mercredi 23 avril 2014

1) Cornelius Castoriadis, la fête assiégée: de la fête au spectacle


"La fête [...], création immémoriale de l'humanité, tend à disparaître des sociétés modernes comme phénomène social; elle n'y apparaît plus que comme spectacle, agglomération matérielle d'individus qui ne communiquent plus positivement entre eux, et ne coexistent que par leurs relations juxtaposées, anonymes et passives, à un pôle qui est seul actif et dont la fonction est de faire exister la fête pour tous les assistants. Le spectacle, performance d'un individu ou d'un groupe spécialisé devant le public impersonnel et transitoire, devient ainsi le modèle de la socialisation contemporaine, dans laquelle chacun est passif relativement à la communauté et ne perçoit plus autrui comme sujet possible d'échange, de communication et de coopération, mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements. Et ce n'est nullement accidentel que les observateurs des grèves en Wallonie, en janvier 1961, aient été tellement frappés par l'aspect proprement de fête que présentait le pays et le comportement de gens plongés dans une lutte dure et dans le besoin: les immenses difficultés matérielles étaient dépassées par la résurrection d'une vraie société, d'une vraie communauté, par le fait que chacun existait avec et pour les autres. Ce n'est que dans les éruptions de la lutte des classes que peut désormais revivre ce qui est définitivement mort dans la société instituée: une passion commune des hommes qui devient source d'action et non de passivité, une émotion qui renvoie non à la stupeur et à l'isolement mais à une communauté qui agit pour transformer ce qui est."
Cornelius Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne.

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Introduction
"Le Carnaval est mort; il est mort, et non pas pour ressusciter comme, jadis, il ressuscitait chaque année." (Baroja, Le Carnaval p. 25) A suivre le propos du texte, ce verdict inaugurant le travail de Baroja sur l'histoire du Carnaval, peut s'entendre au sens le plus large de la fête comprise comme "création immémoriale de l'humanité".  L'apologue de la modernité ne l'entendra certainement pas de cette oreille. Notre époque n'est-elle pas celle de l'âge du fun, de la "conquest of cool", de l'industrie de l'amusement et du divertissement? Si les fêtes des anciens temps ont bel et bien disparu qu'est-ce qui empêche de penser que d'autres, comme la fête de la musique, ont pris le relais? En déplorant la disparition des fêtes, ne sommes-nous pas les agents d'un discours réactionnaire toujours prompt à déplorer ce qui disparaît en restant aveugle à ce qui le remplace? Ne voyons-nous  pas la "destruction créatrice" que Schumpeter saluait comme typique du capitalisme industriel? Le texte prévient l'objection; ce discours  confond deux choses radicalement opposées: la fête et le spectacle. Ce qui remplace les fêtes, ce ne sont pas d'autres fêtes, mais des spectacles, transformation loin d'être anodine car elle fournit "le modèle de la socialisation contemporaine, dans laquelle chacun est passif relativement à la communauté et ne perçoit plus autrui comme sujet possible d'échange, de communication et de coopération, mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements." De la fête au spectacle, nous serions entraînés dans un processus d'atomisation de la société, dans une forme de socialisation qui tourne à vide, ce  qui constituait déjà le fond de la critique anti capitaliste des socialismes depuis l'aube du XIXème siècle. La question de la fête et de son érosion,  loin d'être frivole, soulève ainsi des questions fondamentales touchant la crise anthropologique des sociétés industrielles, qui traduit une crise de la socialisation en tant que telle. C'est en ce sens qu'il y a lieu de prendre au sérieux le verdict de la mort du Carnaval qui "avait été annoncée avant, et annoncée comme quelque chose d'une gravité exceptionnelle." (Baroja, Le Carnaval, p. 159)
Le texte s'articule en deux parties distinctes:
1- Comprendre ce que le monde moderne menace de faire disparaître, ce qui demande des éclaircissements sur le concept de  fête entendue comme "création immémoriale de l'humanité". Nous pourrons alors mieux saisir la signification de sa transformation en un spectacle.
2- Mais, si l'esprit de la fête hérité des origines de l'humanité continue d'exister tant bien que mal dans le monde actuel, l'auteur, partant de l'exemple des grèves de Wallonie, nous invite à en suivre la trace dans le conflit social, et, particulièrement, dans la dimension fondamentalement festive des grèves. La fin du texte sera une invitation à ne pas désespérer de la capacité de résistance des populations à leur atomisation dans le cadre social que leur imposent les agents façonnant la société du spectacle. Les concepts d'indigénisation de la modernité et de develop-man tirés de l'anthropologie de M. Sahlins nous serviront  finalement à penser comment les forces concourant à l'édification de la société du spectacle peuvent être détournées de leur orientation dominante, conformément à une ancestrale stratégie du détournement des cultures populaires, pour alimenter un développement culturel favorable à une nouvelle jeunesse des fêtes, soit, la renaissance d'une société riche en liens. Restera à déterminer dans quelle mesure ce processus de "develop man" peut être émancipateur ou non ...


1) De la fête au spectacle
La culture de la fête héritée du plus lointain passé de l'humanité a été assiégée de tout côté, aussi bien par les autorités religieuses que par la bourgeoisie montante aux commandes de l'Etat et de la grande industrie durant tout le XIXème siècle comme le montre amplement E. Weber dans son ouvrage La fin des terroirsfondamental pour comprendre comment un pays comme la France a définitivement basculé dans la modernité à la charnière du XIXème et XXème siècle. Loin d'être un innocent amusement, la fête constituait le bastion d'une culture populaire qu'il fallait prendre d'assaut au nom d'un projet civilisateur:"les fêtes […] étaient des sources de désordre, de laxisme moral; elles encourageaient la superstition et la débauche païenne; elles interrompaient le travail, poussaient les gens à gaspiller leur temps, à boire et à danser au lieu de travailler. Vu de n’importe quel angle de la culture urbaine dominante, il fallait en finir avec elles. Cela prit quelque temps et exigea quelque effort; mais finalement, on y parvint." (Eugen Weber, La fin des terroirs p. 452) Le combat mené contre celles -ci est au coeur d'enjeux de pouvoir fondamentaux. Comprendre le sens de cette guerre contre les fêtes, c'est comprendre le sens du processus de modernisation qui aboutit aux formes de socialisation propre à la société du spectacle. Examinons d'abord les caractéristiques de celle-ci qui l'oppose, en tout point, aux fêtes populaires. Puis, nous examinerons en détail les agents historiques qui ont assiègés les fêtes pour finir par leur substituer, de plus en plus, des spectacles marchands.

a)Caractéristiques de la société du spectacle
Le texte en fait ressortir deux qui opposent point par point la société du spectacle à la culture festive issue du fond des âges:
-passivité
Comme le dit le texte, dans le cadre du spectacle, "chacun est passif relativement à la communauté". Au contraire, la fête en tant que  "création immémoriale de l'humanité"  ne suppose pas une division de la société entre un " pôle qui est seul actif" qui fait le spectacle et une masse passive de spectateurs. Elle est, au sens le plus fort du terme, une création populaire qui requiert la participation de tous dans une communauté d'action. La fête prise en ce sens est infiniment plus qu’un simple amusement; elle a toujours été, pour reprendre l’expression de M. Mauss,  un fait social total  qui engage toutes les dimensions d'une société. C’est à mesure qu’elle se désolidarise de ces autres dimensions, qu’elle finit par se confondre avec un simple amusement réservé aux enfants pour finir par dépérir. L'essentiel du déclin des fêtes et de leur transformation en des spectacles est résumé par E. Weber dans des termes proches de ceux de Castoriadis: "Les touristes et les curieux contribuaient certes à maintenir ces festivités, mais comme un pur folklore: "Quand tout le monde veut regarder la procession, il n'y a plus personne pour y participer." (ibid., p. 425) Dans les cadres de la société du spectacle, la structure des rapports sociaux changent du tout au tout: d'un côté, une grande masse passive qui paie un spectacle fabriqué par le petit pôle actif de professionnels. De ce point de vue, le fordisme qui réduit le travailleur à n'être qu'un appendice de la machine n'est que la face complémentaire du sloanisme qui fait du consommateur un spectateur passif achetant les loisirs qu'on fabrique pour lui. Ce qu'on achète vaudra toujours mieux que ce qu'on fait soi-même, tel est le principe fondateur du capitalisme de la consommation de masse. En particulier,  le spectacle que livrent clef en main des professionnels du showbiz vaudra mieux que la fête qu'une communauté peut créer elle-même. D'où la perversité de la propagande publicitaire lorsqu'elle récupère des slogans de la critique anti capitaliste comme: "Do it yourself". La dernière des choses que Nike souhaiterait, c'est que je fabrique moi-même ma paire de basket! Le spectacle pris en charge par des  professionnels a pour corollaire le déclin de la culture populaire qui fait de la culture de masse de la société industrielle l'agent de sa destruction massive et non pas une forme ou une autre de démocratisation de la culture. Les chansons en fournissent la parfaite illustration; autrefois profondément ancrées dans les moeurs, elles devinrent, à mesure que se développaient les formes de la société du spectacle, de plus en plus l'affaire de professionnels:"La spécialisation prit le pas et bientôt, l'habitude de chanter par soi-même se perdit tandis que le professionnalisme et la technique prenait le relais [...] On entend dire dès le début du [XXème siècle] que les gens chantaient moins que naguère." (E. Weber, p. 527)  En d'autres temps, les cultures populaires européennes n'avaient rien  à envier à celles de leurs homologues du reste du monde. Ce que disait cet indien d'Amérique, "Dans ma tribu, les poètes n’existent pas. Tout le monde s’exprime en poèmes. " (cité par H. Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p. 600) aurait eu son exacte traduction dans la culture populaire européenne, dont le représentant type aurait pu dire à tout aussi bon droit: "dans mon village, les chanteurs n'existent pas. Tout le monde s'exprime en chants." Le théâtre populaire que Shakespeare a admirablement tourné en dérision  dans le Le songe d'une nuit d'été en est une autre illustration. La karrosa, le charivari espagnol (voir la partie 3a pour plus de développement sur le charivari) , était mise en scène sous la forme d'une représentation satirique dont les acteurs étaient les gens ordinaires de la commune:"Le jour de la karrosa venu, on a déjà choisi et entraîné les hommes et les garçons devant interpréter les rôles suivants: yuya, le juge et l'accusateur; greffiera, le secrétaire; kyridia, l'avocat, l'avocat de la défense; aperza, le curé de la paroisse; bereterrak, les enfants de choeur; kurriera le courrier à cheval; persulari, le chanteur populaire. chacun  d'eux était caractérisé de façon comique..." (Baroja, Le Carnaval, p. 205) Désormais, l'art populaire se folklorise. Il y a folklorisation d'une fête dès lors que celle-ci a cessé d'être vivante, qu'elle s'est fossilisée en une forme figée du passé destinée, par exemple, à alimenter l'industrie du tourisme:"A l'aéroport d'Honolulu, les visiteurs sont accueillis par des danseuses de hula, revêtues de paréos en plastique, se balançant au son de guitares espagnoles désaccordées, en une manifestation typiquement hawaïenne de l'esprit aloha". Une culture du tourisme commercialisant aujourd'hui à grande échelle des produits dûment labellisés indigènes." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 271) Sous un autre angle, on peut dire que les élites bourgeoises n'ont jamais pu apprécier les formes de culture populaire qu'à travers leur folklorisation et leur "muséification" qui les avaient transformées en d'inoffensives curiosités: "Avant que les hommes cultivés ne commencent à collecter les chansons populaires, à les étiqueter et à les épingler comme des papillons, ils les avaient poursuivies de leur courroux." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 523) L'essor des études sur les folklores populaires à partir de la fin du XIXème siècle est le plus sûr indice du dépérissement de traditions qui ont cessé d'être vivantes.
-atomisation
Comme le souligne encore le texte, dans la cadre de la socialisation induite par la forme du spectacle, l'individu appartenant à la "foule solitaire",  pour reprendre l'expression de Riesman, " ne perçoit plus autrui comme sujet possible d'échange, de communication et de coopération, mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements." Fête et spectacle fournissent deux modèles radicalement opposés de socialisation, de modalités suivant lesquels nous entrons en relation avec les autres membres de la société. Le texte met l'accent sur cette dimension pour mieux faire ressortir le vide des formes de socialisation actuelles. Tandis que le spectacle moderne ne réunit qu'un "public impersonnel et transitoire" (l. 6), la fête populaire était d'abord celle d'un quartier, d'une commune ou d'un village qui réunissait des gens ayant des rapports de voisinage quotidiens. Dans le spectacle, affluent des gens étant des étrangers les uns pour les autres avant, pendant et après le spectacle. Au contraire, comme le soutient Baroja à propos des mascarades du début de l'année, leur "but primordial [...] a toujours été essentiellement d'assurer durant l'année la bonne marche du groupe social..." (Le Carnaval, p. 294) La structure des danses traditionnelles, par exemple expriment tout un mode de vie qui était celui d‘une communauté locale fondée sur des forts liens d‘interdépendance personnels et relativement fermée et méfiante à l'égard des influences de l'étranger: "Guilcher a noté la prépondérance de la pratique des cercles fermées, tournés vers l’intérieur, qui permettaient d’admettre un nombre illimité de danseurs, mais aussi d’exclure le reste du monde." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 531) Dans les cadres de la société du spectacle, les individus ne sont réunis que par la médiation du pôle actif. Ils sont condamnés à rester des étrangers les uns pour les autres. Autrui ne peut plus être un partenaire avec qui agir de concert mais tend à devenir ce qui restreint mon champ de vision et d'action,  une simple limite à ma propre liberté (cf. 2 b en particulier) conformément à la formule, propre aux temps modernes, de la liberté. Pour la prendre à ses propres mots, elle trouve vite ses limites car cette forme de socialisation qui génère la passivité et  l'atomisation de la vie sociale constitue le cadre idéal à l'intérieur duquel se développe un conditionnement social qui relève de l'impuissance acquise (learned helplessness; cf. En quel sens la liberté et la connaissance de soi sont liées? 3c) exprimé par ce sentiment partout répandu que nous ne pouvons rien changer à nos conditions d'existence aussi insatisfaisantes soient-elles. Dans une société aussi inégalitaire que la notre comme le notait cyniquement M. Barrès, l'un des maîtres à penser de la droite nationaliste dans l'entre-deux-guerres au XXème siècle,"la première condition de la paix sociale est que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance."


b) La civilisation contre les cultures
Acculturation réussie ou déculturation destructrice ? Distinguons ces deux concepts. L'acculturation positive est un processus qui désigne la façon dont une culture donnée se transforme sous l'effet d'une culture étrangère en assimilant certains de ses éléments suivant sa propre dynamique. L'introduction du football chez les Papous est l'exemple type d'une acculturation réussie:"En Nouvelle-Guinée, les Papous Gahuku-Kama avaient adopté avec enthousiasme le football, mais ils l'avaient adapté à leurs valeurs culturelles. Il était exclu qu'il y ait un gagnant et un perdant. La partie se prolongeait, était suspendue, reprenait jusqu'à ce que les comptes soient équilibrés."(Latouche, L'occidentalisation du monde, p. 76) A contrario, on a le cas d'une déculturation destructrice:" Faute d'avoir adopté une telle sagesse les Baluba et les Luluas du Kassaï se sont massacrés impitoyablement de 1959 à 1962 à la suite d'un match interethnique..." (ibid, p. 76) Cela s'explique par le fait que dans ces cultures, vaincre l'autre, c'est une façon de le tuer qui appelle vengeance. La déculturation destructrice est donc un phénomène de destruction d'une culture donnée par sa colonisation par l'imaginaire d'une puissance étrangère:ainsi du processus d'urbanisation à l'européenne qui s'impose à l'ensemble de la planète sapant les bases traditionnelles de l'hospitalité comme l'énonce cette propagande publicitaire pour des HLM à Dakar:"Avec des appartements à l'européenne, vous pourrez refuser de recevoir à demeure les parents qui débarquent." (cité par Latouche, ibid., p. 98) Ou encore, la colonisation de l'imaginaire fidjien de la province de Nadroga par l'introduction de la télévision et des modèles identificatoires occidentaux qu'elle véhicule. Dans cette culture, les formes rondes sont valorisées socialement en tant que marques de richesse et de puissance. Trois ans après l'introduction de la télévision, "le pourcentage d'adolescentes ayant suivi un régime passa du néant absolu à 69%." (Desmurget, TV lobotomie, p. 193) Ce qu'il y a de problématique avec le projet civilisateur de l'Occident, c'est qu'il s'apparente bien d'avantage à un processus de déculturation destructrice qui touche aussi bien ses propres membres que ceux des sociétés conquises. Comme le résume Eugen Weber au terme de son étude sur le processus de modernisation du territoire français, "le déclin et la disparition des mots, de festivités et de certains comportements n'avaient rien de nouveau. Ce qui était nouveau et inquiétant [...] c'était l'absence d'un matériel de remplacement local: cela signifiait la mort de la tradition elle-même." (La fn des terroirs, p. 559) L'emblème de ce que furent les fêtes est le Carnaval. Tel que l'inventivité populaire de l'Occident chrétien l'a crée, il peut être interprété comme le résultat d'un processus d'acculturation par lequel une antique fête romaine comme celle des Saturnales a pu être intégré et assimilé dans la temporalité agro- liturgique propre aux sociétés chrétiennes du Moyen Age. Dans les Saturnales romaines, il était aussi question, le temps de la fête, d'un renversement de l'ordre social dans lequel "les nobles [revêtaient] le vil costume des esclaves, les esclaves devenant libres pour quelques jours et ne reconnaissant plus leur maître." (S. de Covarrubias cité par Baroja, ibid., p. 30) En devenant spectacle, on passe d'un processus d'acculturation à un processus de déculturation qui détruit la culture populaire. Les symptômes cliniques du dépérissement du Carnaval  sont, comme pour l'ensemble des fêtes populaires, repérables à deux signes: son infantilisation qui fait qu'il est de plus en plus réservé à des enfants, et, son embourgeoisement qui élimine toutes les manifestations de l'esprit populaire choquante pour le bon goût bourgeois:"Entre le XVIIIème et XIXème siècles, le Carnaval urbain gagna en importance mais perdit en force [...] Mais cet embourgeoisement du Carnaval fut le prélude à sa ruine. Celle-ci se produisit entre les années 1920 et 1930." (Baroja, Le Carnaval, p. 158) C'est le même processus que décrit P. Goujard dans sa préface au livre d'A. Faure sur le Carnaval à Paris au XIXème siècle:" Désormais la lente agonie commençait. Peu à peu l’inventivité populaire dut laisser la place à l’organisation par le grand commerce, puis, en liaison étroite avec lui, par les comités de quartier exclusivement composés de notables. Les chars continuèrent à circuler attirant les badauds en liesse, mais ils étaient publicitaires et les batailles entre participants — salariés — et spectateurs étaient de confettis, forme aseptisée, « pasteurisée », de l’ordure. Dans les quartiers, la créativité populaire se maintint quelque temps par l’élection d’une reine des lavoirs, mais bientôt celle-ci dut céder la place à une reine élue par les comités de quartiers et choisie exclusivement parmi les midinettes dont l’image — psychologique et physique — était plus douce aux notables que celle des laveuses. (Du Carnaval à Paris au XIXème siècle (1) Le projet occidental de la civilisation moderne impliquait un gigantesque combat à mort de la civilisation contre les cultures populaires et les fêtes qui étaient une de leur composante essentielle. Voyons quels en ont été les agents (à suivre...)

(1)  On a un bon aperçu de ce que fut le Carnaval à travers cette liste des pratiques les plus courantes en Espagne, et dans le reste de l'Europe d'ailleurs (cette culture populaire avait, fondamentalement, un caractère transnational), dans ce cycle de fêtes qui devinrent, pour la plupart, choquante, et que la bonne morale bourgeoise parvint finalement à éliminer:
"1. On lance du son et de la farine.
2. On brûle les étoupes.
3. On pourchasse les coqs.
4. On berne les chiens et les chats.
5. A la queue de ces animaux on attache des massues, des vessies, des cornes, des boïtes etc.
6. On asperge les gens à l'aide de marmites, de seringues, etc.
7. On lance des oeufs, des oranges ou autres objets.
8. On pend ou on berne des pantins, appelés peleles.
9. On se fouette ou on se bat avec des bâtons, des vessies, etc.
10 On fait toute sorte de bruits avec des engins spéciaux.
11. On casse des marmites et des pots."
(Baroja, ibid., pp. 53-54)
Il fallut aussi mettre un terme aux débordements troublant l'"ordre public":
"1. Insulter les passants.
2. Publier des faits scandaleux qui auraient dü rester secrets.
3. Se moquer publiquement de la vie privée d'autrui.
4. Détruire des objets, les changer de place, les dérober.
5. Se quereller avec certaines personnes.
6. Lancer des objets insultants pour autrui.
" (Baroja, p. 89)

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