samedi 8 mars 2014

2) Les sociétés primitives et la réciprocité

Mise à jour, 27-05-20

La réciprocité du don
Partons de cette légende soufie (le soufisme est un courant ancien de la mystique de l'Islam aujourd'hui persécuté par les fondamentalistes religieux), pour comprendre le principe d'intégration économique  qui prévaut dans les sociétés primitives, en commençant tout de suite par circonscrire ce ce que nous entendrons par là: des sociétés qui ignorent l'institution de l'Etat, sans écriture, et qui utilisaient encore à l'époque où l'on a pu les découvrir des outils de pierre taillés. Ce sont donc des sociétés qu'on a eu l'habitude de taxer d'arriérés, non civilisées, restées à quai en laissant filer le train de l'histoire, toujours définies par ce qui leur manquerait, et non positivement par ce qu'elles pourraient avoir qui manquerait plutôt aux nôtres, comme ne manquait pas de le faire remarquer l'anthropologue P. Clastres. Et pourtant ce que l'anthropologie nous appris d'elles invite à beaucoup de circonspection touchant cette représentation misérabiliste. Comme on a eu l'occasion de le développer dans cet article, au paragraphe, Le chimpanzé prométhéen vs le bonobo hermessien, on ne peut se contenter de réduire l'intelligence suivant les critères qu'on a l'habitude d'employer. Il y en a aussi une forme qui relève des capacités de coopération sociale. Et sous cet angle, les sociétés dites "primitives" le sont d'un coup nettement moins, si l'on s'en tient à la connotation habituellement péjorative du terme:
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Il est tout de suite essentiel d'attirer l'attention sur le fait que ce que nous visualisons ici, avec une économie maximale de moyens, ce n'est pas seulement un principe qui serait propre aux sociétés dites "primitives", même s'il ressortira le mieux chez elles; c'est universellement le "roc" du don, le noyau commun de toutes les morales humaines suivant le cycle du donner-recevoir-rendre, symbolisé, dans la mythologie grecque par les trois Grâces, Euphrosyne, Thalie et Alglaé,

sans lequel aucune société ne pourrait tenir debout, du moins, si l'on suit la thèse centrale de l'anthropologie du don héritée de l'oeuvre de Marcel Mauss, rejoignant par là, la sagesse soufie:"Cette morale est éternelle; elle est commune aux sociétés les plus évoluées, à celles du proche futur, et aux sociétés les moins élevées que nous puissions imaginer. Nous touchons le roc." (Mauss, Essai sur le don, p. 220) Comme le reformule Marshall Sahlins, " à la guerre de chaque homme contre chaque autre, Mauss substitue l'échange de tout entre tous." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 221)
Même si on le retrouvera donc partout, le système de don dépeint au paradis de la légende soufie mettant en scène le principe de réciprocité commandera tout particulièrement l'organisation des sociétés primitives, par exemple, celle des indiens Achés de la forêt amazonienne:"Toute leur vie sociale est organisée à partir de ce principe qui veut que  les animaux qu’on a tués, on ne doit pas les manger soi-même [baï jyvombré ja uéméré]." (Pierre Clastres, L’arc et le panier dans La société contre l’Etat, p. 98) (1) A défaut de respecter ce tabou, le chasseur s'attirerait la malédiction du pané (la malchance), crainte suffisamment forte pour dissuader quiconque de l'enfreindre. La théorie indigène repose sur la croyance que la conjonction, sur le plan de la consommation, entre l'animal mort et le chasseur, s'accompagnerait de la séparation, sur le plan de la production, entre le chasseur et les animaux vivants le contraignant à rentrer bredouille de ses chasses futures. Le principe de réciprocité, appuyé par des croyances magico-religieuses, oblige donc que je fasse don du produit de ma chasse aux autres pendant que les autres me font don du produit de leur chasse. C'est sur cette base fondamentale que se tissent les liens sociaux et que s'engendre une situation de confiance mutuelle fructueuse pour tous: "En contraignant l’individu à se séparer de son gibier, [ce tabou] l’oblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au lien social de se nouer de manière définitive." (ibid., p. 99) Dans un tout autre endroit du monde, chez les Aborigènes d'Australie, prévalait le même type de règle:"Tout homme était tenu de remettre le produit de sa chasse à ses beaux-parents; ce sont eux qui procédaient ensuite à la distribution auprès des bénéficiaires aux rangs desquels le chasseur ne figurait pas. Là aussi, les hommes mangeaient uniquement la viande qui avait été ramenée par d'autres - en l'occurence, les membres de leur belle-famille." (Darmangeat, Conversation sur la naissance des inégalités, p. 40) On retrouvera encore ce principe sous-entendu dans le dicton des Yukhagir de Sibérie:"Le chasseur tue, les autres gens ont." (Cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 269) C'est donc ce principe dominant d'intégration économique que l'on retrouve sur l'ensemble de la planète, partout où a été préservé cet héritage des formes primitives de vie sociale. Ainsi encore chez les Bergdama de l'Afrique du Sud-Ouest: de l'homme "au retour de son expédition de chasse, de la femme qui revient de cueillir des racines, des fruits ou des feuilles, on attend qu'ils offrent la plus grande partie de leur butin au bénéfice de la communauté [...] ce qui est donné aujourd'hui sera compensé par ce qui sera reçu demain." (Polanyi, La grande transformation, pp. 96-97) L'anthropologue Margaret Mead relatait, de la même façon, le mode de vie de l'Arapesh de Nouvelle Guinée:"S'il y a de la viande sur son fumoir au-dessus du feu, c'est ou bien la chair d'un animal tué par un autre, par un frère, un beau-frère, un fils de sa soeur etc., qui lui a été donnée [...], ou bien la chair d'un animal qu'il a tué lui-même et qu'il fume avant de la donner à quelqu'un d'autre, car manger le fruit de sa propre chasse [...] est un crime que commettent seuls les débiles mentaux (sic)..." ( Citée par Polanyi, Essais, p. 87) C'est encore la notion d'"ayni" centrale dans la culture des peuples andins et qui consiste en services que l'on se rend les uns aux autres. On comprend pourquoi dans une société où le lien social se tisse principalement par la réciprocité, celui qui ne joue pas le jeu du don appelant un contre don, la troisième séquence du rendre, et qui le garde pour lui, se déconsidère socialement:"c'est un jugement sévère de qualifier un homme mana ayni kuti ci ku q, celui qui ne fait pas correctement retourner l'ayni." ( G. Dumézil, Catégories et vocabulaire des échanges de services chez les Indiens Quechua, p.5) Pour résumer l'ensemble de ces données de l'anthropologie, ces sociétés se structurent sur la base d'une réciprocité généralisée qu'on pourrait schématiser par cette forme, qui constitue, en quelque sorte, la variante polanyienne de la légende soufie d'où nous sommes partis:"des familles vivant dans des huttes disposées en cercle pourraient alors aider leurs voisins de droite et être aidés par leur voisin de gauche, dans une chaîne sans fin de réciprocité." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 81-82) Ce qui est remarquable, c’est qu’il existe une illustration grandeur nature de ce modèle, dont Polanyi n’avait sans doute jamais entendu parlé, qui réside dans la façon dont certains villages du Pays basque organisaient leur structure de réciprocité jusque récemment: "Dans la commune de Sainte-Engrâce, par exemple, l’arrangement circulaire du village était aussi un modèle dynamique qui servait d’instrument de calcul pour organiser la rotation saisonnière des principales tâches et obligations. Jusque dans les années 1960 environ, la tradition voulait que, chaque dimanche, une famille aille faire bénir deux miches de pain à l’église. Elle en consommait une, puis présentait l’autre à son « premier voisin » (la maison située à droite de la sienne). La semaine suivante, c’était au tour de ce voisin d’en faire autant avec la famille vivant à sa droite, et ainsi de suite, dans le sens des aiguilles d’une montre. Une communauté d’une centaine de foyers mettait environ deux ans à boucler un cycle complet (…) Les soins prodigués aux défunts et aux mourants, eux circulent à rebours, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. » (Pour plus de détails voir Graeber et Wengrow, Au commencement était…, p. 375)
Si l'on voulait encore en trouver une application pratique, on observerait le schéma à l'oeuvre chez les Bochiman du Kalahari, à l'ssu de la cueillette, d'après ce compte-rendu ethnographique:"Ils ramassèrent près de 200 livres [de noix tsi]... Lorsque les gens eurent cueilli tout ce qu'ils pouvaient trouver, que tous les sacs furent pleins, ils se déclarèrent prêts à aller à Nama, mais lorsque nous amenâmes la jeep et commencâmes à charger, nous les trouvâmes s'affairant à donner et à recevoir, leur sempiternelle préoccupation, et ils avaient déjà commencé à se faire des cadeaux de noix tsi [...] Dikai donna un gros sac de noix à sa mère, laquelle en donna un autre à la femme principale de Gan Feet, et celui-ci, à son tour, donna un sac à Dikai." (Thomas cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 269-270) Aussi déconcertant que cela paraisse pour notre mentalité moderne, il en va donc ainsi dans toutes les aires géographiques du globe où se sont développées les formes primitives d'existence.
On aurait tort de croire que ces circuits de dons-contre dons ne concerneraient que des petites communautés de face-à-face. On trouve bien des cas où ils s'organisent sur une grande échelle dans les relations inter tribales établissant des liens d'amitié entre groupes qui préservent de la guerre. Comme le disait Mauss, il n' y a pas de milieu: soit on donne tout pour sceller la paix, soit c'est la guerre. Chez les Pangwe d'Afrique occidentale, la réciprocité s'organise en faisant circuler dans les deux sens le don sous ses trois espèces, l'hospitalité, les biens offerts et les services rendus; ainsi se déroulent des "visites qui peuvent durer jusqu'à un mois; pendant son séjour, l'invité aide son hôte dans tous ces travaux; à la fin du séjour, l'hôte va chercher les présents qu'il destine à son invité. Celui-ci rentre chez lui en emportant les cadeaux, mais son hôte repart avec lui...On recommence plusieurs fois cet échange de visites et de cadeaux." (Polanyi, La grande transformation, pp. 430-431) On comprend donc pourquoi le sens du don est  la forme élémentaire qui préside à l'apprentissage du savoir-vivre, ainsi chez les Bushmen du Kalahari (Afrique noire):"Les Bushmen affirmaient d'ailleurs qu'une des pires choses qui soient était de ne pas faire de cadeaux."( C. Darmangeat, Conversations sur la naissance des inégalités, p. 47) La règle qui veut que la nourriture soit donnée et partagée prévaut d'autant plus en situation de disette quand menace la faim. Le règne du chacun pour soi qui prévaut dans l'enfer de la légende soufi sera perçu comme une forme de comportement aberrant, contre nature, qui ne convient pas pour des êtres humains civilisés (le comble de l'ironie étant, bien sûr ici, que le colonisateur blanc prétendait justement apporter la civilisation à ces "Sauvages"), contrairement au préjugé typique de la mentalité occidentale qui croit voir dans l'égoïsme la norme naturelle et universelle des comportements humains. Toujours pour les Bushmen,"ce sont les lions qui pourraient agir ainsi, disent-ils, pas les êtres humains." ( Lorna Marshall citée par C. Darmangeat, ibid., p. 44) Typiquement, quand un comportement "anormal" marqué par l'égoïsme apparaît, qui conduirait un individu à faire valoir son intérêt au détriment des liens de solidarité qui unissent les membres de la collectivité, tout est mis en oeuvre pour le ramener sur le droit de chemin. C'est ce qu'on observe, par exemple, chez les pygmées Mbuti, qui chassent toujours ensemble en tendant de longs filets dans lesquels le gibier vient se prendre. Un jour, ils se sont rendus compte qu'un des leurs avait réalisé une prise exceptionnelle en plaçant son filet en avant par rapport à celui des autres pour s'accaparer tout le produit de sa chasse. Dans des cas de ce genre, l'ensemble de la communauté ne recourt généralement pas à la violence pour ramener le fautif à la raison, mais plutôt à la stigmatisation, à la moquerie et au dédain pour bien lui faire sentir la vergogne (la honte d'avoir mal agi), comme l'aurait formulé les Grecs anciens. Et le résultat est diablement efficace le plus souvent:"Cephu a fondu en larmes et a vite vu toute sa viande distribuée aux autres, même celle que son épouse avait tenté de cacher sous le toit de leur hutte." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 240)
A ce point, il doit être clair que l'égoïsme que nous avons fortement tendance, dans les sociétés occidentales, à considérer comme relevant d'une disposition naturelle de l'humain, dont il faudrait donc s'accomoder, tant bien que mal, ne l'est finalement pas tant que ça. Si on peut voir poindre des comportements de ce type dans les sociétés primitives, ils seront systématiquement considérés comme des déviations anormales dont la société doit savoir se prémunir pour garantir son intégrité:
"L'égoïsme serait-il naturel? Pour la majeure partie de l'humanité, l'égoïsme que nous connaissons bien n'est pas naturel au sens normatif: il est considéré comme une forme de folie ou d'ensorcellement, comme un motif d'ostracisme, de mise à mort, du moins est-il le signe d'un mal qu'il faut guérir." (M. Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 55) En naturalisant l'égoïsme, la mentalité occidentale n'a fait au fond, suivant un mécanisme ethnocentrique classique des sociétés humaines, que projeter sur l'ensemble de l'humanité les façons de se conduire jugées habituelles dans sa propre aire civilisationnelle, l'amenant à se forger une représentation faussée de la la nature humaine, et dans les grandes largeurs:" la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l'homme est sans doute la plus grande illusion qu'on ait jamais connu en anthropologie." (ibid., p. 55) 

Les axes de symétrie.
Ces circuits de réciprocité où prévaut "l'échange de tout entre tous" ne se font pas n'importe comment dans les organisations sociales primitives; ils se structurent généralement suivant des axes de symétrie où tout fonctionne par paires: un groupe donne, un autre groupe donne en retour. Ces axes peuvent être de nature très diverse suivant les cultures. Donnons en d'abord la structure générale avant d'en donner des exemples:"La réciprocité pourrait être illustrée par des flèches reliant des points disposés symétriquement selon un ou plusieurs axes." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 78) Sous sa forme la plus simple, on peut le schématiser ainsi:

Cette forme d'intégration économique se réalise donc suivant des groupes fonctionnant par paires qui font circuler l'un vers l'autre des circuits de dons-contre dons:"La réciprocité en tant que forme d'intégration et l'organisation symétrique allaient de pair. Cela pourrait être la véritable explication de la dualité bien connue observée dans l'organisation sociale." (ibid., p. 98) Illustrons les diverses formes que peut prendre cette structure duale. Chez les Bergdama de l'Afrique du Sud-Ouest, et, de façon très générale, dans l'ensemble des sociétés primitives de chasseurs collecteurs, un des principaux axes de symétrie est celui qui répartit, suivant une division en genres de la société, les groupes de femmes qui font la cueillette et les groupes d'hommes qui font la chasse. Dans les Andes, la symétrie homme-femme structure toute la vie sociale:"Le terme aymara "chacha warmi" désigne la complémentarité homme et femme et le fait qu'ils ne forment qu'un. La notion de complémentarité n'est pas envisagée uniquement d'un point de vue sexuel mais aussi par rapport aux activités sociales et économiques [...] c'est seulement quand l'homme et la femme sont en couple - jaq'i- qu'ils peuvent être considérés comme dignes d'entrer dans le monde des autorités politiques. Une personne seule est vue comme irresponsable." (Sophie Charlier dans Femmes économie et développement, pp. 157-158) C'est pourquoi, dans toutes les formes d'organisation sociale primitive, la condition de célibataire est la pire qui soit. Elle ne permet de s'insérer dans aucun réseau de parenté ce qui est la chose la plus catastrophique qui soit dans le contexte d'une société où la richesse est d'abord et avant tout définie par l'étendue des liens sociaux que l'on peut tisser et non par la quantité de biens que l'on possède, ce qui correspond au concept occidental de la richesse.
L'axe de symétrie qui structure la réciprocité ne se limite pas à la répartition hommes-femmes. Un exemple célèbre d'une autre forme possible de structure duale, qui a été abondamment étudiée par l'anthropologie, est celui du kula pratiqué par les tribus de Nouvelle-Guinée. L'axe de symétrie autour duquel s'organise les circuits de dons-contre dons répartit les tribus entre l'est et l'ouest: parmi moult objets, "les bracelets (mwali) circulent d'ouest en est et les colliers (soulava) d'est en ouest." (Godelier, L'énigme du don, p. 112)  Un autre cas se rencontre dans les îles de Moala et de Lau  de l'est de Fidji dans le Pacifique. Là-bas aussi, tout marche, jusqu'à l' exagération, par paire:""toutes choses vont par deux" disait à M. Hocart un de ses amis de Lau"ou les requins mordront."" (cité par Sahlins, Raison utilitaire raison culturelle, p. 40)  Ainsi, suivant un axe géographique, la société  se répartit entre les Gens de la Terre et les Gens de la Mer; s'organisent ainsi des cycles constamment renouvelés de dons-contre dons où circulent dans les deux sens les produits de la terre et ceux de la mer. Dans d'autres formes d'organisation primitive, l'axe de symétrie pourra passer entre des groupes de pasteurs et d'agriculteurs etc. Et cette symétrie se reproduit à tous les échelons de la société. En son absence, les individus ne seraient plus inciter à faire le moindre effort. Voici une anecdote particulièrement significative à cet égard: dans l'école de Lau, l'instituteur voulut entreprendre avec ses élèves une recherche de corail mais sans prendre garde de les répartir en deux groupes. Résultat: ils ne firent que chahuter. On lui conseilla alors de réitérer l'expérience mais cette fois-ci en prenant bien garde de répartir les enfants en deux groupes, ceux du Nord et ceux du Sud:"Immédiatement, une immense compétition s'engagea...jusqu'à ce que les équipes, épuisées, demandassent à s'arrêter." (Hocart cité par Sahlins, Raison utilitaire et raison culturelle, p. 65) On a là, de la façon la plus parlante qui soit, l'illustration que ce sont avant tout des facteurs institutionnels qui motivent les comportements, et non une quelconque et très hypothétique "nature humaine" qui l'inclinerait, par exemple, à la paresse. Et, c'est de la façon dont ces facteurs sont agencés que dépendra l'orientation que prendra la vie humaine. Ici, en l'occurrence, en l'absence de structure symétrique, les comportements de réciprocité ne pourraient jamais se généraliser.
Elle se retrouve donc de façon universelle: "Dans la Confédération des Iroquois, par exemple, chaque village, clan ou nation était divisé en deux moitiés. C'est une structure courante: dans d'autres régions du monde aussi (l'Amazonie, la Mélanésie) il existe des systèmes où les membres d'un côté ne peuvent épouser qu'une personne de l'autre côté. Ces règles visent explicitement à rendre chaque moitié dépendante de l'autre pour un besoin de base nécessaire à la vie. Dans les Six Nations des Iroquois, chaque moitié était chargée  d'enterrer les morts de l'autre." (David Graeber, Dette 5000  ans d'histoire, p. 121) Ainsi s'engage une réciprocité généralisée qui structure toutes ces sociétés "où ceux d'un côté du village ne peuvent épouser que les filles de l'autre côté, ou ne manger que ce qui a été cultivé par l'autre côté, ou encore les morts d'un côté ne peuvent être enterrés que par les vivants de l'autre coté." (Graeber, Le fétichisme comme inventivité sociale. Ou les fétiches sont des dieux en cours de construction) Dans la même veine, on peut écouter ce que dit P. Descola de cette réciprocité organisée suivant une symétrie, à partir de l'exemple d'un jeu coopératif organisé de cette façon, de 21'30" à 23'05 qui donne à penser un univers ludique qui en découle très éloigné du nôtre fondé sur le principe voulant que le meilleur gagne:



La charpente de la parenté
La thèse la plus répandue dans les sciences sociales est de dire que ce sont les liens de parenté qui constituent la charpente de la société primitive obligeant à la réciprocité. La parenté est "la base du mécanisme d'intégration sociale dans les sociétés de ce type, comme l'ont montré de nombreuses études sur l'Afrique, l'Océanie et l'Amérique." (Sahlins, Raison utilitaire et raison culturelle, p. 19) (2) Il faut tout de suite préciser, pour éviter un premier malentendu, que le concept de parenté des sociétés primitives a une extension infiniment plus vaste que ce que nous entendons par là dans nos sociétés occidentales modernes. Ce qui vaut pour les Tallensi (Afrique noire) peut être appliqué, sans problème, à l'ensemble du monde primitif:"En fait l'idéologie de la parenté est à tel point dominante dans la société tale, et le réseau des liens généalogiques est si vaste, qu'il n'existe pas de relations ou d'événements sociaux qui ne tombent dans l'orbite de la parenté." (ibid., p. 19) Ce réseau se tisse suivant trois dimensions spatio temporelles incluant la nature toute entière:

- Suivant les rapports sociaux entre membres vivants de la tribu:"Lorsque l'on demande à quelqu'un en Afrique noire (et dans bien d'autres régions du monde) combien de personnes il considère comme faisant partie de sa famille, la réponse tourne autour de trois cents. Un ami béninois m'expliquait qu'à la dernière fête de famille ce chiffre était dépassé et que tous n'avaient pu venir, alors qu'en fonction d'une loi calquée sur la loi française, les réunions de plus de trois personnes étaient interdites à cause de l'état de siège!" (Latouche, L'occidentalisation du monde, pp. 156-157) C'est là où l'on peut avoir un bon aperçu, soit dit en passant, de la façon dont "l'occidentalisation du monde", qui a été induite par la colonisation et l'extension mondiale du marché économique, a sapé les bases mêmes des formes d'organisation sociale primitive entraînant un monstrueux processus de déculturation (destruction des cultures)  qui fait qu'il ne reste, le plus souvent, aujourd'hui, que des lambeaux de ces cultures primitives. Dans celles-ci, tout le monde est parent, à des degrés divers, avec toute le monde. En ce sens, la figure du membre de la communauté primitive  est celle du frère.

-Suivant les rapports à la nature. Mais les choses vont encore plus loin: la charpente de la parenté inclut tout aussi bien les rapports qui se nouent entre les individus eu sein de la tribu que les rapports que la tribu elle-même entretient avec la nature. "[...] les Maori ou les indigènes australiens incluent l'ordre de la nature dans l'ordre de la parenté." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 288) 
Encore plus sous cet angle, il faut ici abandonner toutes nos catégories qui structurent notre imaginaire et nous dépayser radicalement pour avoir une chance d'appréhender la nature des sociétés primitives. Nous avons, nous occidentaux, pour l'essentiel, un rapport technique et utilitaire à la nature: elle est constituée d'un ensemble de choses que  nous transformons pour les besoins de la vie grâce au pouvoir que confère la technique. Rien de tout cela ne peut s'appliquer à la mentalité primitive, par exemple, pour ce qui concerne une des activités de base assurant la subsistance des membres de ces sociétés, la chasse:"(elle) n'est pas conçue comme une manipulation technicienne du monde naturel, mais comme un dialogue interpersonnel, partie du processus global de la vie sociale, où l'homme et l'animal se constituent comme des personnes..." (T. Ingold cité par Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 93) Cela s'explique très bien par le fait que ce que l'on chasse est  un  animal avec qui on a des liens de parenté qui engagent un rapport fraternel avec lui. En réalité, aussi étrange que cela nous paraisse, dans la perspective primitive, ce n'est pas l'humain qui descend de l'animal, c'est, tout à l'inverse, l'animal qui descend de l'humain: "il ne faut s'étonner  lorsque les rapports ethnographiques sur la Nouvelle-Guinée ou les Amériques montrent que les animaux étaient à l'origine des hommes. Les animaux descendent des hommes et non l'inverse." (Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 97) La biche que le primitif va chasser était donc considérée comme un ancêtre qui avait été membre, dans une vie antérieure, de la tribu. Dans cette mesure, c'est un parent avec lequel existent des liens d'affection qui fait que l'on ne peut surtout pas faire n'importe quoi avec lui. C'est typiquement le cas de la chasse à la chèvre chez les Indiens de la rivière Thompson en Amérique du Nord-Ouest ainsi que le relatait Lévi-Strauss, :"Quand tu tueras des chèvres, traite leur corps avec respect car ce sont des personnes. Ne tire pas les femelles: elles furent tes épouses et te donneront des enfants. Ne tue pas les petits qui sont peut-être ta progéniture. Tire seulement tes beaux-frères, les mâles." (cité par Sahlins, ibid., p. 94) La chasse qui, pour nous, est devenue la manifestation, par excellence, des instincts carnassiers et brutaux censés exprimer une prétendue "nature" de l'espèce humaine partout et toujours la même, n'était, en réalité, rien de tout cela, dans le cadre primitif d'existence, "elle est une relation sociale entre personnes humaines et animales, et elle est fondée sur des termes et des actions qui signifient, entre autres formes de sociabilité, le respect, la réciprocité [...] l'ethnographie nous prouve [...] que la chasse a plus à voir avec l'amour qu'avec la guerre." (Sahlins, ibid., pp. 94-95)
Les animaux, pour l'imaginaire primitif, cachent donc toujours sous leur apparence, une personne humaine. D'où le fait des dispositifs qu'on trouve dans le chamanisme jouant sur cette ambivalence, qui fait qu'ils accompliront, suivant des modalités variées, la métamorphose, en un va-et-vient continuel, de l'humain à l'animal comme de l'animal à l'humain; voir, à ce sujet la série d'exemples que montre P. Descola, de masques venant des cultures primitives, suivant les aires géographiques les plus variées, à partir de 27' 45" jusqu'à 39' 20":

Si l'humain voit des personnes humaines sous une forme animale, en sens inverse, on estimera que l'animal lui-même se perçoit sous une forme humaine et l'ensemble du monde dans lequel il vit. D'où ce fait extrêmement déroutant pour nous qui fait que "ce que nous appelons "sang" est la "bière" du jaguar, ce que nous prenons pour une mare de boue, les tapirs en font l'expérience comme une grande maison cérémonielle, et ainsi de suite." (Viveiro de Castro, Métaphysiques cannibales, p. 28) On ne peut pas ne pas mettre ici ces données de l'anthropologie en relation avec cet invariant que l'on rencontre partout dans les traditions des contes et légendes populaires héritées des ancestrales cultures de l'oral qui montrent, à n'en plus finir, la métamorphose des humains en animaux et reciproquement. Il s'agit sûrement là d'une métaphysique qui doit puiser ses racines loins dans le temps, dans l'ancien âge de pierre, comme inclinent à le penser les peintures rupestres retrouvées dans certains lieux:"Dans la grotte des Trois-Frères, dans l'Ariège, un dessin de l'époque paléolithique représente un homme vêtu d'une peau de cerf et le front surmonté d'andouillers [les bois du cerf], tandis qu'un os gravé de la même période, découvert dans une grotte d'Angleterre, représente un homme au visage masqué d'une tête de chevaline." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 8)
Homme-cerf de la grotte des Trois-Frères (Ariège)
 C'est un héritage que l'on retrouvera jusqu'au Moyen-Age, en Occident, où les gens, lors de la période hivernale du Carnaval, avaient coutume de déambuler dans les rues déguisés en animaux, chose que l'Eglise chrétienne a alors vivement combattu en dénonçant de telles pratiques comme "démoniaques".
Et, il faudrait évidemment élargir cette intégration de la nature dans la communauté humaine aux plantes elles-mêmes. Ainsi, chez les Achuars d'Amazonie, si les animaux, dont la chasse est réservée aux hommes, sont considérés comme leurs affins (beaux-frères), les plantes, dont la culture est l'affaire des femmes, seront considérées comme leurs consanguins, c'est-à-dire, leurs enfants.

Suivant ce qui lie les générations les unes aux autres sur une grande échelle de temps. Les liens qui reproduisent la société primitive s'engagent donc enfin suivant une dimension temporelle  qui unissent les générations les unes aux autres en une chaîne sans fin de réciprocité. Typiquement, par exemple, l'indien Iroquois est engagé dans de tels rapports avec ses lointains descendants qui l'oblige à des contre dons à leur égard. Ils sont perçus comme les réincarnations des esprits de leurs ancêtres à l'égard desquels ils sont en dette par l'héritage culturel qu'ils leur ont transmis à travers les générations. Le culte rendu aux ancêtres est une forme dominante de la pratique religieuse dans ce cadre. Mais ces ancêtres sont donc tout aussi bien, avec le principe de la transmigration des âmes, les futurs descendants de la tribu. Il en découle une conséquence essentielle qui réside dans le fait d'être lié aux générations futures par une dette à leur égard, qui fait que l'on est obligé de tenir compte d'elles dès lors que les décisions que la communauté doit prendre auront des conséquences lointaines :" les Iroquois [Amérique du Nord] pensaient les décisions essentielles en se projetant sept générations plus tard." (Servet, Le principe de réciprocité aujourd'hui dans, Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 198) Suivant le même principe, M. Mead décrivait comment les Arapesh de Nouvelle-Guinée construisaient les toits de leurs cases en laissant les poutres du toit dépasser sans les couper, car ils intégraient le fait qu'elles seraient un jour ou l'autre détruite dans un avenir indéterminé, et qu'ainsi, les descendants de la tribu pourraient les réutiliser pour construire de nouvelles demeures.
L'occidental moderne sera tenté de prendre tout cela pour de puériles superstitions. Il n'empêche que cet imaginaire aurait totalement interdit aux membres d'une telle culture de prendre des décisions suicidaires pour les générations futures, en particulier, celle de nos gouvernants actuels, tout bord politique confondu, de chercher à relancer, à tout prix, la croissance économique: avec un taux de croissance ridiculement faible de 2% par an, le P.I.B. (Produit Intérieur Brut) croîtrait de 160 millions de milliards en deux milles ans rendant inimaginables les conditions d'existence des futures générations (voir Latouche dans cette conférence à partir de 16'). Les gouvernants des démocraties libérales actuelles ont déjà toutes les peines du monde à se projeter au-delà de leur prochaine réélection...

Formes de violence et de domination dans les sociétés primitives
Mais, ce tableau des sociétés primitives, tel que nous l'avons dépeint, est certainement trop idyllique, en l'état. S'il a ce grand mérite, à mon sens, de remettre  en question les préjugés occidentaux qui versent dans une vision misérabiliste de ces temps primitifs de l'âge de pierre, qui ne résistent pas à un examen sérieux des données de l'histoire et de l'anthropologie, il ne faudrait pas non plus céder au défaut symétrique qui consisterait à les idéaliser outre-mesure.
Là où les liens fondés sur la réciprocité ne se sont pas nouées ou se se sont défaits, la violence aussi bien intra tribale qu'inter tribale existe. Par exemple, l'histoire des Baruya de Nouvelle-Guinée est marquée par des massacres entre tribus, en particulier, pour s'approprier des territoires (voir Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 104 et suite), ce qu'on pourrait faire correspondre à l'enfer de la légende soufi. En Australie, de la même façon, la guerre était omniprésente, par exemple, chez les populations de la Terre d'Arnhem:"La guerre est l'une des activités sociales les plus importantes des Murngins et des tribus environnantes." (Warner cité par Darmangeat, Le marxisme et le pacifisme primitif: questions sur un lieu commun) C'est encore le cas dans les tribus du Victoriat:"Ceux qui ont vécu parmi les Aborigènes savent qu'ils s'attendent en permanence à combattre." (B. Smyth cité par Darmangeat, ibid.) Il resterait à élucider les raisons de cette importance que prend un peu partout la guerre dans les sociétés primitives. On renverra aux notes de lecture du texte de P. Clastres, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives, qui offre une vue originale de la question, sans avoir à incriminer une nature humaine supposée foncièrement mauvaise. Il faut donc, à partir de là, affiner l'analyse du principe de réciprocité. Si l'on suit l'étude qu'en a fait M. Sahlins, on schématisera les trois formes le long d'un continuum de réciprocité en correspondance avec le degré de proximité qui lie les individus.
La réciprocité généralisée ou inconditionnelle  ↔ maisonnée, lignage
C'est la forme que nous avons fait ressortir jusque là qui correspond à "l'échange de tout entre tous". C'est le degré maximal de générosité et de sociabilité; elle se concentre, pour l'essentiel, dans les relations de proche de parenté au sein d'une maisonnée ou du lignage. A ce niveau, on donne et s'il doit y avoir un retour de don c'est sans"aucune condition de temps, de quantité ou de qualité."(Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 247) Partant de là, on peut formuler ainsi la tendance générale suivant laquelle s'institue une situation de réciprocité généralisée:"Plus les membres de la grande communauté se sentent proches les uns des autres, plus leur tendance à multiplier les comportements de réciprocité en ce qui concernent des rapports spécifiques limités dans l'espace, le temps ou d'une autre manière sera générale." (Polanyi, Essais, p. 62)
La réciprocité équilibrée ou conditionnelle↔ village, tribu
 Au niveau médian du continuum, on trouve la réciprocité équilibrée, dans une sphère déjà plus large de relations sociales qui englobe le village ou la tribu: ici, on attend du donataire un retour de don qui doit être relativement équilibré par rapport à ce qui a été reçu, mais non strictement équivalent, ce qui nous renverrait sinon à un autre principe d'intégration économique, celui de l'échange; pour le reformuler dans les termes de Polanyi, la réciprocité exige ici une réponse adéquate et non une égalité arithmétique; aussi bien, à ce niveau, le retour de don ne peut être différé indéfiniment sans mettre en péril le lien unissant les individus. Il reste à bien relever cet autre point essentiel des formes de réciprocité qui permet de la distinguer rigoureusement de l'échange: le fait de différer, sur un laps de temps qui peut donc être extrêmement variable, le retour de qui fait qu'il en coûte d'abord à celui qui donne, à rebours de la logique du donnant-donnant de l'échange dans laquelle chaque partie souhaite immédiatement trouver son compte, ce qui sous-entend deux choses tout à fait essentielles:
- différer dans le temps le bénéfice d'une action est un trait fondamental de toute forme de culture et s'enracine, chez l'humain, dans cette phase du processus éducatif où il apprend à retarder la satisfaction de ses désirs: par exemple, contenir sa faim en attendant que le repas finisse d'être préparé.
-différer dans le temps le retour de don est ce qui permet aux relations sociales de s'inscrire dans la durée et d'être ainsi d'autant plus consistantes: des vertus aussi fondamentales pour la vie sociale que la fidélité ou la confiance peuvent seulement se développer par là.
La réciprocité négative ↔ société étrangère
 Enfin, à l'autre bout du continuuum, on tombe sur "la réciprocité négative, la non-sociabilité-limite..." (ibid., p. 249). Elle se situe donc dans une sphère de relations encore plus élargies avec les membres de sociétés étrangères: c'est ici que nous rencontrons ces données quasi-universelles de l'anthropologie que constituent les phénomènes de la guerre, du vol, du pillage ou du brigandage. La réciprocité négative a trouvé sa formulation classique dans la Loi du talion (du latin talis qui veut dire "pareil") tel qu'énoncé dans l'Ancien Testament:"œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure." (Exode 21,23-2) Ainsi, quand on se fait voler une femme par une tribu voisine, la réciprocité négative enjoint d'aller leur en prendre une en retour et ainsi de tous les autres torts qui peuvent être causés (un mort pour un mort, etc.). Les formes positives de réciprocité que nous rencontrons dans l'univers des sociétés primitives tendent donc à s'amenuiser à mesure que nous élargissons le focus jusqu'aux rapports avec les étrangers où elles pourront finir par s'inverser dans les formes négatives. Et ici, il faut observer que la réciprocité tendra aussi à se différer dans le temps suivant le dicton bien connu qui veut que la vengeance est un plat qui se mange froid. Et c'est ce qui peut expliquer l'inscription en profondeur d'un état de relations conflictuelles endémique entre sociétés dont on aurait même parfois du mal à retrouver les origines dans le temps. Etre fidèle, oui, mais cette fois-ci pour être toujours prêt à se déclencher la guerre.
La réciprocité négative est déjà ce qu'on observe très bien chez les animaux; ainsi, de la triste histoire de ce chameau qui ne cessait de se faire maltraiter par son maître, sans broncher, des jours durant, jusqu'à ce qu'il se retrouve une fois seul en sa compagnie: là, il en profita et il"saisit dans sa gueule monstrueuse la tête de l'infortuné conducteur, le souleva en l'air, puis le rejeta par terre, le sommet du crâne arraché, la cervelle répandue." (Westermarck cité par F. de Waal, Primates et philosophes, p. 40) Et ces formes de réciprocité négative se retrouveront un peu partout dans le règne animal, jusqu'aux primates, par exemple, de ce "macaque attaqué par un membre dominant de sa troupe (qui) va s'en prendre à son tour à un parent plus jeune, donc plus vulnérable, de son agresseur." (ibid., p. 41) On voit bien sur ce dernier cas que la réciprocité, y compris dans sa tournure négative, peut mettre en jeu un tiers. Les sociétés humaines, comme l'expérience l'enseigne largement, ne seront pas en reste pour faire valoir ces formes de réciprocité négative.
 D'autre part, venons en à la question des rapports de domination. Sur ce point, les sociétés primitives présentent un assez large spectre allant des formes égalitaires les plus radicales qui pourraient autoriser à les qualifier de paléo-anarchistes à des formes de vie sociale où se rencontrent, malgré tout, des rapports de domination, qui sont de deux ordres. Ceux que les anciens peuvent exercer sur les jeunes, et ceux de type patriarcal, des hommes sur les femmes. Là encore, les Baruya sont représentatifs d'une société très égalitaire sur le plan économique et qui pourtant faisaient subir aux femmes une domination impitoyable. De façon générale,"aucune de ces sociétés n'est totalement égalitaire: il existe toujours certaines formes clés de domination, tout au moins des hommes sur les femmes ou des aînés sur les jeunes. La nature et l'intensité de ces formes de domination varient énormément: dans les communautés piaroa (Amérique du Sud), les hiérarchies étaient si modestes qu'Overing doute qu'on puisse vraiment parler de "domination masculine"..." (Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, p. 50. Voir, pour une vue d'ensemble sur la question de la domination masculine dans les sociétés primitives, cet article de C. Darmangeat)
Enfin, pour finir d'affiner l'analyse, il faut intégrer le fait que ces sociétés primitives ne sont pas exclusivement organisées sur la base de la réciprocité, même s'il s'agit du principe dominant d'intégration économique. Elles sont aussi travaillées souterrainement par des forces antagonistes qui menacent de les désintégrer. Le processus de dissolution de la société tribale primitive nous semble devoir être exploré dans deux directions opposées: suivant une tendance centripète (attraction vers un centre), avec l'émergence des sociétés à Etat dans lesquelles devient dominant le principe redistributif d'intégration économique à partir d'un pouvoir central. Mais aussi suivant une tendance centrifuge (tendance à la dispersion vers la périphérie) à partir de l'émergence d'un mode de vie domestique où l'essentiel des biens nécessaires à la subsistance est produit par et pour la maisonnée qui tend à l'autarcie (autosuffisance), ce qui correspondra au principe de l'administration domestique. Ce sont ces deux directions qu'il nous faut parcourir à présent pour comprendre ce double processus de dissolution de la communauté primitive...

(1) J'avoue ne pas comprendre Servet dans son interprétation du propos de Polanyi lorsqu'il rejette l'assimilation du don-contre don à la réciprocité (cf. Le principe de réciprocité aujourd'hui dans, Socioéconomie et démocratie L'actualité de Polanyi, p. 191) Il semble pourtant que Polanyi est on ne peut plus explicite sur ce point:"[...] les mouvements réciproques  de biens exigent une adéquation en termes de don et de contre-don." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 82) Ce qui est sûr, c'est que le concept de don a une extension plus grande que celui de réciprocité. Cela signifie qu'il existe des formes de don qui ne se constituent pas sur une base réciprocitaire. C'est le cas des dons de type agonistique et injurieux qui induisent des rapports de domination entre les humains, au contraire du don réciproque, dont il est question ici, qui a une dimension fondamentalement égalitaire. Ces autres formes de don semblent néanmoins apparaître à un stade plus tardif de l'évolution sociale de l'humanité, à partir du féodalisme primitif. Pour des développements sur ce qui distingue ces trois types de don, voir la partie 3 du sujet, Quelque chose peut-il valoir que l'on donne sa vie?

(2) Cette thèse ne fait cependant pas l'unanimité; voir, en particulier l'ouvrage de l'anthropologue français Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, le chapitre 2, Nulle société n'a jamais été fondée sur la famille ou la parenté. A le suivre, les rapports de parenté, qui jouent certes un rôle important, sont englobés dans les rapports plus vastes d'ordre politico religieux.





1 commentaire:

  1. Très bien expliqué cette thèse j'ai découvert plein de nouvelles choses très intéressantes qui mon ouvert les yeux sur différents points sur cette société qui pourrais tant apprendre a celle actuelle ....

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