mardi 15 avril 2014

1a) Qu'est-ce qu'un socialisme de liberté? Renaissance des sociétés primitives à un niveau supérieur.

Mise à jour, le 22-07-2019.
Notions du programme en jeu: la politique, la liberté, le langage, l'histoire, la morale, les échanges.

Le problème des mots.
Une remarque préliminaire nécessaire pour porter l'attention sur un malentendu inévitable tenant compte de l'évolution du sens du mot "socialisme" depuis son invention au XIXème siècle. Il fait partie de ces termes usés jusqu'à la corde qui a fini par désigner toute autre chose que ce qu'il signifiait à l'origine: on définira cela comme un usage orwellien. La confusion est ici systématique. En fait, on ose encore à peine prononcer le mot tellement il a été  l'objet d'un rejet massif dans l'opinion publique, ô paradoxe, sous la présidence d'un dirigeant du Parti Socialiste, F. Mitterrand,  qui  sera pourtant réélu en 1988! Durant la décennie 1980, parmi les termes qui perdent le plus d'appréciations positives dans l'opinion, figure celui de "socialisme". (cf. A. de Besnoit, L'effacement du clivage Droite-Gauche, p. 12) (1) C'est pourquoi, une des figures majeures de cette philosophie politique au XXème siècle, Castoriadis, suggérait, à la fin de sa vie, de le jeter à la poubelle pour inventer de nouveaux mots. C'est un problème de langage terrible qui est le même que celui qui faisait dire à Polanyi que "nous devons absolument exiger [...] de nouveaux termes, qui nous libéreraient de notre impuissance totale et funeste à décrire les événements les plus banals de notre époque sans suggérer précisément le contraire de ce que nous voulons exprimer." (Polanyi, Essais, p. 425)


Nous n'aurons pas la prétention d'inventer ici des néologismes qui devraient bien finir par s'imposer avec le temps (le vocabulaire actuel qui tourne autour de la notion de "commun" nous semble indiquer une voie prometteuse en ce sens). Le titre que nous lui avons donné, "Socialisme de liberté: renaissance des sociétés primitives à un niveau supérieur", suffira, dans un premier temps, à mettre en garde pour ne surtout  pas assimiler ce dont nous parlerons ici avec ce qui porte aujourd'hui l'étiquette de "Parti Socialiste" qui n'est plus qu'une carcasse vide et encombrante pour la plupart de ses dirigeants.

(1) S'appesantir sur les raisons de ce drôle de paradoxe nous écarterait trop du sujet à traiter ici; voir, à ce propos, l'introduction à la série, Bleu-blanc-rouge aperçus d'une philosophie et d'une contre histoire politiques modernes.

Renaissance des sociétés primitives à un niveau supérieur
Précisons tout de suite que cette renaissance de la société dont nous parlons ici  n'est évidemment pas synonyme de retour à l'âge de pierre. Le concept de "socialisme de l'immatériel" tel que nous l'avons développé dans la partie précédente, devrait déjà avoir permis de dissiper ce malentendu. Bien au contraire, le principe d'intégration économique de la réciprocité qu'implique un socialisme de liberté, est celui qui nous semble être le plus adéquat à l'ère de l'informatique pour en développer tout le potentiel créateur conformément à la loi des rendements croissants qui exige la circulation la plus libre possible de la connaissance au sein d'une communauté de production de connaisance. Le cas emblématique des logiciels libres que nous avons vu illustre parfaitement la supériorité de cette nouvelle forme d'organisation de la production reposant sur la coopération et l'autonomie des équipes à l'organisation hiérarchique du capitalisme qui devient obsolète dans le cadre d'une économie de la connaissance:"Des deux fonctions du capitaliste que distinguait Marx, celle de chef d'orchestre et celle despotique de l'extraction de plus-value, il ne reste souvent plus que la seconde. Les formes d'organisations autonomes s'avèrent dans bien des cas supérieures, en terme d'efficacité, aux entreprises capitalistes." (C. Vercellone, Faut-il défendre le revenu de base?, p. 5) Voilà qui égratigne, au passage, le mythe de l'efficience des marchés. La "communauté mondiale de production de connaissance" tend vers une sorte de néo primitivisme qui correspond bien au socialisme de liberté dont avait rêvé Tönnies et tant d'autres, tout au long du XIXème et XXème siècle, partout en Europe et dans le monde:"L'idéal de Tönnies était la restauration de la communauté - non par un retour à l'âge préindustriel de la société, mais par la promotion d'une forme plus élevée de communauté qui succéderait à notre civilisation actuelle. Elle serait à ses yeux une sorte de phase coopérative de la civilisation, qui conserverait les avantages du progrès technique ainsi que la liberté individuelle, tout en restaurant l'intégrité de la vie [...] sa position ressemblait à celle de Robert Owen ou, parmi les penseurs modernes, à celle de Lewis Mumford." (Polanyi, La subsistance de l'homme, pp. 93-94) Cela correspond aussi au concept de socialisme tel que Marx avait fini par l'élaborer dans ses derniers écrits, en s'inspirant des travaux de  l'anthropologie, alors entrain de naître en tant que discipline scientifique, celle, en particulier de Lewis Morgan; il s'agissait d'envisager une "renaissance (a revival) dans une forme supérieure, d'un type social archaïque." (Cité par Michéa, Les mystères de la gauche, p. 44) C'est tout à fait en ce sens que C. Fourier fixait déjà, dans les premiers temps du socialisme au XIXème siècle, ce que devait être sa grande ligne directrice, en même temps que son grand problème à résoudre:"Le génie devait retrouver les voies de ce bonheur primitif et l'appliquer à la grande industrie." (Cité par E. Hobsbawn, L'ère des révolutions, 1789-1848, p. 311)

Libéralisme et socialisme
Le défi que doit relever la communauté néo primitive est de restaurer le lien social sans étouffer le développement de la libre individualité. Bien au contraire, les deux doivent pouvoir s'impliquer mutuellement. De ce point de vue, la distance qui semble séparer libéralisme et socialisme est trompeuse. Une des grandes figures intellectuelles du libéralisme au XXème, Bertrand Russell, est un cas emblématique de quelqu'un qui est passé du libéralisme au socialisme parce qu'il y trouvait les formes institutionnelles adéquates pour réaliser les idéaux du premier. Il s'était fermement opposé aux institutions économiques du laissez-faire et leur identification fallacieuse à la liberté, qui, en réalité, donnent un pouvoir exorbitant à une petite minorité sur le grand nombre. Pour un authentique libéral comme Russell, le critère fondamental pour juger de la valeur d'une société consiste à déterminer dans quelle mesure elle favorise le développement de la libre individualité. Or, ce que montre l'évolution des sociétés modernes, c'est que "le libéralisme traditionnel est incapable de forger les institutions susceptibles de défendre ses propres valeurs." (voir à partir de 14'10 cette conférence de J.J. Rosat au Collège de France) Comme le disait Russell lui-même, "je suis de ceux qui [...] sont passés du libéralisme au socialisme, non pas parce que j'aurais cessé de vénérer la plupart des idéaux libéraux mais parce que je ne vois plus guère de place pour eux à moins d'une transformation complète de la structure économique de la société." (Russell, Le socialisme et les idéaux du libéralisme, Le pacifisme et la révolution, p. 283) (1) Soit dit en passant, c'est une des critiques qu'on peut adresser à un auteur comme Michéa, qui se revendique de l'héritage du socialisme originel, lorsqu'il juge incompatible le libéralisme et le socialisme, ce qui peut expliquer, au moins en partie, pourquoi il est si facilement récupérable par l'extrême droite.
B. Russell est un des derniers grands libéraux à avoir conservé vivace ce qu'a été l'héritage émancipateur des premiers libéralismes forgés au XVII et XVIIIème siècle. Si vous faisiez revenir un libéral de cette époque héroïque pour l'inviter à visiter notre monde, il serait sûrement éffaré qu'on le lui présente comme "libéral". Donnons en quatre illustrations particulièrement importantes.
-D'abord, si nous prenons juste une de ses principales figures, J. Locke, il considérait qu'un individu qui doit céder à un autre son propre travail perdrait l'un des attributs les plus précieux de la liberté; or, c'est bien ce qui se passe aujourd'hui, pour plus de 90 % des "actifs", enrôlés dans le régime du salariat; pour un libéral de cette époque, une démocratie libérale serait proprement impossible dans une telle société de larbins aux ordres de patrons, eux-mêmes aux ordres d'actionnaires. 
-Ou encore, pour donner une deuxième illustration illustration de ces entorses aux principes fondamentaux du libéralisme classique, parlons de cet autre rouage clé de nos sociétés dites "libérales", relevant du droit celui-là, celui qui accorde à des constructions juridiques, les corporations, comme Facebook, Monsanto et d'autres de même farine, le statut de personnes morales ayant les mêmes droits que des personnes physiques, bien réelles, celles-ci: une telle juridiction aurait fait sursauter n'importe que libéral des origines qui y aurait tout de suite vu une sérieuse menace pour les libertés individuelles; et, de fait, c'est bien ce qui se passe aujourd'hui tant ces organisations ont acquis un pouvoir démesuré sur la vie des populations. 
-Et cela nous amène directement à la troisième perversion du libéralisme examinée ici qui recoupe en partie la précédente. Si nous comparons le XIXème et le XXème siècle quant à la question de la liberté d'opinion estimée fondamentale (c'est même le premier article de la Constitution des Etats-Unis), nous constatons que nous nous sommes, là aussi, égarés aux antipodes du libéralisme classique qui voulait mettre au coeur de sa doctrine la liberté de l'individu de pouvoir diffuser ses opinions. Cela était valable jusqu'au XIXème siècle, où il s'agissait de revendiquer ces libertés individuelles contre le pouvoir de l'Etat. Mais, au XXème siècle, avec l'avènement des moyens de communication de masse, l'individu a été balayé de la scène pour devenir l'enjeu d'une confrontation qui passe désormais entre des groupes géants, détenteurs de ces médias, et les pouvoirs publics:"aujourd'hui, du fait des M.M.C. (Mass Medias Communication), l'individu se trouve éliminé de la bataille... c'est un débat qui oppose l'Etat à des groupes puissants [...] Il n'est plus le combattant de cette compétition pour la libre expression de la pensée: il en est l'enjeu." (J. Ellul, Propagandes, p. 261)
 -Enfin, last but nos least, n'importe quel libéral des origines aurait considéré comme là aussi profondément attentatoire aux libertés individuelles la constitution d'armées de métiers permanentes et professionnelles: parmi les premiers des droits qu'il aurait revendiqué figure le droit pour tout citoyen d'être armé et d'assurer lui-même la sûreté du territoire (la constitution d'un corps de professionnels des armes faisant passer à une logique de la sécurité qui est toute autre chose). C'est dans le droit fil de cet héritage de l'esprit des premiers libéralismes que le président D. Eisenhower, en personne, s'alarmait dès les années 1950 du poids de plus en plus écrasant du complexe militaro-industriel sur la société américaine:"La conjonction d’une armée massive et d’une vaste industrie de l’armement est inédite chez nous. Nous devons nous protéger d’une trop grande et injustifiée influence, voulue ou non, du complexe militaro-industriel. Ne laissons jamais cette combinaison menacer notre liberté et notre démocratie." Force est de constater que plus d'un demi-siècle après, absolument rien n'a été fait pour endiguer ce pouvoir.

C'est pour au moins ces quatre séries de raison qu'on peut être d'accord avec l'une des dernières grandes figures encore vivantes de ce legs des premiers libéralismes, N. Chomsky, lorsqu'il insiste sur le fait, qu'il y a en réalité une opposition radicale entre ce qui les animait et leurs versions actuelles, ce qui fait que, soit-dit en passant, l'emploi du terme de "libéralisme" pose autant de problèmes que celui de "socialisme", les deux désignant indifféremment des choses aussi éloignées que possible l'une de l'autre:"Contrairement à sa version contemporaine, le libéralisme classique s'attachait principalement au droit des individus à contrôler leur propre travail et à la nécessité d'un travail créatif libre sous son propre contrôle, le droit à la liberté et à la créativité humaine. Pour un libéral classique, le travail salarié capitaliste aurait paru totalement immoral parce qu'il entrave le besoin fondamental des gens de contrôler leur propre travail: vous êtes l'esclave de quelqu'un d'autre. En fait, il n'existe pas de points de vue plus antithétiques que libéralisme classique et capitalisme; si vous prenez les principes de base du libéralisme classique et que vous les appliquez à la période moderne, je pense que vous vous approchez d'assez près des principes qui animaient la Barcelone révolutionnaire de la fin des années 1930, ce qu'on appelle "l'anarcho-syndicalisme". C'est tout aussi bien ce qu'avait en vue B. Russell quand il parlait du socialisme comme étant la seule voie à son époque qui pouvait permettre de réaliser les idéaux libéraux; il ne pouvait s'agir que de sa version anti-autoritaire et libertaire qu'il trouvait dans les courants du socialisme de guilde. On peut aussi comprendre pourquoi, en sens inverse, des socialistes comme E. Fournière ont pu facilement récupérer l'héritage du libéralisme pour définir le socialisme comme un "libéralisme d'extrême- gauche." (Cf. Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 226) CQFD: si vous voulez voir le genre d'institutions de notre époque qui ont permis d'incarner au mieux les principes des premiers libéralismes, ce n'est pas vers Wall Street ou Amazon qu'il faut se tourner, mais, plutôt, par exemple, vers les collectivités paysannes autogérées d'Aragon dans l'Espagne de 1936.
Il faut donc conclure de ces analyses que ce qu'on appelle aujourd'hui "néolibéralisme" est un terme tout ce qu'il y a de plus trompeur lorsqu'il laisse croire qu'on aurait affaire à une renaissance du libéralisme classique. Au contraire, il faut dire que sur tous les points fondamentaux exposés ici, ils sont aux antipodes l'un de l'autre.

Le socialisme de la réciprocité
Si le socialisme doit être compatible avec le développement de la libre individualité, c'est à cette condition expresse que nous ayons affaire à ce qu'il a d'abord été en pratique, particulièrement dans le mouvement ouvrier, une façon de faire-société édifiée sur la base prioritaire de la réciprocité. Inutile d'y revenir ici. Nous avons déjà développé la triple distinction à faire entre les formes agonistiques, injurieuses ou fraternelles du don, pour montrer que seules les dernières, constituées sur la base de la réciprocité, préservent des risques de domination et peuvent donc induire une forme d'organisation sociale faite de liens forts qui n'asservissent cependant pas.

Nous aimerions ici aller encore plus loin et penser la réciprocité comme étant l'arkhè de l'histoire; la racine grecque "arkhè" signifie, à la fois, le commencement et le commandement. En ce double sens, la réciprocité est, à la fois, ce par quoi  commence l'histoire humaine, et ce qui commande et fonde secrètement tout ce qui suit. Sa relégation à l'arrière plan des sociétés humaines à mesure que les autres principes d'intégration  économique venaient tour à tour occuper le devant de la scène ne doit pas nous aveugler sur le fait qu'elle n'est pas un simple "commencement et [...] une forme inférieure. C'est un fondement dont les effets sont sensibles au présent. La mise en évidence d'archaïsmes n'est pas celle de faits "primitifs" au sens de "premiers" ou "originels" [...] mais une sorte de fondation oubliée que l'Autre révèle au sein même de nos propres sociétés." (Servet, Socioéconomie et démocratie, L'actualité de Polanyi, p. 194) C'est ce que Mauss appelait le "roc" de toute société humaine imaginable, le noyau de toute morale, et que R. Steiner tenait pour la loi fondamentale qui doit structurer l'organisation socioéconomique d'une société qui veut favoriser sa propre prospérité et éviter de créer de la misère en son sein:"La prospérité d’un groupement d’hommes oeuvrant ensemble est d’autant plus grande que chacun revendique le moins possible les fruits de son travail pour son propre profit, c'est-à-dire que plus il en fait profiter ses collaborateurs, et plus ses propres besoins sont couverts, non pas par le résultat de son travail à lui, mais par celui des autres. Toutes les organisations au sein d’une communauté humaine qui vont à l’encontre de cette loi créeront à la longue, ici ou là, de la misère…" (R. Steiner cité par U. Rösch, division du travail, globalisation et avenir du travail) On aura facilement reconnu ici le principe d'intégration économique dominant de la réciprocité des sociétés primitives dans lesquelles tous les membres bénéficiaient d'une protection sociale les mettant à l'abri de la misère. On ne peut imaginer principe plus contraire que l'utopie des théories  du libéralisme économique d'une main invisible du marché censée favoriser la prospérité des populations en incitant chacun à ne travailler que pour lui-même, comme A. Smith l'imaginait dans sa Richesse des nations. La misère qu'elle engendre hier comme aujourd'hui, sur une échelle sans précédent, mérite que l'on prenne en considération la perspective contraire. On se rappelle, par exemple, que déjà T. Paine, à la fin du XVIIIème siècle, s'étonnait de ne trouver dans les tribus indiennes d'Amérique du Nord, à une époque où elles étaient encore protégées des méfaits de la "civilisation", nulle trace de la misère que l'on trouvait dans les grands centres industriels de l'Europe. Si le socialisme ainsi entendu nous semble si important, c'est parce que nous avons quelque raison de l'inscrire dans les termes d'une alternative "socialisme ou barbarie" dans laquelle il offre une perspective de sortie civilisée par le haut de la crise actuelle; à défaut  risquent de s'imposer les voies les plus régressives, celles qui mènent à la barbarie...

(1) Ce cheminement russellien, datant de la Première guerre mondiale, paraîtra d'autant plus curieux que nous avons été, dans le dernier tiers du XXème siècle, familiarisé avec l'itinéraire inverse, qui a fait passé des bataillons d'intellectuels du socialisme au libéralisme, non plus, de façon dialectique, pour trouver à réaliser des idéaux socialistes, mais pour entériner leur reniement.

3 commentaires:

  1. Votre alternative d'un "socialisme de liberté" avec "renaissance de la société primitive à un niveau supérieur" est intéressante, voire séduisante. Mais je vais me faire un peu contradicteur pour éprouver votre modèle (ce qui vous permettra éventuellement, si mes critiques vous paraissent fondées, de le perfectionner). D'abord je pense que vous n'extrayez du modèle sociologique de la tribu primitive qu'une de ses composantes, qui est le fonctionnement économique qui met chaque membre à l'abri de la misère. Mais qui dit que ce modèle puisse fonctionner dans une société où les autres composantes fondatrices du modèle tribal (religieuses, identificatoire) ne sont pas réunies. Ensuite, vous vous appuyez surtout sur des modèles théoriques qui se qualifient parfois d'utopie, peut-être en connaissance de cause que l'utopie est davantage un belvédère de la pensée qu'un plan destiné à être mis en pratique. Par ailleurs, les modèles que vous décrivez (collectif des femmes andines, squat en Catalogne) visiblement opérationnels sont en revanche des organisations alternatives de petite taille, avec une fonction ou des fonctions majeures mais non toutes les fonctions d'une société. Ces organisations trouvent leur force dans le contrepoint avec le modèle dominant (société libérale et/ou patriarcale) sur le modèle de la résistance dans une perspective de socialisation plus juste. Qui dit qu'elles perdureraient si ce facteur de résistance n'était plus en jeu ? En outre ces collectifs fonctionnent de manière intriquée avec le libéralisme économique qui leur est extérieur : pourraient-ils fonctionner sans lui ?
    Si l'on revient sur le modèle tribal, dont vous n'extrayez que l'idéal économique et social, il me semble que la tribu se fonde sur une communauté de valeurs qui forme socle du religieux. Le mode tribal, que l'on a peut-être tendance à idéaliser soit du fait d'un rousseauisme latent soit en raison de notre pensée postcoloniale, est tout de même un modèle endogène, fermé et exclusif. Qui dit que des groupes fondés sur ces valeurs ne réagiraient pas les uns par rapport aux autres comme des communautés d'intérêts, c'est-à-dire à l'échelle collective comme les individus en compétition dans l'économie libérale et le struggle-for-life ? Et si le modèle de la société primitive était étendu à la société dans son ensemble, que ferait-on des individus qui ne voudraient pas entrer dans ce mode postmoderne de socialisme ? Ne risque-t-on pas, alors, de retomber dans la dérive totalitaire qu'a connu l'utopie communiste au XXème siècle ?
    Il me semble que, parmi toutes ses tares, le modèle du libéralisme économique est encore celui qui est, malgré tout (pas possible de mettre ces deux mots en italique dans cette zone de commentaire) le plus respectueux de la liberté humaine, c'est-à-dire de la diversité des opinions, et des contradictions inhérentes à chacun.

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  2. Les questions que vous soulevez me conviennent tout à fait; il me semble déjà y avoir un petit peu répondu dans cette partie et la suivante.
    La partie suivante de mon exposé sur laquelle je travaille en ce moment, dont j'ai du mal à venir à bout d'ailleurs tellement elle soulève des questions épineuses (hiérarchisation des principes d'intégration sociale et économique dans une société complexe suivant un socialisme de liberté), me semble être encore plus centrée sur les interrogations que vous soulevez. Disons le tout de suite: je pense comme vous qu'il serait toxique au plus point de prétendre s'appuyer sur un principe unique et totalisant pour oeuvrer à un monde plus décent et sortir de l'ensorcellement du TINA. Cette position n'a rien d'originale; elle était déjà celle de Mauss ou de Polanyi et d'autres aujourd'hui; elle laisse de la place à des éléments d'une économie de marché en en reconnaissant certaines vertus émancipatrices que vous soulignez et que j'avais déjà mis un peu en évidence ...

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  3. PS: je soumet par ailleurs l'hypothèse que Rousseau, et avec lui, l'écrasante majorité de la pensée occidentale, n'a pas compris grand chose au mode primitif d'existence (voir la partie de mon exposé, le mode vie domestique; même si je sais bien que dans bon nombre de réinterprétations académiques, on fait du mythe du bon sauvage, un concept essentiellement opératoire; il n'empêche...)

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