vendredi 4 avril 2014

3) Résistance au capitalisme cognitif: les communs de la connaissance

Il ne faudrait surtout pas sous estimer la résistance qu'oppose le monde  à l'extension du capitalisme cognitif. C'est la lutte qui est menée aujourd'hui contre le deuxième grand mouvement des enclosures par la communauté mondiale des informaticiens, et, plus largement encore, par la communauté mondiale des utilisateurs du réseau Internet, pour laisser ouvertes et libres de circuler les ressources abondantes de la connaissance à l'âge de l'informatique.
Elle constitue ce "bon usage de la piraterie"  qui l'oppose à sa forme prédatrice dans le capitalisme cognitif. Que Latrive emploie le terme de "partageux" pour désigner les membres de cette communauté mondiale des informaticiens est lourd de sens. Dans son combat contre les grandes firmes capitalistes en position de monopole dans le domaine des logiciels, comme Microsoft, il note que "Bill Gates n'en a pas fini avec les partageux." (Je souligne. Latrive, Du bon usage de la piraterie, p. 82) Ou encore, "le succès croissant des "biens communs informationnels", tous issus de l'esprit du logiciel libre et portés par des partageux volontaires du monde entier, laisse espérer quelques ouvertures dans le domaine de l'immatériel." (Je souligne encore; ibid., p. 173) Pour celui qui a quelque connaissance de son histoire politique moderne, il est impossible de ne pas faire le rapprochement avec ce qu' a été le mouvement socialiste ouvrier du XIXème siècle. Ses activistes se définissaient déjà, par opposition à l'égoïsme bourgeois de la société de marché (le bleu du drapeau national), comme étant des "partageux" (le rouge du drapeau national). Il est difficile de ne pas être tenté de concevoir cette communauté de connaissance, à l'âge de l'informatique, comme étant héritière du projet politique dont  a été porteur le mouvement socialiste ouvrier du XIXème siècle. Il y a ici la continuité d'une seule et même tradition de pratiques sociales qui remettent en question la société de marché où règnent la concurrence et le chacun pour soi. Les pratiques de réciprocité et de  mise en commun des ressources passent du plan de l'économie matérielle, sur lequel se situait le mouvement ouvrier, au plan immatériel d'une économie de l'abondance sur lequel cette pratique partageuse montre sa supériorité par rapport aux modes d'intégration marchands, en étant seule capable de tirer tout le potentiel créateur du caractère cumulatif et de la loi des rendements croissants de la connaissance. C'est ainsi qu'est né et s'est développé dans le monde entier le mouvement pour les logiciels libres, l'élaboration en commun de programmes informatiques: "Les logiciels libres, Linux en tête, des programmes accessibles gratuitement, conçus par des milliers de programmateurs dans le monde au nom du "partage" et du libre accès."  (Latrive, p. 82) Tout est partie de l'initiative d'un homme, R. Stallman:" La légende veut qu’à un moment donné de l’année 1984 Richard Stallman essaya de mettre en marche une imprimante. Comme cela ne fonctionnait pas, il voulut regarder de plus près le programme et constata que celui-ci se trouvait sous une licence interdisant de modifier ce que l’on nomme le code – source, donc les lignes du programme." (M. Spielkamp, Qui ne mange pas, ne peut penser.) Ce verrou était pour lui une atteinte insupportable à sa liberté de rectifier et d'améliorer les programmes informatiques qu'il utilisait. Comme il ne pouvait pas s'attaquer directement à la législation, son génie consista à noyauter le droit de propriété intellectuelle pour y introduire le virus du libre accès. Il décida de lancer ses propres programmes informatiques sous la licence GPL (General Public License) qui comportait une clause capitale empêchant quiconque de rendre exclusif les ressources qu'il mettait à disposition:"quiconque désirait utiliser un programme placé sous cette licence afin de le développer et d’en faire d’autres licences, devait consentir à remettre ses résultats à la disposition de tous, sous cette même licence." Il s'agissait,  en quelque sorte, de "souder les portes ouvertes" comme les LIP en avaient eu l'idée, dans un tout autre contexte, qui était celui de l'usine qu'ils occupaient en France dans les années 1970. Dans le cas de Stallman, cette soudure était d'ordre juridique. Si le "droit est comme la peau des couilles" et peut se tendre dans tous les sens comme le disait un avocat à l'humour graveleux, rien n'empêche qu'il ne puisse être retendu à contre sens du mouvement de durcissement des droits de propriété intellectuelle:"Stallman qualifie aussi son concept de Copyleft - principe, face au Copyright. Voilà un magnifique jeu de mots (du verbe to leave, N.du T.), plus on y réfléchit et plus il devient intéressant. Il indique en somme que la licence du logiciel libre sape le système du droit d’auteur en utilisant ses propres règles." (ibid.) Le concept de logiciel libre, tel que Stallman l'inventa, se définit par quatre libertés fondamentales:
"-Liberté 0: avoir toute latitude à développer un programme selon sa volonté ; 
- Liberté 1 : permettre de pouvoir le faire évoluer soi-même, c'est-à-dire avoir accès au code – source et pouvoir l’utiliser librement. 
-Liberté 2 : celle d’aider son voisin, c'est-à-dire d’être libre de copier le logiciel libre et de le transmettre à autrui si on le désire. 
- Liberté 3 : celle d’aider sa communauté. C’est la liberté de publier une version modifiée du logiciel libre et de le distribuer.
Lorsque toutes ces quatre libertés sont garanties, alors un programme devient logiciel libre."

(R. Stallman cité par M. Spielkamp dans, Qui ne mange pas, ne peut penser.) La socialisation des ressources, leur mise en commun, loin d'être une entrave à la liberté, est, au contraire, sa condition première. Les libéraux qui voient le socialisme comme une menace pour les libertés individuelles se trompent complètement de cible. En réalité, c'est plutôt à leur propre politique de privatisation de la connaissance qu'ils devraient faire ce reproche s'ils étaient cohérents avec eux-mêmes. Bien avant l'ère de l'informatique,  Brecht avait déjà parfaitement formulé  le principe sur lequel  se fonde  la propriété sociale qui rend possible une pleine liberté pour chacun:"Toute chose appartient à qui la rend meilleure", ce qui implique que cette chose soit conservée en libre accès pour que n'importe qui puisse contribuer à son amélioration. Ce principe suppose une "communauté de production de connaissance" constituant pour Yochaï Benkler, professeur de droit à l'université de Yale, un nouveau mode de production en commun alternatif aussi bien à l'Etat qu'à l'entreprise privée, appelé à se développer. (cf. Latrive, Du bon usage de la piraterie, p. 174) Le génie de la langue anglaise  exprime bien  le double de ce qui est libre: le "free" au sens de ce qui est non exclusif, en libre accès pour tous, et, le "free" au sens de la liberté, (freedom). Ce qu'affirme le mouvement pour les logiciels libres, c'est que l'un ne peut pas aller sans l'autre.
C'est en ce sens qu'un socialiste français du XIXème siècle comme Fournière  avançait l'idée que le socialisme ainsi compris, loin de s'opposer au principe de liberté revendiqué par les libéraux et leur projet de société de marché, en constituait, au contraire, la forme la plus aboutie et et la plus cohérente et n'hésitait pas à  définir ce socialisme comme un "libéralisme d'extrême gauche". (cf. Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 226)  Mais, les choses ne s'arrêtent pas là: l'essor des logiciels libres  a entraîné à sa suite une contre vague beaucoup plus vaste au mouvement des enclosures de la connaissance qui ne concerne plus seulement une communauté mondiale d'informaticiens mais les simples utilisateurs du réseau internet. Wikipédia est l'exemple le plus connu de la création d'une nouvelle forme d'intégration économique fondée sur la coopération, le don et la mise en commun des ressources abondantes de la connaissance qui dépasse les limites insurmontables du capitalisme cognitif. Il s'inspirait, à la base, du mouvement de création collective des logiciels libres comme le rappelle son fondateur, Jimmy Wales: "J'étais impressionné par le mouvement du "logiciel libre" fondé sur le bénévolat, l'entraide et le partage de connaissances, qui a produit les meilleurs logiciels du monde. Je voulais étendre ce concept au-delà de l'informatique, et créer une encyclopédie générale, gratuite et ouverte à tous, produite par les internautes intéressés." (cité par Latrive, Du bon usage de la piraterie, p.173 et suite pour une réflexion plus approfondie et critique sur Wikipédia et les nouveaux problèmes que pose une telle "communauté mondiale de production de connaissances"; elle est une des premières ébauches de quelque chose qui en est encore à ses débuts et qui reste donc extrêmement perfectible.) De la même façon que les logiciels libres ont montré leur supériorité sur les logiciels privatifs, remettant en question le mythe libéral de l'efficience des marchés, de la même façon, Wikipédia a fini par supplanter les encyclopédies payantes. Trois principes fondamentaux, qu'on retrouve à la base du logiciel libre, commandent l'essor des mouvements de ce socialisme de l'immatériel:
-"La "diffusion" prime sur la "propriété." (ibid., p. 173)
-"la coopération l'emporte sur la concurrence." (ibid., p. 173)
-"le "produit" final est considéré comme un bien commun, appartenant à tous en général et à personne en particulier." (ibid., p. 173)
Les activistes de ce socialisme de l'immatériel sont des sortes de Robin des bois des temps modernes, les hackers, dont l'éthique affirme "que "le partage d'information est un puissant bien positif" et qu'il est de leur "devoir moral de partager leur expertise"." (ibid., p. 113) C'est l'occasion de saluer ici la mémoire d'une de ces figures qui a laissé sa vie dans ce combat  en 2013, A. Swartz.

 On ne plaisante pas avec la piraterie des temps modernes dès lors qu'elle menace d'effondrement le capitalisme dans "un monde où plus rien n'aurait de valeur" si on laissait les biens immatériels de la connaissance circuler librement. Un dirigeant d'un laboratoire pharmaceutique, à propos de la duplication illégale des médicaments, avertissait que ces "actes de piraterie seront éradiqués comme l'a été la piraterie [maritime] au XVIIème siècle." (cité par Latrive, ibid., p. 14)
 Il reste que, si nous sommes entrés, avec l'informatique, dans l'ère de l'abondance de connaissance, "cela ne signifie nullement qu’une partie de la population sache déjà quoi en faire, c’est bien l’inverse..." (Spielkamp, Qui ne mange pas, ne peut penser)(1) Le réseau internet sera ce que ses utilisateurs voudront ou sauront quoi en faire. Notre ambition ici était de montrer qu'il existe un mouvement réel des choses dans la "communauté mondiale de production de connaissance"  qui est éveillée aux enjeux sociaux, économiques, culturels fondamentaux que pose cette nouvelle ère de la machine, et qui sait quoi en faire, en cherchant à en tirer toute le potentiel créatif et émancipateur, ce qui suppose, entre autres, de dépasser l'horizon étroit du droit bourgeois fondé sur la propriété privée des moyens de production et la quête du profit. Cette communauté ne demande qu'à s'élargir. (voir, des exemples, parmi tant d'autres, les sites francophones de La quadrature du netFramablog, de B. Bayart ou encore, d' APRIL)
Évidemment, refuser l'organisation artificielle de la rareté par le capitalisme et souder ouvertes les portes des ressources abondantes de la connaissance, à l'ère de l'informatique pour garantir leur gratuité,  pose le problème d'une alternative quant à la façon dont les membres d'une telle communauté doivent assurer leur subsistance. C'est à ce point précis que se fait l'articulation entre cette nouvelle forme de production en commun et la question de l'institution d'un revenu inconditionnel. Faute d'envisager une nouvelle politique du revenu alternative au salariat, ces activités de production en commun reposant sur le bénévolat sont entrain de tomber sous la coupe de la logique marchande:"C'est ce qui est arrivé à Linux: les communers manquaient de temps libre et de ressources financières, IMB et d'autres ont capturé Linux dans leur modèle d'affaires et aujourd'hui 80% du programme de Linux est écrit par des salariés qui travaillent pour Google, IMB et d'autres. Ce qui ne peut pas ne pas avoir une influence sur les objectifs mêmes de la programmation." (C. Vercellone, Faut-il défendre le revenu de base?, p. 8) Pour envisager la possibilité d'un revenu inconditionnel qui mette ces activités à l'abri de leur captation marchande qui les dénature, nous allons tenter de nous sortir le marteau de l'économie de la tête... (suite)

(1) Une surabondance d'informations n'est pas un gage suffisant de progrès de l'esprit humain. Elle peut même conduire, au contraire, par la désorientation qu'elle entraîne, à des régressions et rendre les gens plus réceptifs à des appareils de propagande, ce à quoi avait déjà rendu attentif  Ellul, traitant des Mass Media, dans son ouvrage Propagandes. Comme il le soulignait, ce qui prédispose à la propagande, au contraire de ce que l'on aurait tendance à croire, c'est bien d'avantage la sur information que la sous information. Il nous semble évident qu'avoir la capacité de traiter de façon féconde et intelligente la masse immense de données qui circulent à l'ère de l'informatique requiert comme condition préalable et indispensable l'acquisition d'une solide culture générale; il  faudrait à l'utilisateur "de vastes connaissances préalables, en histoire, géographie, économie, politique, sociologie (etc.), pour comprendre et situer les informations qu'il reçoit." (Ellul, Propagandes, p. 335). Il est malheureusement très douteux qu'une telle acquisition soit facilitée dans les conditions sociales actuelles.





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