dimanche 19 juillet 2015

6-Rouge-Blanc-Bleu, épilogue: que faire?

Mise à jour, le 20-06-2019.


La réinvention des premiers socialismes
Parvenu à ce point, une question s'impose pour finir, celle à laquelle L. Tolstoï avait donné le titre d'un de ses textes, cherchant à faire face au défi que posait la terrible misère de la Russie de son époque: Que faire? La situation, telle qu'elle se présente pour nous, aurait de quoi, en effet, laisser désarmé. Nous avons le socialisme qui a été définitivement liquidé par la gauche libérale, un capitalisme qui tend à devenir totalitaire et une droite extrême pour laquelle tout semble conspirer pour qu'elle prenne encore plus d'ampleur. Sortir de cette triple impasse ne sera évidemment pas une mince affaire. On peut commencer, du moins, par explorer cette piste: si le socialisme a bien été enterré par la gauche libérale, cela ne veut pas dire pour autant qu'il aurait épuisé toutes ses potentialités émancipatrices et qu'il n'y aurait plus rien à tirer de son histoire pour notre présent. En un raccourci saisissant, le socialiste anglais du XIXème siècle, William Morris  avait résumé de façon prophétique, tout ce que sera l'histoire du socialisme depuis ses origines, au début du XIXème siècle, jusqu'à aujourd'hui: "Les hommes combattent et perdent la bataille, et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle advient, elle se révèle être différente de ce qu'ils avaient visé, et d'autres hommes doivent alors combattre pour ce qu'ils avaient visé, sous un autre nom." (cité par M. Abensour, Préface à E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, XLVIII)


Nous en sommes précisément là aujourd'hui. Il faut que le socialisme se réinvente "sous un autre nom" s'il doit y avoir des sorties émancipatrices de la triple impasse que nous venons d'évoquer.  Les hommes ont combattu et perdu la bataille. Comme nous l'avons vu, chaque fois que le drapeau rouge a été hissé à la tête du pays, il a fini par être écrasé dans le sang, avec, à la tête de la répression, les forces de la bourgeoisie républicaine de gauche (1848 et 1871, s'il faut retenir deux dates: voir pour cela, la partie 2 ). Malgré cela, des conquêtes sociales importantes ont été conquises, qui ont permis de reconstituer les pièces d'un toit protecteur pour les classes pauvres (voir pour cela, la fin de la partie 3, Le destin historique de la coalition bleu-rouge) Cependant, ce qui est advenu, une forme ou une autre d'Etat-providence n'est pas ce que les socialismes avaient projeté originellement. Il n'était pas question d'augmenter le pouvoir de l'Etat, fût-il protecteur, ni de simplement mieux redistribuer les parts du gâteau, mais bien de "se réapproprier la boulangerie toute entière". Dit encore autrement, le problème central des temps modernes, pour les premiers socialismes, n'était pas celui de la pauvreté mais de la liberté. Pour reprendre les termes de la fable de La Fontaine, Le Loup et le Chien, ils avaient catégoriquement tranchés pour la vie du loup, qui préfère rester libre, quitte à avoir le ventre vide. C'est dans le syndicalisme et le socialisme de la Guilde, à la fin du XIXème siècle, que la chose avait été formulée, une des dernières fois, dans toute sa clarté:"Ils s'appuyaient sur une croyance partagée, d'après laquelle l'enjeu capital des temps modernes était, non la pauvreté, mais bien "l'esclavage."" (Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 397) L'esclavage en question était fondamentalement celui du salariat. Aujourd'hui force est de constater qu'il est devenu, à plus de 90%, la forme générale du travail. Dès lors il s'agit bien de poursuivre le combat mais sous une autre dénomination. La question se pose donc de savoir quel autre terme pourrait remplacer celui de "socialisme", qui a fait son temps? Il n'est pas question ici d'en fabriquer un de toutes pièces, mais plutôt d'observer ce qui émerge aujourd'hui dans le monde qui irait dans ce sens. Il y a bien un terme que l'on voit apparaître et qui a cette vertu d'avoir toutes les propriétés opératoires qu'avait autrefois celui de "socialisme". C'est le terme de "commun".
Ce que la notion de socialisme avait eu, entre autres, comme propriété, c'était de permettre d'articuler une double critique, aussi bien à l'endroit de l'Etat qu'à celui du Marché. C'est ainsi qu'elle opérait chez un des premiers théoriciens du socialisme en France, dans la première moitié du XIXème siècle, Pierre Leroux:"Ce qui rappelle utilement que ce n'est pas tant ce signifiant-maître [socialisme] qui importe par lui-même [...], que la double critique théorique et pratique de l'Etat et du marché qu'il permet d'articuler de façon cohérente. Rien n'interdit par conséquent, de proposer une autres dénomination, moins marquée par l'histoire du XXème siècle et, sans doute plus rassembleuse aux yeux des classes populaires d'aujourd'hui." ( Michéa, Orwell éducateur, p. 40) C'est aussi un des aspects qui a fait tout l'intérêt du socialisme de Karl Polanyi, au XXème siècle. Pour lui aussi, il s'agissait de se frayer un passage entre la double impasse que constituait d'une part, la planification centralisatrice telle que les communismes d'Etat l'ont mis en oeuvre, et, d'autre part, la déréglementation et la décentralisation libérale construite sur l'institution du Marché:"[Il] cherche une alternative à la planification centralisée qu'il juge impossible [...], et à la pure économie de marché qu'il estime source d'inefficacités et d'injustices sociales permanentes." (Maucourant, Karl Polanyi et l'économie historique de la monnaie dans, La modernité de Karl Polanyi, p. 332)
 La notion de commun est donc celle qui aujourd'hui définit le mieux un cadre tant théorique que pratique qui dépasse la fausse alternative, ruineuse, entre l'Etat ou le Marché, et qui reprend ainsi le flambeau du combat de ce qu'avaient été les socialismes authentiquement révolutionnaires. Elle a rigoureusement la même vertu de tracer une troisième voie par delà la tenaille de l'Etat ou du Marché, représentés, dans l'idéologie dominante, comme les deux seules formes possibles d'organisation de la vie en société.

Prélude à une étude des communs
L'expérience montre que l' institution des communs constitue un universel concret. Universel, car ses formes se retrouvent partout dans le monde, par delà la multiplicité des cultures. Concret, car elles vont prendre, à chaque fois, des formes spécifiques, modulées suivant la particularité du lieu. Je me limiterai ici à l'étude de deux cas concrets, empruntés à des régions tout à fait différentes du monde, l'un au Mexique, dans la Commune d'Oaxaca, l'autre, en France, dans la ZAD (Zone A Défendre ou encore Zone d'Autonomie Définitive) de Notre-Dame-des-Landes.

La Commune d'Oaxaca
Ce qui s'est institué à Oaxaca, par sa population autochtone (les Indiens), doit d'abord être resitué dans le contexte de la lutte que ces Indiens mènent depuis 500 ans pour préserver et développer de façon autonome leur culture contre la double oppression qu'ils subissent de l'appareil répressif d'Etat et des grandes organisations du marché économique mondialisé. C'est l'anthropologue Floriberto Diaz Gomez  qui a résumé en cinq points en quoi consiste l'institution de la Commune d'Oaxaca:
"1. la terre comme mère et comme territoire ;
2. le consensus en assemblée pour la prise de décisions ;
3. le service grat
uit comme exercice de l’autorité ;
4. le travail collectif comme activité de récréation ;
5. les rites et cérémonies comme expression du don communal."

(Georges Lapierre, La communalité comme théorie et comme pratique)
Précisons tout de suite que la communalité ainsi définie à partir de ces cinq principes n'est pas propre à la Commune d'Oaxaca mais s'étend à l'ensemble de la culture des peuples indiens de cette région du monde:"la communalité est ce qui définit la forme de vie et la raison d'être des peuples indiens..." (ibid.)
Reprenons maintenant dans l'ordre ces cinq points.
-Le point 1, le plus fondamental sûrement, est celui qui institue la terre comme le premier de tous les communs. Si c'est le cas, c'est parce que la forme communale intégrant la terre est la base à partir de laquelle ces Indiens ont pu disposer des ressources nécessaires pour préserver leur propre développement culturel autonome et résister sur une période aussi extraordinairement longue aux tentatives constantes pour les coloniser. L'institution de la terre comme le commun, par excellence, n'est pas spécifique à la Commune d'Oaxaca. C'est là, une règle universelle qui vaut pour toutes les collectivités, de par le monde, qui ont réussi à conserver vivace l'héritage des sociétés primitives de l'âge de pierre, pour lesquelles les ressources de la terre étaient toujours prises en charge au titre d'un commun. C'est une loi fondamentale de l'économie des sociétés primitives de garantir à chacun de ses membres, le libre accès à la terre pour garantir sa subsistance:"Qu’il n’y a pas d’indigents sans terres dans les sociétés primitives est une loi économique." (Marshall Sahlins, Age de pierre âge d’abondance, p. 139) Cela n'est possible qu'à la condition que la terre ne soit l'objet, ni d'une appropriation étatique, ni d'une appropriation privative par le marché.
-Le point 2 se base sur le refus de voir une majorité imposer sa volonté à une minorité. Voici encore un autre trait typique de l'héritage des sociétés primitives::"C'étaient [...] des sociétés sans règle de majorité, car personne n'était tenu de suivre la majorité: en cas de désaccord, la minorité faisait scission, et on allait établir un autre village plus loin, avec ses propres règles et ses nouveaux chefs. Pour les gens de ce type de société, notre règle de majorité doit apparaître comme une tyrannie insupportable, celle de la majorité sur la minorité. On ne la tolère pas plus qu'on ne tolérerait un ordre émanant d'un chef." (Alain Testart, Comment classer les sociétés) C'est là où l'on voit bien le caractère concret de l'universalité des communs, dans cette façon propre à ces sociétés de faire valoir des principes démocratiques qui diffèrent profondément de ses modalités occidentales. Se poserait justement la question de savoir si ce principe du consensus pour assurer la gestion des communs serait applicable dans des collectivités occidentales, à plus grande échelle.
-Le point 3 pose la question du statut de la chefferie et met en jeu la question centrale, dans n'importe quelle société, de l'institution du pouvoir politique. Encore une fois, la façon dont la Commune d'Oaxaca a traité cette question est tout à fait conforme aux formes d'institution de la chefferie dans les sociétés primitives, comme le laissait entendre Testart à la fin de la citation que je viens de donner. C'est un point que j'ai déjà suffisamment développé sur blog pour ne pas répéter ici les mêmes choses. Je renvoie au paragraphe, Chefferie primitive vs chefferie archaïque, dans l'article consacré à l'étude des sociétés archaïques. La distinction essentielle à retenir est celle qui oppose les sociétés primitives qui s'instituent contre l'Etat aux sociétés archaïques à Etat. Dans les deux cas, la chefferie prend des formes radicalement opposées. Dans la forme primitive, la chefferie se retrouve, aussi étrange que cela nous apparaisse pour nous Occidentaux, dans une situation où elle reste sans pouvoir et se fait exploiter économiquement par sa collectivité. C'est exactement ce que signifie ce point 3 de la Commune d'Oaxaca où l'exercice de l'autorité se fait par le don de soi (service gratuit). Dans les sociétés archaïques, dont nous avons hérité, de ce point de vue, en Occident, tout à l'inverse, la chefferie accumule pour elle-même le pouvoir et la richesse.
-Le point 4 renvoie à des motivations pour travailler qui sont complètement étrangères à l'imaginaire occidental des temps modernes de l'homo oeconomicus qui travaille d'abord pour gagner de l'argent. Il s'agit là d'une constante historique qui fait que les sociétés modernes gagnées par cet imaginaire, constituent plutôt l'exception que la règle dans l'histoire. Cela veut dire, qu'avant l'avènement des temps modernes, il avait toujours existé des formes et d'autres de protection sociale qui garantissaient aux membres des collectivités, des moyens de subsistance indépendamment de leur participation à l'effort productif. Il en découlait que ces individus étaient mus par de toutes autres motifs que l'appât du gain ou la peur de la faim, qui sont devenus les motivations principales, sous l'effet du développement du capitalisme moderne, pour travailler. Pour se faire une idée précise de ces motivations anti utilitaires et anti économiques pour travailler, je renvoie à la partie 3.c l'explication du texte de Nietzsche, Activité libre ou salariat. C'est ce qui fait aussi que dans ces sociétés là, on ne peut pas séparer nettement le temps de vivre et le temps du travail: "c'est une activité de récréation" qui convient mal à notre emploi du mot "travail" qui a presque toujours une connotation pénible. Pourtant, il  en allait de la même façon au Moyen Age en Occident, avant les débuts de l'essor du capitalisme moderne et du salariat qui lui est intrinsèque.
Le point cinq est, là encore, typique d'une collectivité qui a su conserver et faire fructifier les gisements anthropologiques du don que des millénaires d'évolution des sociétés primitives avaient accumulé. Je renvoie, pour une compréhension approfondie de la façon dont les cycles de don contre don se structurent dans les organisations sociales primitives, et qui constituent leur ciment, à l'étude qui a été consacrée ici aux sociétés primitives. Les rites et les cérémonies constituent donc les institutions centrales de la vie commune d'Oaxaca par lesquelles s'accomplissent ces cycles de don. Elles ne sont qu'un autre nom de cette création immémoriale de l'humanité que sont les fêtes: " La fête reste l’élément central vers lequel converge toute l’activité sociale d’un peuple, d’une communauté ou d’un quartier — à Oaxaca, elle reçoit le nom de guelaguetza, qui signifie l’ensemble des dons. Sous couvert de la religion, les fêtes suivent les rythmes du cycle agricole. D’une part, elles soudent les liens entre les membres d’une même communauté en insérant la réciprocité des dons dans la durée."G. Lapierre, La communalité comme théorie et comme pratique) C'est sur la notion de "réciprocité des dons" qu'il faut insister pour finir. En effet, comme je l'ai abondamment développé sur ce blog, notamment dans la partie 3 du sujet, Quelque chose peut-il valoir que l'on donne sa vie?, il existe différents types de don dont certains engendrent et reproduisent des rapports de domination entre les individus. Un des types du don qui a des vertus, au contraire, émancipatrices, fraternelles et égalitaires, est celui de type réciproque. "La réciprocité des dons" est donc ce qui garantit que l'on a bien affaire, avec la Commune d'Oaxaca, à une forme d'organisation sociale qui véhicule ce type de valeurs.

La ZAD (Zone A Défendre ou Zone d'Autonomie Définitive) de Notre-Dame-des-Landes
Nous voici donc ici en France, dans la région de Nantes. A l'origine, il s'agissait, pour les acteurs de cette aventure, de s'opposer au projet de la construction d'un aéroport sur le site. Mais, les choses ont fini par évoluer bien au-delà de cet objectif initial. Ce qu'il s'agit désormais de faire valoir, c'est, ici encore, la création d'une organisation sociale qui repose sur le développement de pratiques de mise en commun des ressources. Comme le résume bien la philosophe Isabelle Stengers:"Au fond, ce qui
 se joue désormais à Notre-Dame-des-Landes, c'est la possibilité de faire renaître ce que l'on appelle les "communs"." La ZAD est, ici aussi, une tentative remettant complètement les présupposés de la fable de la tragédie des communs de Hardin. C'est du moins ce que met essentiellement en jeu cette aventure:"L'enjeu est autant d'occuper un territoire que de démontrer qu'il est possible et souhaitable de produire des biens matériels en dehors des cadres de l'Etat et du marché." (J. Lindgaard, La ZAD, ça marche, ça palabre, c'est pas triste)  Comme pour le cas de la Commune d'Oaxaca, la première et la plus fondamentale institution du commun, celle par laquelle tout doit commencer, est la source nourricière de toute vie, la terre:"Aujourd'hui, 220 hectares de terres ont été arrachés à la chambre d'agriculture. Elles ont été communisées. Prendre des terres et les mettre en commun, c'est une question révolutionnaire basique."(Fayance cité par J. Lindgaard, ibid.)
Il n'est pas bien difficile d'apercevoir le potentiel subversif d'une entreprise de ce genre, dans la mesure où elle remet en question les positions archi dominantes de ces deux monstres institutionnels que sont l'Etat central et le Marché. Encore plus précisément, si cette ZAD est tellement dangereuse pour les pouvoirs établis, c'est parce qu'elle s'attaque, en se réinstituant sur la base des communs, au fondement même des sociétés modernes de marché, c'est-à-dire, au sacro-saint principe de la propriété privée , et, en premier, celle de la terre:"Je comprends mieux pourquoi les zadistes paraissent à la fois si risibles et si dangereux aux yeux  des experts: ils menacent le droit le plus sacré de notre Etat de droit, la propriété privée." (Samuel Gontier, A Notre-Dame-des-Landes, le "Vietnam des pauvres" menace la France d'une guérilla) Il coule donc de source que cette aventure va avoir à se heurter aux dures réalités d'un ordre dominant qui va tout faire pour étouffer dans l'oeuf son  potentiel subversif. Pour commencer, il va falloir orchestrer d'intenses opérations de propagande dans les médias de masse pour jeter le discrédit sur la ZAD, et donner ainsi dans l'opinion publique un semblant de légitimité à son futur son démantèlement. L'article de Samuel Gontier référencé juste ci-dessus, donne un bon aperçu des techniques de manipulation de l'opinion publique mises en oeuvre pour parvenir à cette fin.
Pour le pouvoir d'Etat, il y aura, au fond, deux stratégies possibles de destruction de la ZAD. La première est la plus grossière et pas nécessairement la plus intelligente et radicale. Il s'agira simplement, par le recours à la force brute, de mobiliser l'appareil répressif d'Etat. Mais on peut envisager une façon infiniment plus subtile de s'y prendre, et, qui est, sans aucun doute possible, beaucoup plus dangereuse pour les zadistes. Elle consistera à s'attaquer au fondement même de l'institution des communs en lui inoculant le virus de la propriété privée de la terre de telle sorte que cela entrainera une dislocation complète de la collectivité. C'est ce qu'un expert préconisait de faire:"C'est la manière la plus intelligente de fragmenter une contre-société. Vous réintroduisez de la propriété avec de nouveaux agriculteurs qui en général y sont attachés." (Gossement cité par Gontier, ibid.) C'est exactement dans ce sens que va l'intervention de la préfète, dans le contexte de l'opération de démantèlement de la ZAD, en cours au mois d'avril 2018 lorsqu'elle explique aux zadistes qu'il ny a aucune négociation collective possible, mais seulement à titre individuel:"Il n'y a pas de solution collective, seules les conventions individuelles sont acceptées." (Cité par Rémi Barroux, Notre-Dame-des-Landes: la violence s'est intensifiée...) C'est tout aussi bien ce qui a été mis en oeuvre dans la sphère du travail depuis une bonne trentaine d'années: on a individualisé les carrières et détruit ainsi les solidarités tissées au sein des collectifs de production, avec une belle réussite à la clé, faut-il le préciser.
  Par où l'on voit aussi que ces deux stratégies, celle qui emprunte la voie du droit et celle de la violence organisée, ne sont, en fait, nullement exclusives l'une de l'autre mais se complètent parfaitement. C'était tout aussi bien par l'action conjointe de la force brute, souvent terroriste, et du démantèlement juridique des terres communales, comme je l'avais développé dans un article précédent, La tragédie actuelle de la famine, que les colons blancs étaient parvenus à détruire, presque de fond en comble, la culture des Indiens d'Amérique du Nord. Là aussi, l'assise fondamentale de cette culture était constituée de pratiques du commun. Il faut en tirer cette leçon que le recours à la force n'est pas un niveau suffisant d'analyse pour prendre toute la mesure de la violence inouïe qu'il a fallu mobiliser pour détruire, partout dans le monde, les organisations sociales communales, ce qui était la condition première pour l'extension du capitalisme moderne.

Vers une fédération planétaire des communs
Il est à peu près certain que des aventures comme celle de la Commune d'Oaxaca ou celle de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui sont loin d'être des cas isolés, n'auront des chances de résister aux monstrueux appareils des organisations d'Etat et de Marché qu'en proportion de leurs capacités à se fédérer entre elles sur l'échelle la plus large possible. Fondamentalement, la réussite, à terme, de ces formes alternatives de vie socio-économique dépendront de leur capacité à s'inscrire dans un réseau de coopération, le plus étendu possible, qui ne soit pas limité par d'étroites frontières locales. Nous avons des confirmations empiriques de la validité de cet proposition. Elles correspondent à deux thèses, sur un ensemble de neuf, qu'ont mis en évidence de Sousa Santos et Rodriguez Garavito, pour rendre compte des conditions de réussite des alternatives au mode de production capitaliste, qu'ils ont étudié concrètement sur le terrain. La thèse 4 rend compte du fait que:"Les alternatives de production doivent être ambitieuses en termes d'échelles." (dans Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 140) Cela veut dire que de telles alternatives n'ont des chances de réussite que pour autant qu'elles ne s'enferment pas dans leur dimension purement locale, ce qui les isolerait complètement et les réduirait, de ce fait, à l'impuissance face à l'énorme pouvoir dont dispose les organisations de marché et d'Etat. Elle est complétée par la thèse 2 qui veut que:"Le succès des alternatives de production dépend de leur insertion dans des réseaux de coopération et de soutien mutuel." (ibid., p. 137) Ceci est aussi conforme à un enseignement essentiel que l'on doit tirer de l'histoire des conseils révolutionnaires à l'époque moderne, qui nous appris, comment, très concrètement, il était possible d'instituer une démocratie radicale à l'échelle des nations modernes. Sur ce point, je renvoie à l'étude que j'en ai fait à partir du texte de la philosophe Hannah Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, précisément, le paragraphe intitulé, Le fédéralisme, dans la partie 2) Le système des conseils.
On retrouve ici une dernière vertu opératoire, tout à fait fondamentale, de la notion de commun, celle de permettre de fédérer des luttes émancipatrices venant d'horizons aussi divers que celles visant, sur le plan de l'économie matérielle, la préservation des ressources de la nature, que celles, situées sur le plan de l'économie immatérielle de la connaissance, qui visent à combattre les enclosures que le capitalisme dresse aujourd'hui partout, dans ce domaine, pour tenter de réamorcer, de façon artificielle, le processus d'accumulation du capital désormais enrayé dans la sphère de la production industrielle. Sur ce point je renvoie aux deux parties que j'ai consacré à La critique du capitalisme cognitif:"On pourrait dire [...] que la notion de "communs" est l'un de ces termes qui assurent une "chaîne d'équivalence" entre des luttes dans des champs très différents [...] réunissant les écologistes qui se battent pour la défense des "biens communs physiques" et les informaticiens qui luttent pour la promotion "des biens communs informationnels."" (Dardot et Laval, Commun, p. 107)

Repenser le conflit politique dans la symbolique chromatique plutôt que spatiale
Si nous en revenons finalement à ce qui nous a servi de trame tout au long du traitement de ce sujet, la symbolique politique des couleurs, on peut dire qu'il s'agirait de réaliser une sorte d'arc-en-ciel qui fédère un ensemble un ensemble de luttes venues d'horizons les plus divers. Si ce qu'a incarné le drapeau rouge du socialisme doit encore avoir un avenir devant lui, ce n'est que pour autant qu'il trouvera à se coaliser avec toutes les autres autres couleurs qui ont symbolisé, à l'époque moderne, les diverses composantes du mouvement d'émancipation humaine. Seule une telle fédération, à l'échelle planétaire, pourra constituer un front de lutte suffisamment consistant pour espérer sortir de la triple impasse que nous avions évoqué au début de cette partie:"Ce projet ne peut renoncer à aucune des couleurs de l'arc-en-ciel: ni le rouge du mouvement ouvrier anticapitaliste et égalitaire, ni le violet des luttes pour la libération de la femme, ni le blanc des mouvements non violents pour la paix, ni le noir de l'anti-autoritarisme des libertaires et des anarchistes, et encore moins le vert de la lutte pour une humanité juste et libre sur une planète habitable." (J. Reichmann cité par M. Löwy, Ecosocialisme, p. 45.Voir, par exemple, ici, pour des développements sur le concept d'écosocialisme. Précisons encore que nous intégrons ici dans le drapeau vert de l'écologie, la défense de la cause animale.) (1)
 
Au bout du compte, c'est la conclusion logique qui semble s'imposer au terme de ces deux siècles d'histoire politique tels qu'ils ont été retracés ici. S'obstiner encore à vouloir penser ce conflit en termes de droite et de gauche, à l'heure où ce clivage s'épuise, où les intérêts du bourgeois l'ont l'incliné vers un vote de gauche, et ceux du pauvre vers un vote de droite, c'est alimenter des divisions stériles entre un prétendu "peuple de droite" et "un peuple de gauche", ce qui revient à brouiller la véritable ligne de fracture, celle que la symbolique des couleurs bleu et rouge permet véritablement de penser; sur le plan économique entre la classe qui vit de son capital et le peuple qui en est réduit à lui céder sa force de travail; sur le plan politique, entre la réalité du gouvernement représentatif qu'a imposé la bourgeoisie républicaine et le projet de la démocratie issu des forces rouges de la nation qui attend de renaître...

(1) En complément du chantier ici ouvert sur les communs, on peut renvoyer au livre en libre accès de David Bollier, La renaissance des communs, pour s'en faire une idée plus précise.






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