dans le camp des bourreaux en leur laissant le champ libre pour écrire et dicter les choses à leur guise. Comme le disait Blaise Pascal, en son temps quoique dans un tout autre contexte, religieux, à propos de son célèbre pari sur l'existence de Dieu, nous sommes embarqués, nous ne pouvons pas ne pas choisir: prétendre s'abstenir, c'est choisir le camp des bourreaux. Au bout du compte, en se prétendant neutre, l'école se situe dans une simple logique d'adaptation des individus à l'ordre social existant, visant simplement à le reproduire tel qu'il est, aux antipodes d'une logique émancipatrice de questionnement de celui-ci:"L'idée même qu'il puisse exister un lieu et un enseignement socialement neutres sert par nature le conservatisme vis-à-vis de l'ordre social existant. Dans l'ensemble des "humanités", sous couvert de neutralité, l'école transmet très massivement une version des faits et une idéologie au service des vainqueurs qui ne font pas qu'écrire l'histoire mais qui également dirigent son enseignement." (C.Darmangeat, Deux questions aux progressistes qui combattent la loi de 2004) Cette thématique qui fait le pari de prendre la perspective des victimes est donc bien indissociable de la première qui se donne pour objet l'examen critique des institutions. C'est cela que signifie ici un enseignement à vocation émancipatrice, qui devrait donc concerner l'ensemble des "humanités", et pas seulement la philosophie. Invoquons encore, s'il en était besoin, un des fondateurs de l'école républicaine, à la fin du XIXème siècle, sa principale tête pensante, on peut même dire, F. Buisson, Prix Nobel de la Paix en 1927, quelqu'un qui a donc eu une renommée mondiale; il mettait lui-même en garde contre le danger d'une neutralité qui se voudrait complète:"La neutralité peut-elle être absolue? Pour le prétendre, il faudrait aller jusqu'à demander au maître lui-même d'être neutre, c'est-à-dire d'être nul." (F. Buisson, La neutralité scolaire: ce qu'elle est et ce qu'elle n'est n'est pas, Education et République, p. 311) C'est ce que nous refuserons ici catégoriquement:"être nul" sous couvert d'une fausse neutralité, et enfreindre ainsi ce que Camus présentait comme le devoir élémentaire de tout intellectuel. Il se dit que la neutralité qui doit être garantie dans le cadre de l'institution scolaire peut être estimée d'après ce critère qu'un élève, au terme de son années scolaire, ne devrait pas être en mesure de déterminer si l'enseignant qui lui a dispensé ses cours se situe politiquement à droite ou à gauche. Fort bien. Mais il serait catastrophique, et spécialement dans le cadre d'un enseignement de philosophie, que le professeur en tire prétexte pour se réfugier dans une abstention complète en ne voulant prendre aucun risque et éviter soigneusement d'aborder ces questions politiques. Il se trouve que quand on a fait le choix de refuser de se ranger dans le camp des bourreaux, pour reconstituer les récits suivant cet engagement ferme et résolu, les bourreaux pourront apparaître, alternativement, autant sous la figure de gens de droite que de gauche, comme la chose est abordée en de multiple endroits tout au long de ce chantier. La neutralité revendiquée en est alors une qui se voudra fondamentalement critique.
Et, il faut voir ici à quel type de nullité bien précise on en serait rendu dans le cadre d'un enseignement de philosophie, si on voulait adopter la posture d'une neutralité absolue. Prenons simplement la première notion dans l'ordre où elle apparaît dans le programme officiel et on pourrait répéter le même schéma pour toutes les autres: la conscience. On en serait réduit à un cours se résumant vite par quelque chose comme: untel a dit ceci à ce sujet; puis un autre a dit cela qui le contredit; un troisième, qui n'était toujours pas d'accord, encore autre chose, etc.; finalement, faites votre choix, comme au supermarché, chacun est libre de penser ce qu'il veut, de toute façon. On en serait ainsi réduit à un relativisme intégral qui fait que toutes les opinions se valent, où plus rien ne vaut, laissant aux élèves l'impression que le champ de la philosophie n'est qu'un vaste café du commerce où chacun professe sa lubie personnelle n'ayant pas plus de valeur que celle que tout un chacun pourrait tout aussi bien formuler, sans n'avoir jamais rien étudié de la philosophie. A quoi bon l'enseigner alors? On en serait effectivement rendu à la nullité absolue (je précise ici que quand j'ai débuté ma carrière d'enseignant, je suis effectivement parti de ce degré 0 et il a fallu beaucoup de temps pour s'élever au-dessus petit à petit; il va sans dire que l'inspection de philosophie, jusqu'à nouvel ordre, recommande expressément de faire cet effort).
Le refus de prendre le parti des bourreaux se justifie aussi bien d'un point de vue éthique qu'épistémologique. Moralement, à peu près tout le monde serait d'accord pour dire qu'entre un pédophile et un enfant, un violeur et sa victime, etc., on ne peut rester neutre et qu'il faut se ranger du côté de la défense du plus faible. Mais pourquoi ce qui serait valable à l'échelle des comportements individuels cesserait de l'être à celle du monde et de son histoire? Et il y a donc aussi une raison épistémologique relevant d'une recherche de connaissance. Quand on se donne cette tâche, il est impossible de s'en tenir à la version des bourreaux. Par exemple, on ne peut se contenter de ce que raconte César dans son récit de la conquête de la Gaule pour prétendre avoir compris ce qui a pu se passer. (3) Et voilà qui introduit à la troisième thématique d'un enseignement ordonné à un projet de liberté. Le concept de neutralité ne peut avoir de sens recevable que dans la mesure où l'enseignant est guidé, d'abord et avant tout, par une éthique de la vérité objective telle que nous en avons développé le sens dans le sujet, La vérité est-elle libératrice? C'est donc là une troisième thématique fondamentale: que seule fasse autorité pour l'enseignant la vérité et nul pouvoir humain. Déjà, il n'y a que de cette façon que peut être garantie son indépendance à l'égard de tout intérêt de pouvoir. C'est dans une telle optique qu'il faut comprendre cette revendication, sans doute la plus révolutionnaire qu'un syndicat d'enseignants ait jamais pu formuler, publiée dans leur Manifeste de 1905:"Ce n'est pas au nom du gouvernement, même républicain, ni même au nom du Peuple français que l'instituteur confère son enseignement: c'est au nom de la vérité." Il faut noter que ce n'est même pas "au nom du Peuple français" que l'instituteur prétend enseigner; cela implique très concrètement que, même à supposer nous vivions dans une démocratie, soit un régime dans lequel le peuple exerce effectivement le pouvoir, et non des représentants à sa place, nous aurions, malgré tout, encore absolument besoin d'institutions comme des écoles, ou autre chose à imaginer, dédiées à la seule autorité de la vérité. Nous n'avons aucune garantie qu'un pouvoir, quelque qu'il soit, ne puisse se mettre à divaguer et à maltraiter la norme de vérité qui doit guider tout enseignement digne de ce nom. C'est un fait d'expérience que le pouvoir et la vérité n'ont jamais fait bon ménage. C'est ce qui explique, fondamentalement, que tous ceux ayant eu une éthique de vie basée sur un idéal de vérité ont fini, régulièrement, tout au long de l'histoire, par avoir maille à partir avec les pouvoirs en place. Dans le cadre d'un enseignement dédié à un idéal de vérité, la seule question qui vaille est pourtant de déterminer si nous avons ou pas de bonnes raisons de soutenir ce que nous disons, et non pas de savoir si ça plaît aux autorités, ce qui signifie deux choses: est-ce conforme à la logique et à des faits bien établis?
Une raison supplémentaire de souligner l'importance de cette thématique de la vérité réside dans le fait qu'elle constitue le contre poids idéal aux excès que ne manquera pas de produire un développement trop exclusif de la thématique précédente, celle qui fait le pari de reconstruire les récits du point de vue des victimes; en effet, si je n'intègre pas bien cette exigence de vérité, j'aurais forcément tendance à idéaliser les victimes, en occultant les aspects déplaisants sous lesquels elles peuvent aussi se donner à voir. Il faut bien voir ici que l'enseignant n'est pas un surhomme et que lui aussi aura tendance à croire et affirmer des choses suivant qu'elles lui plaîsent ou pas et à écarter ainsi les données indésirables qui pourraient venir perturber ses propres croyances. Seule l'adoption d'une éthique de vie reposant sur un idéal de vérité pourra permettre de rectifier, autant que c'est possible, ce défaut, qui autrement, pervertirait tout son enseignement. Les deux dernières thématiques exposées ici, celle de la perspective des victimes et celle de la vérité, s'équilibrent donc parfaitement comme le contre-pouvoir face au pouvoir.

c) La vocation inter-disciplinaire de la philosophie
C'est la quatrième thématique fondamentale, qui est sous-jacente à l'ensemble de la démarche entreprise ici; et elle aussi tranche avec la façon dont les choses sont généralement conduites dans les standards de l'enseignement de la  discipline. Il ne faudra donc pas être dérouté si, dans l'ensemble du chantier ici en cours de construction, il est question de se  référer constamment à des auteurs qui ne sont pas catalogués, à proprement parler, comme des philosophes, mais que l'on a l'habitude de rattacher à d'autres branches de la connaissance humaine. C'est probablement une des raisons qui m'ont valu certaines rumeurs comme quoi ce que je ferais ne serait pas de la philosophie, preuve, s'il en était besoin, que ce souci constant d'inter-disciplinarité n'est pas dans la norme des pratiques d'enseignement pour le grand public (4). Il y a pourtant là une ignorance de ce que doit être la tâche de la philosophie, telle qu'elle est comprise ici. Le philosophe, s'il veut bien faire son oeuvre de philosophe, ne peut pas se contenter de lire et de se référer uniquement à d'autres philosophes et tourner ainsi en vase-clos dans le champ de sa discipline. A l'appui de mes dires, je commencerai par appeler à la rescousse un penseur des premiers socialismes, au XIXème siècle, fortement engagé dans le mouvement ouvrier de son époque, Benoît Malon, qui parlait de "la large vue synthétique du philosophe, qui doit être à la fois anthropologiste, ethnographe, historien, juriste, économiste et moraliste." (cité par Philippe Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 81) La liste que donne Malon est loin d'être exhaustive; bien d'autres disciplines pourraient y figurer comme la sociologie, la psychologie, l'éthologie, la biologie, la physique, les mathématiques, etc. En fait, le philosophe doit tendre vers une vue la plus étendue possible du champ de la connaissance humaine et tâcher de réunir, de cette façon, ce qui, autrement, demeurerait éclaté et séparé suivant le principe de la division du travail intellectuel.
La logique de la démarche philosophique, ainsi entendue, obéit au principe de toute intelligence des choses, sous sa forme la plus étendue accessible à l'intelligence humaine. Si l'on prend l'une des étymologies possible du terme "intelligence", qui nous vient des deux racines latines, "inter" (entre) et "ligare" (lier): l'intelligence ainsi comprise consiste à lier des éléments que rien ne semble immédiatement rapprocher. On peut dire qu'elle s'étend, en ce sens, bien au-delà de la seule intelligence humaine. Un exemple, parmi une infinité d'autres, qui est particulièrement remarquable, c'est le cas de ces corbeaux qu'on a pu observer, en Angleterre, qui, pour casser des noix, les jetaient sous les roues des voitures entrain de passer: ils s'étaient rendus capables d'établir le lien, l'inter-ligare, entre des choses n'ayant, en apparence, rien à voir entre elles, les roues des voitures et les noix; plus fort encore, ils avaient appris à les jeter sur les passages cloutés et attendaient que le feu passe au vert pour les piétons, de telle sorte qu'ils ne risquent pas de se faire écraser. Dans la sphère humaine de la science, c'est, par exemple, la théorie de la gravitation universelle de Newton qui permet de rattacher la pomme qui tombe d'un arbre avec le mouvement de la lune autour de la terre en montrant que c'est la même force qui est à l'oeuvre dans les deux cas. Partant de cette étymologie, on peut donc bien étayer l'idée que l'inter-ligare du travail philosophique consiste à étendre cette forme d'intelligence, déjà à l'oeuvre dans le règne animal, et sans doute encore au-delà, sur l'échelle la plus élargie possible, ce qui suppose évidemment que le philosophe recourt, de toutes parts, à des références hors du  strict champ de sa discipline. On en tirera cette implication que la philosophie, prise ainsi au sens d'une inter-disciplinarité entreprenant de lier l'ensemble des branches de la connaissance humaine, et viser ainsi une compréhension la plus synthétique possible du monde est ce qui peut justifier l'idée très ancienne, remontant à son origine grecque, qu'elle est bien la reine des connaissances humaines. C'est en tout cas ce qui fait la particularité de la démarche philosophique. Les autres branches de la connaissance humaine se définissent généralement en veillant à bien circonscrire leur objet: la physique étudie les phénomènes physiques, la biologie ceux de la vie, la sociologie les phénomènes sociaux, etc. La philosophie, telle qu'elle est comprise ici, ne se définit pas par un objet d'étude qui lui serait propre: elle s'intéresse plutôt aux relations qu'on peut établir entre les branches de la connaissance.
Cette dernière thématique est donc bien indissociable de la première puisqu'un questionnement lucide de nos institutions, ne peut se passer de cette démarche qui cherche à les resituer dans leur contexte où elles prennent sens. On se doute bien que c'est là une tâche considérable, d'autant plus à une époque comme la nôtre, dans laquelle, avec l'hyper-spécialisation des savoirs, il est devenu impossible d'avoir des connaissances suffisamment consistantes sur tout (et, à titre personnel, ça l'est d'autant plus pour quelqu'un comme moi n'ayant pas d'énormes capacités de travail). Du moins s'agit-il d'un idéal vers lequel il faut tendre. D'ailleurs, la nécessité de le poursuivre se redouble du fait que c'est là une autre grande tare dont nous souffrons aujourd'hui: la division du travail intellectuel a été poussée si loin qu'il semble bien, désormais, qu'elle en est devenue contre-productive: si nous sommes toujours plus compétents dans des champs étroits de connaissance, nous sommes, de façon inversement proportionnelle, de plus en plus aveugles pour ce qui touche l'intelligence globale du monde. Là où cet univers de dissociation a produit des effets particulièrement catastrophiques, c'est justement dans la disjonction de plus en plus poussée qui s'est opérée entre science et philosophie, surtout à partir du XXème siècle, atteignant des proportions extrêmes, spécialement en France, avec ce que les Américains ont appelé la french theory, dont ce n'est de toute façon pas le lieu de parler ici, puisqu'il s'agit, pour l'essentiel, de courants de pensée hermétiques pour des élèves de terminales (et même souvent pour moi-même...) Auparavant, les philosophes avaient, en même temps, en règle générale, une formation d'hommes de science. On a compris qu'un des buts du jeu sera ici de contribuer, autant que faire se peut, à recoller les morceaux. On insiste ici sur le terme de "contribution", car, il est clair qu'aujourd'hui, pour être à la mesure des immenses défis qui s'imposent à l'humanité toute entière, un mouvement s'amorce dans le champ des sciences allant déjà dans ce sens. On prendra ici l'exemple les plus connu du grand public, celui de la climatologie qui s'efforce de comprendre le phénomène actuel du réchauffement climatique et ses conséquences gigantesques qu'il aura pour notre espèce. Or, l'appellation de "climatologie" pourrait laisser l'impression tout à fait trompeuse qu'il s'agirait d'une nouvelle branche spécialisée du savoir que nous avons inventé. En réalité, il n'en n'est rien: c'est un domaine extrêmement complexe qui est au carrefour d'une multitude de branches de la connaissance humaine, réunissant des météorologues, des physiciens, des chimistes, des astronomes, des biologistes, des géologues, des océanographes, etc. Le "climatologue", c'est "simplement" celui qui travaille à faire la synthèse d'une masse de données recueillies de ces multiples spécialités, comme le philosophe tâche de le faire sur une échelle encore plus élargie. C'est une des illustrations les plus frappantes du fait que nous ne pouvons plus nous permettre aujourd'hui de continuer à morceler le savoir en une multitude de domaines cloisonnés les unes des autres.

Le sens que nous avons donné à un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice n'a rien d'une lubie; il s'inscrit dans une longue tradition vieille d'au moins 2700 ans, pour s'en tenir à l'histoire occidentale, remontant au premier germe de l'invention de la démocratie par l'antiquité grecque. Ce n'est sûrement pas une simple coïncidence si la philosophie et la démocratie ont été inventées au même moment et au même endroit. Il y a deux raisons essentielles qui rendent compte de ce lien intime entre les deux. D'abord, l'art politique, tout comme la démarche philosophique, sont généralistes. L'un des points essentiels de la pensée des démocrates grecs de l'antiquité comme Protagoras consiste à dire que l'art politique se distingue du savoir-faire technique par le fait qu'il n'est pas une affaire de spécialiste mais celle de tous. Savoir construire un mur d'enceinte pour la cité est une affaire de spécialistes; savoir s'il est juste ou non de le faire est l'affaire politique de tous. La philosophie, puisqu'elle mobilise l'ensemble du champ des connaissances, est, en ce sens, un élément clé de la formation de tout citoyen qui ne peut être cantonné, sa vie durant, à un domaine étroit de compétence si l'on veut qu'il puisse exercer son sens de la justice du mieux possible, touchant les affaires communes. Dans la démocratie athénienne de l'antiquité, ceux qu'on formait exclusivement en vue de travailler dans un domaine spécialisé, c'étaient les esclaves: eux n'avaient pas besoin de philosophie pour remplir la tâche qu'on leur confiait. A l'aune de critère, il faut malheureusement bien reconnaître que notre système éducatif forme ce qu'on aurait considéré comme des esclaves en ces temps anciens, et de toute façon pas des citoyens aptes à se former un jugement instruit sur les questions politiques essentielles: des médecins pour faire de la médecine, des comptables pour faire de la comptabilité, des manutentionnaires pour faire de la manutention, etc. Reprenons, à ce sujet, ce que disait V. Cousin lui-même, celui qui a introduit de façon systématique l'enseignement de philosophie en lycée, en 1840, sous le régime...de la Monarchie de juillet, qui, comme son nom l'indique, n'était pas précisément un régime qui portait un projet d'émancipation humaine conforme aux idéaux républicains. A cette époque, on distinguait rigoureusement l'instruction primaire pour les enfants de pauvres, de l'instruction secondaire à laquelle seule avait accès la petite minorité des enfants de riches. C'est en soin sein que se recrutait donc ce que Cousin appelait "l'aristocratie légitime" appelée à prendre en mains les affaires du pays. Or, ce qu'il notait, c'est qu'il fallait à ce petit nombre, non pas simplement une formation spécialisée, mais l'acquisition d'une culture générale:"A cette aristocratie-là, il faut avant tout des lumières générales; il lui faut inculquer de bonne heure, non les habitudes prématurées de telle ou telle profession, quelle qu’elle puisse être, mais l’esprit qui fait l’homme et le citoyen." (V. CousinDéfense de l'université et de la philosophie, p. 51-52) Peu importe ici que cette instruction générale relevait, au fond, pour Cousin, d'un catéchisme chrétien destiné à faire admettre que l'ordre social institué est voulu par Dieu, et doit donc être conservé tel quel. Ce qui nous importe, c'est qu'il était tout à fait sur la même ligne que les Grecs anciens pour dire que "l'homme et le citoyen" doivent d'abord être formés suivant une culture générale, et non pas spécialisée, celle qu'on réservera aux enfants d'ouvriers, comme dans l'antiquité aux esclaves. C'est ce qui justifiait pour lui l'introduction systématique d'un enseignement de philosophie dans les lycées réservées à cette aristocratie. Ici aussi c'est quelque chose qu'on admettra sans difficulté, à cette grande différence qu'il ne s'agira plus de cantonner cette instruction générale à une élite destinée à gouverner. A partir de là, on peut facilement comprendre tout ce qu'il y a de profondément antidémocratique et rétrograde dans les propos de l'ancien président de la République N. Sarkozy qui fanfaronnait pour dire qu'une guichetière n'a que faire d'apprendre à l'école le roman de la princesse de Clèves. Pour fonctionner comme guichetière, c'est sûr que non. Pour se former comme femme et citoyenne, il en va tout autrement. Ce qui est particulièrement ennuyeux ici, c'est évidemment lorsque ce genre de philosophie sociale et politique sous-entendue émane du plus haut sommet de l'Etat.
On doit donc ici encore mieux comprendre la nécessité impérieuse qui nous pousse à faire de l'interdisciplinarité un des fils conducteurs d'un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice et oeuvrer ainsi à la diffusion d'une culture généraliste, pour le plus grand nombre possible. D'autre part, et c'est là une autre différence fondamentale avec le discours cousiniste, la démocratie, comme la philosophie, reposent sur la possibilité, toujours ouverte, de mettre en question l'institué d'une société. Le propre de la démarche philosophique, c'est d'interroger les croyances, les opinions, les préjugés, les valeurs, bref , les significations qui prévalent dans une société, à un moment donné, et savoir ainsi à quoi s'en tenir sur leur bien fondé. C'est tout à fait essentiel à entreprendre déjà pour cette raison élémentaire que l'individu aura fortement tendance à adhérer à une croyance, non pas sur la base d'un examen personnel et rationnel, mais parce qu'il l'aura entendu reproduite quantité de fois autour de lui, souvent dès le plus jeune âge. C'est déjà le cas lorsqu'il s'agit de faire cette opération la élémentaire possible qui consiste à comparer des longueurs entre elles, alors, on laisse imaginer combien cela sera à plus forte raison valable lorsqu'il faudra juger de choses plus complexes:

La démarche philosophique est ainsi orientée d'après un idéal de liberté qui se résume par la célèbre formule inspirée des philosophes des Lumières, "Pense par toi-même". Par la même occasion, on voit bien ici combien est illusoire la croyance que les élèves ont, en règle générale, qui consiste à s'imaginer qu'on serait libre de penser ce qu'on veut, spontanément, sans aucun travail de réflexion à faire sur soi. En laissant ainsi aller les choses, on tendra d'abord à penser ce qu'on aura entendu reproduit nombre de fois autour de soi. La philosophie est cette démarche qui invite au retour réflexif sur ce genre d'opinions pour en faire un examen critique et juger ainsi, en connaissance de cause, de leur bien fondé ou non.
Le sens de ce que les Grecs anciens inventent avec la démocratie en est la soeur jumelle. Ce qu'ils se rendent capables de faire en créant la démocratie, à Athènes en particulier (qui est ce que nous connaissons de mieux), c'est de mettre en question les lois que la société se donne, de les débattre, pour éventuellement les transformer si la majorité l'estime juste. S'ils peuvent le faire, c'est parce que, à suivre un fin connaisseur de cette civilisation, le philosophe français d'origine grecque du XXème siècle, Cornelius Castoriadis, ils constituent la première société dans l'histoire à reconnaître l'origine purement humaine de ses lois. Les autres sociétés leur attribuaient  une origine divine, ou, à tout le moins, extra-humaine. Certes, une connaissance plus fine des données de l'histoire et de l'anthropologie les plus récentes, conduirait à questionner et débattre du caractère exceptionnel du "miracle grec". Mais, peu importe ici. Le point à retenir, c'est que quand on croit que les lois viennent d'un dieu ou d'un ancêtre vénéré, ou de toute autre origine extra-humaine, on ne les discute pas et on ne peut pas chercher à les transformer. Elles sont sacrées; ne peut pas encore se constituer, à ce stade, une sphère politique indépendante du pouvoir religieux.
Le projet de la démocratie peut  être formulé comme étant celui d'une société autonome.  ."Autonome" est formé à partir de racines grecques: auto = par soi-même et nomos = la loi instituée, celle que les hommes se donne à eux-mêmes par distinction avec la phusys, l'ensemble des lois de la nature. Une société autonome est donc une société qui a reconnu que les lois qui la régulent viennent d'elle-même et non d'un ailleurs: il est admis qu'elles sont des créations purement humaines qui ne doivent rien à une transcendance qui nous dépasserait et contre laquelle on ne  pourrait rien. L'autonomie est ce qui définit philosophiquement la liberté et qui fait que nous sommes ici dans une logique d'émancipation humaine. Le contraire, c'est l'hétéronomie (hétéro = par un autre, avec la même racine du nomos). Nous sommes ici dans ce que la philosophie moderne a appelé une logique d'aliénation. "Aliénation" est un autre terme important qui a une origine religieuse. Il remonte à un passage de la Bible que Luther a traduit en allemand au XVIème siècle et que l'on peut rendre ainsi en français: "Jésus s'est rendu étranger à lui-même, il s'est aliéné." Jésus est censé être une personne divine; en se faisant crucifier, il épouse le sort de la lie de la société (la crucifixion était une condamnation réservée aux plus basses couches sociales dans l'antiquité romaine), il se rend étranger à sa condition d'être divin. De façon analogue, dans la logique d'une société hétéronome, les lois que les hommes inventent leur deviennent étrangères; ils finissent par être dominées par leur propre création. C'est pourquoi pour des penseurs de l'époque moderne comme Marx,  Freud ou Castoriadis, la religion constituerait une forme d'aliénation qu'il importe que l'humanité surmonte pour entrer sur la voie de l'émancipation.
Nous tenons finalement ici la raison lointaine nous ramenant aux origines même de la civilisation gréco-occidentale pour poser la question des institutions et contribuer à former des citoyens assez instruits pour être en mesure d'en faire par eux-mêmes l'examen critique. Si l'on intègre aussi la raison proche abordée au début, on doit bien comprendre pourquoi il s'agit là d'une tâche tout à fait fondamentale à conduire dans le cadre d'un projet d'enseignement de philosophie pour grand public.

e) Instruction publique ou Education nationale
C'est précisément cet héritage de la démocratie antique que recueille un révolutionnaire comme Condorcet au moment de la Révolution française de 1789. Il s'agissait à ce moment là de refonder les institutions de la société suite à l'effondrement de la monarchie, et, en particulier, de réfléchir à ce que devait être l'école. C'est dans cette optique que Condorcet rédige en 1792 un Rapport sur l'organisation générale de l'instruction publique dans lequel il définit ainsi sa finalité dernière:"Le but de l'instruction n'est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capable de l'apprécier et de la corriger." Le but est donc fondamentalement d'ordre politique: il s'agit de former des citoyens au sens plein du terme, des individus qui ont le pouvoir de débattre des lois, de les questionner de façon éclairée pour éventuellement les transformer s'ils estiment juste de le faire. C'est une rupture fondamentale avec la monarchie absolue dans laquelle l'ordre social est censé avoir été institué conformément à la volonté de Dieu et ne peut donc se discuter (monarchie de droit divin), avec cette réserve à faire quand même que pour Condorcet, comme plus tard pour Cousin, il s'agissait de faire une école à deux vitesses, l'une pour l'élite destinée à légiférer et à gouverner, l'autre pour les classes laborieuses. L'école véritablement égalitaire, telle qu'elle a été pensée au moment de la Révolution française, se trouve dans le courant politique des Montagnards, incarné par sa figure la plus célèbre Robespierre. Condorcet, lui, appartenait au grand courant rival, celui des Girondins. C'est chez Lepeletier qu'on trouvait alors élaboré un projet pour l'école qui était celui des Montagnards. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Pour aller à l'essentiel, ma thèse consisterait à soutenir que l'école idéale reprendrait le meilleur de l'héritage des Girondins, celui d'une instruction dédiée à l'autorité de la vérité ayant pour visée l'autonomie des individus, et le meilleur de l'héritage des Montagnards, celui d'une école qui se veut égalitaire. J'ai bien peur, malheureusement, que nous en soyons assez éloignés et qu'on a plutôt récupéré l'inspiration élitiste de Condorcet et ce qu'il y avait en même temps de plus douteux dans le projet de Lepeletier. Qu'est-ce qu'il y a exactement de critiquable chez ce dernier? Non pas l'idéal d'égalité qu'il vise, mais plutôt le cadre dans lequel il prétend le faire. Il faut ici partir du fait que Condorcet n'appelle pas l'institution chargée des missions d'enseignement "éducation nationale" mais "instruction publique". Et, de fait, le ministère en charge des écoles, jusqu'en 1932, ne s'appelait pas "ministère de l'éducation nationale" mais "ministère de l'instruction publique".  C'est à l'une des multiples prouesses de la gauche qu'on le doit. A l'avant-garde de cette transformation, même si cela doit être pénible à entendre, on trouvait, dès les années 1920, quelqu'un appartenant pourtant à un bord politique censé être diamétralement à l' opposé, le leader italien Benito Mussolini, qui avait insisté sur l'importance cruciale qu'elle revêtait à ses yeux, dans le cadre de son projet politique:"La transformation de l'instruction publique en éducation nationale est la plus fasciste de mes réformes." (Cité par F. Guichard, La faute à Rousseau?) Revenons en à l'école républicaine elle-même, pour comprendre ce qu'il y a d'inquiétant, pour le moins, dans cette évolution, qui transcende donc très largement, on l'aura compris, le clivage droite-gauche. On devine bien qu'un tel changement de dénomination de cet ampleur, balayant tout le spectre du champ politique, doit receler une mutation profonde des finalités dernières de l'école et renvoyer à des raisons venant de loin. Il sera de moins en moins question d'instruire, et de plus en plus d'éduquer, c'est-à-dire de normer les comportements.
Chez Lepeletier déjà, très clairement, l'école devait être non seulement égalitaire, mais en même temps normative, raison pour laquelle son projet n'était pas celui d'une instruction publique mais, nommément, celui d'"une éducation nationale", qui renfermait quelque chose de franchement invasif et antinomique avec celui de former des individus en mesure d'affirmer leur autonomie telle qu'on l'a défini:"Toute sa doctrine consiste donc à s'emparer de l'homme dès le berceau, et même avant sa naissance (sic); car l'enfant qui n'est pas né appartient déjà à la patrie. Elle s'empare de tout homme sans le quitter jamais, en sorte que l'éducation nationale n'est pas une institution pour l'enfant, mais pour la vie entière." (Lepeletier, Projet d'éducation nationale, cité par F. Guichard) L'éducation nationale de Lepeletier se voit ainsi dotée de pouvoirs absolument exorbitants qui en font une puissance omnipotente chargée, ni plus ni moins, que de former une espèce nouvelle d'hommes,"une race forte, laborieuse, réglée, disciplinée et qu'une barrière impénétrable aura séparé du contact impur des préjugés avec notre espèce vieillie." (ibid.) Il y a effectivement là quelque chose qui présente de troublantes similitudes avec le projet fasciste de remodeler entièrement les hommes suivant une discipline martiale. Certes, aujourd'hui, le contexte n'est plus du tout le même: la patrie était alors en (grand) danger, en 1792, assiégée de toute part, aussi bien aux frontières extérieures par les grandes monarchies européennes, qu'à l'intérieur par les forces contre-révolutionnaires. Il ne s'agit plus vraiment, à l'heure actuelle, de former des patriotes. Quoi donc alors? Les analyses les plus éclairantes, pour répondre à cette question, sont celles qu'on trouve dans les conférences de R. Gori, disponibles sur Internet. Ce qui est inquiétant, c'est que la normation des comportements, qui s'étend bien au-delà du seul cadre de l'école, puisque qu'aujourd'hui on parle au pluriel dans les hautes sphères de l'administration de "la gouvernance des systèmes éducatifs",  tend aujourd'hui, de plus en plus, à quadriller tous les aspects de la vie (combien manger de fruits et légumes par jour, comment "gérer" sa vie sexuelle, son "capital santé", comment concilier sa vie professionnelle et sa vie privée, comment élever ses enfants, comment pour le producteur calibrer ses tomates, doser le sucre dans ses confitures, etc, à l'infini), ce qui en fait le ferment d'un ordre totalitaire, si nous n'y prenons garde; et il n'a pas à s'imposer de façon nécessairement brutale, ce qui le rend d'autant plus pernicieux. Cette imposition des normes allant en se multipliant est "molle", comme le souligne bien ici R. Gori. On vous laisse formellement libre de ne pas les suivre, mais alors, vous entrez dans la catégorie déviante, anormale, des populations dites "à risque" qu'il faudra surveiller, contrôler, et le cas échéant, soigner "pour leur propre bien", dès lors qu'elles dévieraient par trop de la norme; d'où l'inflation, donnant un sentiment de vertige, des évaluations, à l'école comme dans les autres institutions, pour mesurer le degré d'ajustement des individus aux normes, ce qui permet encore de mieux comprendre pourquoi la logique du conditionnement opérant est appelée à se renforcer toujours plus dans l'institution scolaire:
 Cet avènement du règne des normes n'est pas un accident survenu brusquement, pas plus que le fruit d'un complot pour dominer le monde; il résulte d'une histoire dont il serait beaucoup trop long de développer ici tous les tenants et les aboutissants. L'aspect qui nous intéresse ici est celui touchant aux questions éducatives. Il faut repartir, comme l'évoque R. Gori, du processus de prolétarisation de l'existence enclenché avec la Révolution industrielle, qui a dépossédé, de plus en plus, les individus de leurs savoirs, les savoirs-vivre, les savoirs-faire, et enfin, jusqu'aux savoirs théoriques. On en a d'abord parlé pour l'ouvrier quand il a perdu, dans le cours du XIXème siècle, un savoir-faire hautement qualifié, transmis et lentement amélioré de génération en génération, qui nécessitait de longues années d'apprentissage, pour en être réduit à simplement savoir lire le mode d'emploi d'une machine. Mais, le processus est allé en se généralisant jusqu'à nos jours. Un exemple qu'on pourrait multiplier à l'infini, tellement ils viennent aujourd'hui d'un peu partout (la page d'accueil de Microsoft qui donne ainsi un quiz de remise en forme, avec une pompe à faire à chaque mauvaise réponse, étant entendu qu'on ne sait plus nous-mêmes comment "rebooster notre énergie") : j'ai ainsi Orange qui m'envoie périodiquement des sms pour m'avertir des risques d'orage, supposant que je suis incapable de lire par moi-même la météorologie du ciel pour deviner qu'il risque d'y en avoir, sans doute dans l'idée qu'autrement je ne débrancherais pas ma livebox, ce qui n'est pourtant pas très difficile à faire par soi-même, quand on y songe. Ce qui nous intéressera ici, c'est cette question de la prolétarisation sous l'angle de la perte des savoirs-vivre, qui est au coeur des mutations qu'ont subi les questions éducatives, mutations qui se condensent toutes dans ce passage d'une instruction publique à une éducation nationale.
Partons de là pour le montrer. L'étymologie des termes est souvent très parlante. "Instruire" dérive de la racine latine "instruere" qui signifiait des choses comme, "munir", "équiper", "outiller", donc donner à quelqu'un un pouvoir de faire; puisque tout savoir confère toujours un certain pouvoir, on voit bien en quoi il peut munir, outiller et équiper et pourquoi une instruction publique pouvait s'inscrire dans un projet d'émancipation humaine au sens de la formation de l'autonomie des individus. L'étymologie d'"Eduquer" est un peu plus compliqué à démêler car il y en a deux possibles: "educare" ou "educere". "Educare" renvoie à des choses comme nourrir ou élever; "educere" a plutôt le sens de faire venir à soi, conduire, diriger et donc renvoie  au registre de la domestication et de la discipline. Dans tous les cas, la sphère de l'éducation est celle de la socialisation par quoi l'enfant apprendre les règles du savoir-vivre de sa société; ainsi, quand on parle d'un enfant mal éduqué, on entend par là qu'il est mal dégrossi ou mal élevé, et qu'il lui manque les règles élémentaires du savoir-vivre pour coexister avec les autres. Partant de là, on est équipé pour comprendre le sens du passage d'une logique d'instruction publique à celle d'une éducation nationale. Quand on donne à l'école la tâche prioritaire d'instruire, c'est qu'on fait fond sur ce principe clé qui veut que c'est à la société d'éduquer et à l'école d'instruire. Quand on passe à une logique d'éducation nationale, c'est qu'on prétend faire reporter sur l'école les tâches de socialisation elles-mêmes qui deviennent dès lors ses missions prioritaires. C'est une transformation extrêmement lourde de sens car elle sous-entend que la société elle-même est dépossédée de sa capacité à socialiser les enfants qui doit désormais être prise en charge par un appareil spécialisé constitué de professionnels de l'éducation. On voit alors clairement comment le passage d'une logique d'instruction publique à celle d'une éducation nationale est un des aspects les plus frappant et peut-être bien le plus problématique du processus de prolétarisation de l'existence qui fait que la société elle-même a perdu sa capacité à éduquer les enfants, à les socialiser, c'est-à-dire à se les intégrer. La thèse avancée ici est que la crise de l'éducation dont on parle depuis des décennies, sans jamais pouvoir en voir le bout, prend, fondamentalement, sa source ici (si on veut des détails concrets sur la façon dont s'est accomplie la prolétarisation de la société dans ce domaine, on renverra à la partie 4a du sujet, Faut-il souhaiter la disparition de l'Etat-providence? ).

Il est facile d'en déduire qu'il ne sera possible d'en sortir, non pas en étendant toujours plus le règne de l'expertise, ce qui ne fera qu'accentuer le mal, ou, dit autrement, l'hétéronomie, mais par une tendance allant en sens inverse, celle d'une déprolétarisation de l'existence par quoi ici la société se réappropriera les tâches éducatives, libérant alors l'école pour qu'elle puisse se concentrer avant tout sur ses missions d'instruction. Un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice s'efforcera d'oeuvrer en ce sens, dans le champ du savoir théorique. C'est pourquoi il s'inscrira à rebours de la logique normative d'une éducation nationale, dans celui d'une instruction publique visant fondamentalement à munir, outiller et équiper intellectuellement. En ce sens, il est dans le prolongement direct de ce qu'avait été le projet des instituteurs syndicalistes, aux débuts de l'école républicaine, tel qu'ils l'ont formulé dans leur Manifeste de 1905, qui est lui-même dans la continuité du projet d'instruction publique de Condorcet; chez celui-ci, l'école devait être la plus indépendante possible du pouvoir en place, quel qu'il soit; et comme les syndicalistes plus tard, il en appelait à la vérité pour le justifier: "La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique". (Condorcet, Rapport sur l'organisation générale de l'instruction publique) On comprend facilement la raison de cette nécessité si l'on se rappelle ce qu'on évoquait plus haut au sujet de la nature éminement problématique des rapports qu'entretiennent les pouvoirs en place avec la vérité: ils seront toujours tentés de la travestir dès lors qu'elle irait contre leurs intérêts. Le philosophe T. Hobbes disait ainsi, au XVIIème siècle, que même les vérités de la géométrie finiraient par être menacées si elles devaient un jour rentrer en contradiction avec des intérêts de pouvoir.
Maintenant, ce qu'il reste d'important à faire, c'est de radicaliser le propos de Condorcet conformément a ce qu'a été l'un des grands apports du mouvement révolutionnaire moderne au projet de la démocratie. En effet, dans l'Athènes démocratique de l'antiquité ce qui était débattu et mis en question s'arrêtait au strict domaine juridique des lois; le reste des institutions de la société ne l'ont jamais été; par exemple, des institutions comme l'esclavage ou le patriarcat (institution par laquelle les hommes dominent les femmes) n'ont jamais été mises en question, raison pour laquelle l'antiquité grecque n'a pas connu de mouvement d'émancipation des esclaves ou des femmes. C'est pourquoi Castoriadis parlait de la démocratie grecque comme d'un premier germe, le commencement de quelque chose de nouveau, encore très imparfait, qui mérite d'être développé et poussé plus loin. C'est ce que les mouvements révolutionnaires modernes ont fait: non plus seulement discuter et questionner les lois mais l'ensemble des institutions de la société. C'est ainsi que le monde moderne a pu connaître un mouvement d'émancipation des femmes et des esclaves. C'est cela que nous appelons radicaliser le propos de Condorcet.

f) Aperçus d'un questionnement radical de nos institutions
C'est donc ce sens radical que nous conférons ultimement à un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice. De ce point de vue, quelles institutions de notre société méritent-elles d'être questionnées? Faisons un rapide tour d'horizon qui ne sera pas nécessairement exhaustif mais qui donnera un bon aperçu de ce qui est en chantier ici. Il y en a une que nous avons déjà commencé sérieusement à questionner c'est l'école. Mais il y en a bien d'autres qui jouent toutes un rôle central dans la structure des sociétés modernes.
-L'institution du salariat: il est devenu la forme générale que prend le travail aujourd'hui; plus de 90% des gens qui travaillent sont des salariés. Or ce qui a été largement oublié, là aussi, c'est que le salariat, lorsqu'il a commencé à se généraliser au XIXème siècle, a d'abord massivement été vécu comme une nouvelle forme d'oppression qu'un républicain américain de cette époque, Orestes Brownson, ou encore, un syndicaliste révolutionnaire français comme Emile Pouget,  tenaient même, par certains côtés, comme pire que l'esclavage. De fait, si on y réfléchit bien, le salariat constitue un rapport de domination et d'exploitation de l'homme sur l'homme contraire à toute logique d'émancipation. C'est pourquoi une des principales revendications du mouvement ouvrier à travers le syndicalisme révolutionnaire a été: "Abolition du salariat".
-Le salariat se généralise à partir du moment où se constitue un marché pour le travail; sa remise en question est donc inséparable de celle de cette autre institution clé de notre temps: le marché. Aujourd'hui, ce qui domine la vie des populations, c'est la loi du marché économique. Comme autrefois, on faisait des sacrifices à une divinité comme le Moloch, censés apaiser sa colère, aujourd'hui, c'est un vocabulaire du même tonneau qui est diffusé par les organes de relation publique propagande: on demande aux populations de faire des sacrifices pour apaiser les marchés. Ce qui est présenté dans la vulgate la plus courante du libéralisme comme une réalité quasi-naturelle qui émergerait spontanément de la libre entreprise et contre laquelle on ne pourrait rien est, en réalité, une construction tout ce qu'il y a de plus artificielle qui n'a pu s'imposer aux populations que par le développement d'un lourd appareil bureaucratique, législatif et répressif  d'Etat. S'il y a un auteur qui a très bien montré cela, (c'est une des raisons, mais non la seule, pour laquelle il occupe une place importante ici), c'est l'historien et théoricien de l'économie Karl Polanyi. Le problème qui se pose ici à son niveau le plus fondamental est de déterminer si une société qui prétend s'édifier sur la base d'un marché économique, soit, une société de marché, est viable, ou si elle ne relève pas, comme le soutenait déjà Polanyi en son temps, d'une chimère appelée à produire des effets catastrophiques, tant sur un plan social qu'écologique.
-Sur le plan politique, l'institution du gouvernement représentatif: on ne cesse de nous répéter, dès le plus jeune âge, que nous sommes censés vivre dans une démocratie. Or, ce n'est pas du tout ainsi que les choses ont été conçues et dites à l'origine. Nos institutions politiques actuelles sont issues des trois grandes révolutions modernes, la Révolution anglaise (1649), la Révolution américaine (1776) et la Révolution française (1789). Si elles ont  été réformées depuis, leur structure n'a pas changé fondamentalement. Or, ce qu'il s'agissait de faire pour les hommes politiques à la tête de ces révolutions n'était pas une démocratie, mais ce qu'ils pensaient très consciemment comme un projet alternatif à celle-ci et qu'ils appelaient textuellement "un gouvernement représentatif." La démocratie a presque toujours été considérée dans notre civilisation par l'élite dite "cultivée", comme étant le règne de la plèbe inculte, quelque chose à proscrire de toutes les manières. Ce n'est qu'au cours du XIXème siècle, pour des raisons qu'il faudra éclaircir quand il sera l'heure d'ouvrir cette question, que l'on a commencé à appeler "démocratie" ce qui à l'origine a pas été institué contre la le péril de la démocratie. S'il y a eu, malgré tout, au cours de ces premières grandes révolutions de l'époque moderne, des esquisses d'une véritable République démocratique, force est de reconnaître qu'elles ne furent finalement que des embryons vite avortés (on pense surtout ici aux républiques élémentaires de T. Jefferson pour les Etats-Unis, ou à la constitution française de 1793). Il en découle que si nous voulons une démocratie réelle, alors il est indispensable de questionner nos institutions politiques.
-Sur le plan culturel, l'institution des  médias de masse, comme les grandes chaînes de télévision, de radio, la presse à grand tirage, et, aujourd'hui, les réseaux numériques. Aujourd'hui, la deuxième activité à laquelle les gens consacrent en moyenne le plus de temps dans la vie après le sommeil, c'est regarder la télévision. Ce n'est donc pas rien. Or, ce que prétendent faire les journalistes qui oeuvrent dans ces institutions, c'est informer la population et avoir comme souci premier la vérité. Mais la façon dont un philosophe et linguiste américain actuel comme Noam Chomsky  a analysé minutieusement le fonctionnement de ces institutions conduit à penser plutôt qu'elles sont d'abord des vecteurs de la propagande par laquelle l'idéologie de la classe dominante tend à devenir l'idéologie dominante de la société, en sorte que les dominés intériorisent les façons de vivre et de penser des dominants. Pour reprendre l'expression qu'employait un universitaire américain, W. Lippmann, qui militait lui-même pour qu'ils oeuvrent en ce sens, les médias de masse apparaissent alors comme des institutions réalisant "la fabrication du consentement": par leur biais, il s'agit de produire l'adhésion des populations au consensus s'élaborant à un haut niveau au sein des classes dirigeantes sur la meilleure façon d'appréhender et de conduire les affaires du monde. Pour s'immuniser contre cette diffusion de la propagande officielle, qui n'a pas du tout besoin d'être comprise sur le modèle d'une théorie du complot, faut-il le préciser, Chomsky recommande ce qu'il appelle des "cours d'autodéfense intellectuelle". C'est dans cette filiation là que nous nous situerons ici en donnant un aperçu d'outils commodes et robustes pour cet usage. 
Enfin, last but not least, un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice se donnera comme tâche d'alimenter l'imagination politique. Car, s'ils s'avèrent que les institutions actuelles sont défectueuses, comme nous l'avons laissé entendre, et comme l'atteste un imposant ensemble de données sur l'état alarmant du monde, il faut alors se rendre capable d'en imaginer de nouvelles. Et ce n'est pas une mince affaire car l'imagination politique  a été stérilisée et asséchée par des années de politiques qu'il est convenu d'appeler "néolibérales" (on peut dire depuis le début des années 1980 avec Reagan, Thatcher... ou Mitterrand) menées partout dans le monde par les grandes puissances au nom d'un mot d'ordre: TINA (There Is No Alternative). Il n'y aurait pas d'alternative au capitalisme: celui-ci constituerait l'horizon indépassable de l'humanité. Il n'y aurait donc rien à imaginer d'autre. A cela, il faut opposer les TAPAs (There Are Plenty of Alternatives)  mis en oeuvre partout  par tous ceux qui refusent de voir le monde conduit à un désastre social-écologique.
Donnons donc, pour finir, un petit échantillon de quatre de ces formes nouvelles à imaginer, en raison de l'importance qu'elles prennent aujourd'hui.
- L'institution d'un revenu inconditionnel dont le sens est largement développé sur ce blog. On en trouve des dénominations multiples (revenu de base, revenu universel, revenu d'existence, revenu de citoyenneté, etc.)  qui peuvent renvoyer à des bords politiques très différents, voire, diamétralement opposées, de la droite ultra-libérale à l'extrême-gauche. Il importera donc de bien les distinguer car c'est la première source de confusion qui règne sur ce sujet. Notre étude nous conduira finalement à soutenir qu'une telle mesure n'est souhaitable que si on la couple avec d'autres institutions qui intègrent indissociablement le souci de la question sociale et écologique: à la fois trouver à resocialiser les comportements dans une société qui tend à se décomposer, en vertu de la généralisation des rapports marchands, et réduire notre empreinte sur la nature qui a dépassé des seuils critiques d'après l'ensemble des données dont nous disposons par la recherche scientifique dans ce domaine.
Parmi ces institutions émergeant aujourd'hui de par le monde, qui pourraient favoriser l'essor de cette double dynamique social-écologique, il y a déjà celle des monnaies locales, complémentaires ou alternatives (il n'existe pas, en l'état, de mot unique qui les résumerait toutes; partie du cours en construction). C'est  l'un des multiples points aveugles de l'enseignement des écoles de la République; à peu près rien n'est enseigné sur la monnaie; et pourtant, sans cela, il manque une pièce essentielle pour comprendre les rouages de notre monde. Si la monnaie est un sujet incontournable, c'est parce qu'elle sera comprise ici comme un "fait social total" qui engage toutes les dimensions de la vie humaine, et non comme un simple phénomène économique, comme on a l'habitude de la considérer.
-Sur le plan politique, il est difficile de ne pas évoquer ici l'institution des conseils: c'est la forme qui a permis d'établir, dans le monde moderne, pour de brefs intervalles de temps, une démocratie au sens propre du terme, et non plus son ersatz représentatif, et qui a été systématiquement réprimée dans le sang par les pouvoirs institués. Ils ont surgi spontanément de l'activité des gens ordinaires dans tous les grands moments révolutionnaires qu'a connu l'époque moderne. On les trouve dès la Révolution française de 1789, sous la forme des "sections populaires"; plus tard, au cours de la Révolution russe de 1917, ils porteront le nom de "soviets". Ce qui a été institué au point de départ, en février 1917, étaient de véritables formes de  démocratie populaire avant d'être réprimées par les bolcheviks au pouvoir de l'Etat. Une "Union soviétique", au sens propre du terme, une fédération de soviets, a très vite cessé d'exister en Russie. La dernière grande aventure de l'histoire des conseils, en attendant leur éventuelle re-création, sous une forme ou une autre, c'est la Révolution hongroise de 1956 où leurs possibilités ont été poussées le plus loin, jusqu'à une réinstitution complète de la société. Nous y consacrons sur ce blog l'étude d'une oeuvre choisie de la philosophe Hannah Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise.
-Proche par bien des points de la forme-conseil, on évoquera, pour finir, l'ensemble des institutions, que l'on voit aujourd'hui (ré) émerger à l'échelle planétaire, qui peuvent être regroupées sous la catégorie des communs (partie du cours en construction). Elles ont, entre autres vertus précieuses, de permettre d'envisager des formes d'organisation sociale et d'intégration économique par-delà le marché et l'Etat, présentés de façon fallacieuse dans l'idéologie dominante, comme les deux seules institutions pouvant prendre en charge l'organisation de la vie en société. Pourtant, si l'on en est réduit à eux seuls, on risque d'être court pour affronter les grands défis de notre temps. En effet, les communs, comme les monnaies locales, complémentaires et alternatives, sont porteuses d'une dynamique socio-écologique que ni le marché ni l'Etat ne semblent aujourd'hui capables d'enclencher sérieusement.
Ainsi conduit, il est permis d'espérer qu'un enseignement de philosophie pourra apporter sa pierre à l'édifice d'un projet d'émancipation humaine.


(1) Et pourtant, en remontant seulement au sortir de la Première guerre mondiale, nous ne sommes sûrement pas encore assez radicaux pour remonter aux sources premières des tares dont souffre cette institution. En réalité, il faudrait sûrement retourner à sa fondation même, dans le courant du XIXème siècle. A cette époque déjà, Nietzsche, par exemple, en parlait, non sans de sérieuses raisons à l'appui, comme d'un ensemble regroupant ce qu'il appelait "les établissements de la misère de vivre". Il n'en reste pas moins qu'il est difficile de croire à une simple coïncidence quand Bloch situe le début de la déliquescence des missions d'enseignement de l'école au lendemain de la Première guerre mondiale quand on médite un peu sérieusement ce que peut signifier cette effroyable boucherie. On tient sans doute là un robuste critère pour faire le partage entre une critique à visée émancipatrice de l'école actuelle, de celle, réactionnaire, de droite, qui semble se répandre aujourd'hui, et qui consiste simplement à incriminer l'esprit ultra-permissif de mai 68 et le pédagogisme abscons qui en est sorti. Avec une vue aussi courte, il n'y aucun risque qu'on s'attaque aux racines du problème. Comme on le développe plus loin, il faut les chercher aux sources de la prolétarisation de l'existence à laquelle a donné lieu la modernité: la Première guerre mondiale a été, de ce point de vue, un formidable accélérateur de ce processus . Et, il faut bien resituer le contexte précis dans lequel M. Bloch a été conduit à développer ses réflexions. On est en 1940, au lendemain de la déroute de l'armée française, pulvérisée en à peine un mois et demi par l'Allemagne nazie, alors qu'une vingtaine d'années auparavant elle était ressortie de la Première guerre mondiale comme l'armée la plus puissante du monde. C'est ce décalage monstrueux qui avait sidéré M. Bloch le conduisant à chercher à élucider les raisons d'un effondrement aussi brutal dans son texte, L'étrange défaite. Et sa réponse était de dire que la défaite militaire de 1940 avait été précédée par une défaite intellectuelle mettant en jeu la déliquescence de l'institution scolaire en charge des missions d'instruction. Le point particulièrement grave est que le "bachotage" s'étendait déjà à ce moment là jusqu'aux cercles fermés des grandes écoles au sein desquelles sont formées les élites destinées à prendre en mains la direction du pays. Faisons nous un instant les avocats du diable. On pourrait soutenir qu'après tout il ne serait pas dramatique que des élèves destinés à remplir des tâches subalternes dans la société soient peu instruits: une caissière n'a pas besoin de savoir grand chose pour remplir sa fonction de caissière, pas plus que le contrôleur de train, etc. Admettons le à titre provisoire. Ce qui demeure alors particulièrement grave, c'est que l'abrutissement que produit le bachotage affecte jusqu'à ceux habilités à prendre en charge la direction du pays. On se retrouve ainsi avec une élite abêtie, traînant sa misère intellectuelle, aux manettes de la société, ce qui pour M. Bloch pouvait expliquer pour une large part la déroute de 1940. Les pauvres croyaient ainsi avoir construit une ligne Maginot infranchissable sans anticiper que les Allemands pourraient très facilement la contourner par le nord en envahissant d'abord la Belgique, ce qu'ils firent de fait.
Le penseur américain C. Lasch prolongeait dans la seconde moitié du XXème siècle cette conclusion de M. Bloch pour en généraliser la portée à l'ensemble des grands pays industrialisés lorsqu'il soutenait que la culture de masse qui affirmait vouloir démocratiser la culture avait en réalité surtout conduit à abrutir les privilégiés eux-mêmes. A titre de symptôme criant de ce phénomène catastrophique aujourd'hui, étant donné l'ampleur des défis que les sociétés vont être amenées à relever, on observera qu'un grand pays peut en venir à placer à la tête de son Etat un individu qui maltraite à ce point les règles élémentaires de sa langue:


(2) Le dernier annabac que j'ai eu l'occasion de consulter, sur proposition d'un "collègue" m'ayant crée par la suite les pires ennuis, qui le recommandait chaudement à ses élèves, relevait d'une production dont on se demande si elle ne serait pas plus proche du robot programmé sur le nombre 3 que de l'humain: tous les sujets traités, sans exception, vite expédiés, sortaient rigoureusement du même moule: une introduction, trois parties comprenant chacune trois sous-parties et une conclusion: le prototype de la production de masse standardisée. On voit de là, le pauvre élève, formaté de cette façon, se casser la tête pour savoir quelle partie/sous-partie il pourrait ajouter ou retrancher, dès lors qu'il a eu le malheur de sortir de l'algorithme réglé sur le nombre 3.
 
(3) Il est cependant essentiel d'attirer l'attention sur ce point: une philosophie épousant la cause des victimes doit bien prendre garde de ne pas se pervertir en une idéologie victimaire qui ferait des victimes des sujets de l'histoire réduits à devoir subir passivement la violence des dominants dans une forme d'impuissance complète et définitive. On renverra ici aux travaux de B. Friot, qui, à partir de l'étude historique de la façon dont s'est institué le régime de la Sécurité Sociale en 1946 en France, insiste bien sur ce fait que ce serait donner là une version déformée de l'histoire convenant parfaitement aux dominants par le fait de réduire les dominés à un statut les condamnant à la fatalité de n'avoir d'autre rôle historique à endosser que celui de devoir subir à l'infini la violence des dominants. Or, ce que l'histoire montre, sur un cas comme celui-ci comme sur d'autres, c'est qu'ils ont pu conquérir et imposer aux dominants des formes institutionnelles dont ceux-ci ne voulaient pas, et qu'ils ont donc bien un pouvoir d'action qui a contribué de façon décisive à façonner le monde qui est le nôtre aujourd'hui. Dans la perspective de B. Friot, ces formes institutionnelles, comme le régime général de Sécurité Sociale, devraient pouvoir servir de tremplin aux classes dominées pour pousser encore plus loin la transformation du monde qu'elles ont imposé aux dominants, plutôt, comme c'est le cas depuis des décennies maintenant, de les voir détricotées sous l'effet de leur contre-attaque. Pour aller plus loin dans l'exploration de cette question cruciale, voir, par exemple, cette intervention de B. Friot lui-même:

 


(4) L'absence de travail véritablement interdisciplinaire n'est nullement incompatible avec la prolifération de bavardages, dans les milieux autorisés des experts de l'éducation, autour de ce thème; cela s'accorde même très bien ensemble: il faut ici appliquer la règle générale qu'avait formulé J. Ellul qui veut que plus on parle d'une chose et moins sa réalité est affirmée. En fait, l'injonction qui est faite aux enseignants de travailler ensemble obéit à des objectifs qui risquent de s'avérer pour le moins douteux. Quand on a compris les bases du management post-fordiste venant du secteur privé qui fournit aujourd'hui à la sphère publique le modèle de ce que doit être une gestion efficace des "ressources humaines", il y a en tout cas de quoi se poser de sérieuses questions.








3 commentaires:

  1. Vous avez repris le blog ? Excellent ! Je reste connecté :)
    Je fais en ce moment des études d’éducateur spécialisé. Notre but professionnel est d’accompagner des personnes en difficulté vers plus d’autonomie. Votre post m’interesse Donc, car je remarque une aporie dans le sens d’autonomie. On demande aux gens de se créer leurs propres lois, mais qui restent en adéquation avec les lois de la société. Il faut en effet que les personnes rentrent dans le moule et soient capables de se débrouiller toute seule, ce qui ne veut absolument rien dire. Comment arriver à leur enseigner l’autonomie si c’est pour les rendre servants de la société ? Est-il possible d’etre autonome dans notre société ? Ou est-ce que l’autonomie ne se situe que dans notre champ personnel ? Bref, que de questions... mais je suis content que vous recommenciez le blog !
    Luca

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  2. Disons que si je le reprends, c'est très timidement sans pour le moment apporter rien de fondamentalement nouveau mais d'abord pour gommer les imperfections de ce qui a été fait jusqu'à présent. Ayant la chance d'être aujourd'hui éloigné de l'Education Nationale, j'arrive à nouveau à respirer un peu!
    Pour ce qui est de l'autonomie, on ne peut en effet séparer sa dimension individuelle de sa dimension collective. Comme le disait Castoriadis: « Une société autonome ne peut être formée que par des individus autonomes. Et des individus autonomes ne peuvent vraiment exister que dans une société autonome. » Des individus autonomes présupposent une société autonome et vice-versa. Or, l'ensemble de nos institutions (l'école, les institutions politiques du gouvernement représentatif, les médias de masse, le salariat etc.) sont faites de telle sorte qu'elle découragent cette double dimension de l'autonomie en maintenant les gens dans un état de passivité. Toute la question est de savoir comment rentrer dans le cercle vertueux de l'autonomie: pour changer la société il faut changer les individus et pour changer les individus il faut changer la société. Il y a bien en ce sens quelque chose qui ressemble à une aporie. Castoriadis disait, il me semble, qu'elle ne pouvait être dépassée que par le concept de création, le commencement de quelque chose de nouveau irréductible à des causes antérieures qui fait qu' à un moment donné, les gens, sans que l'on puisse expliquer précisément pourquoi, vont sortir de leur passivité pour refaçonner les institutions de la société dans un sens propice à l'autonomie. C'est ce qui a pu surgir, mais seulement de façon ponctuelle, dans certains grands moments révolutionnaires à l'époque moderne.

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  3. Par ailleurs, tu pointes du doigt ce qui était pour Castoriadis la contradiction fodamentale des sociétés modelées par le capitalisme moderne: les gens sonr réduits à être des exécutants et il leur ait demandé, dans le même temps, d'être des participants; elle était pour lui insoluble dans le cadre donné; seule une révolution peut en venir à bout...

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