mercredi 10 avril 2013

Kant, de l'impossibilité d'instituer une justice publique

« L'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, a besoin d'un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables; et quoique en tant que créature raisonnable il souhaite une loi qui pose les limites de la liberté de tous, son inclination animale égoïste l'entraîne cependant à faire exception pour lui-même quand il peut. Il lui faut donc un maître pour briser sa volonté particulière, et le forcer à obéir à une volonté universellement valable, par là chacun peut être libre. Mais où prendra-t-il ce maître? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Or ce sera lui aussi un animal qui a besoin d'un maître. De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne voit pas comment, pour établir la justice publique, il pourrait se trouver un chef qui soit lui-même juste, et cela qu'il le cherche dans une personne unique ou dans un groupe composé d'un certain nombre de personnes choisies à cet effet. Car chacune d'entre elles abusera toujours de sa liberté si elle n'a personne, au-dessus d'elle, qui exerce un pouvoir d'après des lois. »
Emmanuel Kant.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Introduction.
(Commencer par noter qu'il existe des textes plus ou moins marqués historiquement; en l'occurrence, on a affaire ici à un texte qui l'est très peu, ce qui signifie qu'il aurait très bien pu être écrit hier comme il y a 2400 ans; de fait, Kant est un penseur de la fin du XVIIIème et incarne, en Allemagne l'esprit des Lumières qui se répand en Europe. Le texte prétend donc  énoncer quelque chose d'universel qui vaudrait pour toutes les sociétés humaines possibles; on peut déjà soupçonner que cette prétention méritera d'être questionnée. Ne cède-t-il pas au défaut classique de l'ethnocentrisme en projetant sur l'humanité entière des traits caractéristiques de sa propre ère de civilisation? Le thème du texte est politique et peut se formuler dans la question suivante: est-il possible aux hommes de fonder socialement un ordre juste? La réponse que le texte donne semble consister en une aporie: il n'y a pas de solution; de quelque façon qu'on s'y prenne, ceux à qui est remis le pouvoir auront toujours tendance à en abuser. La même raison qui fait que les hommes ont besoin de chefs fait aussi que ces chefs abuseront de leur pouvoir. Le texte a donc un caractère aporétique (de aporie=impasse théorique) qu'il était indispensable d'apercevoir pour poser le problème: les injustices sont bien présentes dans la société et il semble impossible qu'il puisse y en aller autrement.
L'argumentation du texte est construite en deux temps.
a)Kant établit d'abord la nécessité pour les hommes d'avoir un maître; autrement dit, ce qu'il soutient, dans un premier temps, c'est que toute société humaine ne peut exister que suivant une structure hiérarchique qui répartit les hommes en gouvernants et gouvernés. Ici, les plus avisés remarqueront déjà qu'il y a un présupposé qui pourra être discuté: l'idéal démocratique tel que l'antiquité grecque l'invente ne repose-t-il pas sur le refus de cette hiérarchie et sur le principe que chacun est apte à être, tour à tour, gouvernant et gouverné= principe de l'isokratéia=partage égal du pouvoir? Autrement dit, est-ce une vérité universelle et nécessaire que les hommes ne peuvent se passer de maîtres dès lors qu'ils vivent en société? L'ordre social doit-il être nécessairement hiérarchique?
b)Une fois établie la nécessité de maîtres, la deuxième partie du texte, aura pour objet de montrer qu'il est impossible qu'existent des maîtres justes. Puisque le maître est lui aussi un homme soumis aux mêmes pulsions égoïstes que les gouvernés, il aurait donc à son tour besoin d'un maître qui le gouverne. Nous voilà entraîné dans une régression à l'infini qui rend vaine toute tentative de fonder un ordre juste.
c) Plusieurs pistes s'ouvrent ainsi devant moi pour traiter le problème. Soit, je conteste à Kant l'idée que la hiérarchie est nécessaire à l'existence d'une société en reprenant le fil du projet politique de la démocratie de l'antiquité grecque au monde moderne où les mouvements pour l'autogestion dans le monde du travail aussi bien que ceux pour l'institution d'une démocratie directe dans les conseils révolutionnaires traduisent une aspiration à fonder une vie collective sans chefs. Soit, en reprenant le fil de la tradition gréco latine du gouvernement mixte qui, par l'équilibre des pouvoirs qu'il est censé instaurer, permettrait d'éviter les dérives d'un pouvoir devenant hégémonique: le régime du gouvernement représentatif moderne est l'héritier direct de cette approche. Mais, le prix à payer est lourd, c'est le renoncement au projet de l'institution d'une authentique démocratie qui reprendrait, pour l'universaliser et le radicaliser, le premier germe de son institution dans le monde grec de l'Antiquité.


1)La nécessité de maîtres pour fonder la société
a) La nécessaire institution de la société.
Le texte le précise d'emblée: la nécessité pour les hommes d'avoir des maîtres s'impose dès lors qu'ils vivent en société. Or, même si le texte reste silencieux sur ce point, il était déjà important de relever que des hommes ne peuvent vivre autrement qu'en société ce qui rendra l'existence de maîtres absolument nécessaire et nous oblige à renoncer à un idéal inspiré de thèmes rousseauistes sur l'indépendance de l'homme dans un hypothétique état de nature. Si l'homme est un être social en un sens qui lui est propre c'est parce que tel que la nature l'a fait, il est tout simplement un être radicalement inapte à la vie. Vous le montrez à partir de cette donnée fondamentale de la biologie humaine que constitue le phénomène de la néoténie. Sur le plan de ses implications psychologiques, la déficience biologique de l'humain est compensée par un hyper développement de l'activité psychique qui, pour ne pas devenir délirante, doit bénéficier des institutions de la société (ici, en particulier, l'institution de la loi); celles-ci introduisent la psyché humaine dans un monde commun qui la sort de son état initialement auto-centré.

b) La nécessité de maîtres
D'autre part, lorsqu'il est question de "maîtres" il faut toujours se demander en quel sens on prend le terme car il peut signifier deux choses très différentes; la langue latine avait ainsi deux mots distincts pour éviter la confusion: le maître au sens du "magister", celui qui est maître d'un savoir/savoir-faire. Le dominus, celui qui domine d'autres hommes. Ici, c'est manifestement ce dernier sens que le texte prend en compte: le maître dont parle Kant est celui qui doit  forcer les hommes à se plier à l'autorité des lois ce qui implique que sa fonction est d'abord d'exercer un pouvoir sur les hommes aux moyens d'instruments de coercition ( forces de l'ordre, tribunaux, prisons). La question à poser est de savoir d'où vient la nécessité de leur existence? Pourquoi les hommes ont-ils besoin de se soumettre à des maîtres pour vivre en société en obéissant aux lois? L’homme, nous dit le texte, est un animal raisonnable, ce qui veut dire que sa nature est double. En tant que doué de raison, il reconnaît la nécessité d’instituer et de se plier à des lois qui rendent possible la coexistence des hommes en limitant la liberté de chacun. Mais, en tant qu’il est « animal », l’égoïsme constitue un autre aspect de sa nature, égoïsme qui fait qu’il sera enclin à se soustraire aux lois et à abuser de sa liberté aux détriments des autres. En tant qu’animal, il n’est donc pas spontanément enclin à se soumettre à l’autorité des lois dont il reconnaît pourtant, en tant que raisonnable, la nécessité; il est donc nécessaire que quelqu’un dispose dans la société du pouvoir de le contraindre à respecter les lois; cette « volonté universellement valable » à laquelle il doit se plier est à opposer aux volontés particulières mues par des motifs égoïstes. La volonté du maître à laquelle il doit se plier doit être « universellement valable » ce qui veut dire que la fonction du maître est, essentiellement, de faire respecter le droit et que l’appareil répressif dont il dispose pour obtenir cette obéissance doit être  mis au service de l’application d’une loi qui est la même pour tous, ce qui veut dire aussi, que le maître devrait être tout autant soumis à la loi qu'il est chargé de faire respecter que les gouvernés; on voit tout de suite ce qu'il y a de suspect ici et annonce ce que la deuxième partie développera: un homme chargé de faire appliquer la loi sera-t-il assez sage pour se l'appliquer à lui-même de la même façon?
Il ne pourrait donc exister de société qui ne soit structurée de façon hiérarchique, c’est-à-dire, qui ne repose sur une séparation stricte entre gouvernants et gouvernés, dirigeants et dirigés. Mais cette société sera-t-elle pour autant juste? Non et si nous lisons bien le texte on peut même dire qu’il est impossible qu’aucune société humaine ne puisse jamais parvenir à être véritablement juste. C’est la seconde partie du texte qui va en développer la raison.

2) Le caractère nécessairement injuste des maîtres
a)La régression à l'infini
Il faut des gouvernants, soit; mais ces gouvernants sont d’abord et avant tout des hommes et comme tels ce sont des êtres animés par le même égoïsme que les gouvernés ce qui veut dire qu’il viendra fatalement un moment où ils seront tentés d’abuser de leur position dominante dans la société pour se soustraire à l’autorité des lois."La justice publique" qu'il est impossible d'établir viserait l'institution d'une loi qui s'applique à tous, gouvernants et gouvernés confondus, de la même façon. Il ressort du texte de Kant un pessimisme anthropologique qui nous conduit à dire que les maîtres, parce qu’ils sont d’abord et avant tout des hommes, abuseront toujours du pouvoir dont-ils disposent. Ces maîtres auraient donc à leur tour besoin de maîtres qui limitent leur pouvoir et ainsi de suite à l’infini; en voulant instituer un ordre juste nous sommes ainsi conduits dans une régression à l’infini dont il n’est possible de sortir qu’à la condition de renoncer à l'espoir de voir se réaliser une véritable "justice publique"..

b) Universalité du problème 
Et le problème restera le même quelque soit la forme du régime politique que nous considérons; que nous confions le pouvoir à un seul; le texte fait ici clairement référence à la monarchie,« qu'il le cherche dans une personne unique » (mono=un seul, arkhé=commandement/commencement).; même s’il se trouve un monarque suffisamment sage pour ne pas abuser de son pouvoir rien ne nous garantira que son héritier ne sera pas un fou sanguinaire. Ou que nous confions le pouvoir à quelques uns : " dans un groupe composé d'un certain nombre de personnes choisies à cet effet ", ce qui correspond à un régime aristocratique dont le gouvernement représentatif moderne est une des formes. Soit, ces personnes sont cooptées par le groupe lui-même, et, en ce cas, nous avons à faire à la forme pure de l'aristocratie; soit elles sont élues suivant les modalités du suffrage universel, et, en ce cas, nous avons à faire à une forme d'aristocratie qui intègre une composante démocratique, ce que la pensée politique a appelé un régime mixte. Dans tous les cas, le problème sera le même; rien ne pourra nous garantir contre les abus de celui ou de ceux qui sont au pouvoir. Il est manifeste ici que le texte  accordera peu de crédit au principe de distinction que mettent en avant les partisans du gouvernement réprésentatif comme Siéyès en France ou Madison aux Etat Unis. Dans ce cadre, les membres de l'aristocratie élective seuls habilités à gouverner sont censés être d'une nature supérieure aux gouvernés  et les "mieux à même de discerner le véritable intérêt du pays et dont le patriotisme et l'amour de la justice seront les moins susceptibles de sacrifier cet intérêt à des considérations éphémères et partisanes." ((Madison, The Federalist Papers cité par B. Manin, Les principes du gouvernement représentatif, p. 13). Le texte met au contraire en avant un principe de similarité qui veut que les gouvernants seront soumis aux mêmes passions que la masse des gouvernés et que c'est une vue certainement trop idéaliste que de s'imaginer qu'il existerait une classe d'hommes d'une nature supérieure au commun des mortels qui les mettrait à l'abri des tentations que procure le pouvoir. Il y avait de quoi puiser dans la corruption de la classe politique actuelle un abondant matériau pour illustrer concrètement le pessimisme anthropologique de Kant: son népotisme (le fait de favoriser ses amis en leur octroyant des privilèges), sa corruption (on reçoit des pots-de -vin en échange de l’obtention de marchés publics par ex.), la création d’emplois fictifs etc, les politiques conduites pour favoriser les intérêts particuliers de sa classe sociale etc. Ainsi, quelque soit la forme du régime politique envisagée, le maître chargé de faire respecter le droit aura toujours tendance à le transgresser pour lui-même et pour ceux de la clique dont il représente les intérêts. On ne voit dès lors plus comment il serait possible d'éviter, dans quelque société que ce soit, les abus du pouvoir et les injustices qui en découlent. Si le texte soutient un principe de similarité entre gouvernants et gouvernants, ce n'est pas pour soutenir une thèse démocratique, mais, de façon foncièrement pessimiste, pour aboutir à la conclusion que rien ne semble pouvoir nous prémunir contre les abus du pouvoir, quelque forme qu'il prenne.

c)Une résolution possible du problème: l'équilibre des pouvoirs et le gouvernement mixte
A la même époque, les Pères fondateurs des Etats Unis d'Amérique s'étaient posés le problème politique dans les termes de ce texte. Ils faisaient fond sur le même pessimisme anthropologique que celui qu'on retrouve ici:"L'opinion commune est la suivante suivant Hofstadter: pour les Pères fondateurs, "un être humain est un atome d' égoïsme"[...] Quels que soient leurs désaccords sur le pouvoir fédéral et la protection des libertés individuelles, les Pères fondateurs partaient en général du proverbe d'Hamilton (qu'il avait emprunté à David Hume): "lorsqu'on édifie un gouvernement, on doit partir du principe que tout homme est un fripon." (M. Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale, p. 77) J. Adams donna comme titre à un de ses essais:" Tous les hommes seraient des tyrans s'ils le pouvaient."  La solution à laquelle ils se rallièrent fut de définir un équilibre entre les différents pouvoirs qui se limiteraient mutuellement. J. Adams pensait "qu'un gouvernement aux pouvoirs équilibrés était le seul moyen de contenir la bête [...] D'où sa défense acharnée d'un gouvernement où les pouvoirs pourraient se limiter les uns les autres."(ibid., pp. 10-11) Madison, de la même façon, affirmait qu'il faut "faire jouer l'ambition contre l'ambition (...). Peut-être la nécessité de tels artifices pour éviter les abus du gouvernement est-elle le reflet de la nature humaine." (ibid., p. 76) En dépit de sa conception aristocratique, Madison avait bien conscience qu'on ne pouvait faire une confiance aveugle à la classe dirigeante, aussi vertueuse que nous la supposions et qu'il fallait installer des garde fous qu'il pensait  trouver dans la procédure de l'élection à intervalles réguliers. Le pouvoir tend à corrompre n'importe quel homme et si c'est le cas, le pouvoir absolu, sans contre poids, risque de corrompre absolument:"Le but de toute constitution politique est d'abord d'avoir pour gouvernants les hommes qui ont le plus de sagesse pour discerner le bien commun de la société, et le plus de vertu, pour le poursuivre; et en second lieu, de prendre les précautions les plus efficaces pour que ces derniers restent vertueux pendant tout le temps qu'ils détiendront une charge publique [...] Le plus efficace est une limitation de la durée de leur mandat, de façon à maintenir en eux le sentiment qu'ils ont à répondre devant le peuple." (The Federalist Papers, cité par B. Manin, ibid., pp. 152-153) Le mécanisme institutionnel de la réélection intègre ainsi une composante démocratique  en ce sens qu'elle est censée inciter les gouvernants à diriger dans l'intérêt du peuple.
Les racines historiques auxquelles on peut rattacher la pensée des Pères fondateurs sont celles gréco-latines   du"gouvernement mixte"  dans lequel les composantes monarchique, aristocratique et démocratique trouverait chacune leur place et empêcherait que l'une devienne hégémonique. Dans sa racine grecque, elle se retrouve dans la philosophie politique hostile à la démocratie; en particulier, chez Platon. Dans Les lois, il en était venu, en dépit de son aversion pour la démocratie, à soutenir l'idée d'un régime mixte intégrant une composante démocratique;"Un tel régime d'élection semble tenir le milieu entre la monarchie et la démocratie, et c'est toujours entre ces deux formes que la constitution doit se tenir." (Les lois, VI, 756e)  Aristote, de la même façon, pensait " qu'en combinant des dispositions démocratiques et aristocratiques, on obtenait une constitution meilleure que les régimes simples." (B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, pp. 43-44) Dans sa racine latine, le gouvernement représentatif trouve sa source d'inspiration dans la République romaine. Le consul et les magistrats intégraient la composante monarchique, le Sénat, la composante aristocratique et les Comices (les assemblées du peuple), la composante démocratique: "Selon Polybe, c'était l'équilibre entre ces trois institutions qui conférait à la constitution romaine son exceptionnelle stabilité. Les trois pouvoirs se limitaient et se balançaient réciproquement, évitant ainsi les abus de pouvoir qui affligeaient tous les régimes simples." (B. Manin, ibid., p. 66) Ainsi, dans le système de la République romaine, c'est au peuple, via le vote des comices, qu'il revenait d'arbitrer entre les différents fractions de l'aristocratie quand apparaissaient des conflits en son sein, ce qui les incitait, comme on peut le deviner, à se souder pour éviter de donner à la plèbe une trop grande importance politique. Et cette observation a une portée générale qui fait que là où les élites sont en concurrence pour la conquête du pouvoir, elles ont bien vu tout l'intérêt qu'il y avait pour elles à s'en remettre à un tiers pour modérer les conflits entre elles:"permettre à ceux qui n'ont pas accès aux charges d'arbitrer entre des élites concurrentes constitue, du point de vue des élites elles-mêmes, une solution acceptable, car elle leur évite de s'entre-déchirer." ( ibid., p. 198) C'est donc par des mécanismes de ce type qu'est garantie la stabilité de régimes du type du gouvernement mixte. Et, c'est à cette tradition là, et non celle de la démocratie athénienne, que les Pères fondateurs des Etats Unis d'Amérique peuvent se rattacher comme ceux de la République française; c'est pour cette raison d'ailleurs, que ces derniers avaient une prédilection pour se mettre en scène en vue de leur postérité, en s'inspirant des représentants de la République romaine. Comme le souligne aussi H. Arendt, c'est bien l'équilibre de ce type de régime qui les séduisaient et dont Sparte et Venise offraient deux autres modèles historiques privilégiés et plus récents opposés aux démocraties qui "ont, en général, eu la vie aussi courte que la fin violente." (The Federalist, n° 10, cité par H. Arendt, Essai sur la révolution, p. 332)
C'est pourquoi c'est un abus de langage, qui remonte au XIXème siècle, de parler de "démocratie" à propos des Etats républicains modernes. ils constituent des régimes mixtes à dominante aristocratique mais intégrant une composante démocratique. A l'origine ils ont été conçus comme un projet alternatif à la démocratie que les Pères fondateurs appelaient "gouvernement représentatif". La relation exacte qui est celle du gouvernement représentatif à la démocratie est celle qu'on peut formuler en recyclant un slogan pour une campagne de lutte contre l'alcoolisme: l'abus de démocratie nuit gravement à la santé; à consommer avec modération. Rien ne le montre mieux que ce rapport publié par la Commission Trilatérale en 1974, un organisme qui réunissait un cercle d'intellectuels de haut rang venus des Etats-Unis, de l'Europe et du Japon, qui s'intitulait, La crise de la démocratie. Sa thèse consistait à soutenir qu'il y avait désormais un excès de démocratie dans ces régions du monde et ce qu'ils mettaient en cause, c'était l'effervescence du militantisme politique issu des années 1960 qui avait fait sortir de leur passivité une grande partie de la population parmi les jeunes, les femmes, les ouvriers, les noirs, etc. Voilà qui traduisait, non pas une manifestation de la démocratie, comme pourrait le suggérer un ingénu, mais sa crise. La composante démocratique des régimes mixtes prenaient désormais trop d'importance et il était temps de la modérer (avec une réussite certaine quand on connait le cours ultérieur de l'histoire...) Un lord anglais du XIXème siècle, sir Erskine May, avait parfaitement compris à son époque ces deux choses essentielles. D'une part, que les institutions du gouvernement représentatif auront à l'avenir à s'assimiler d'avantage certaines composantes démocratiques sous la montée en puissance des mouvements de masse dans les grands pays industrialisés. D'autre part, qu'elles devront être prêtes à savoir en corriger la part trop importante qu'ils revendiqueraient, au point de prétendre devenir dominants, et s'il le faut, par la répression:"Mais étant donné que le progrès de la démocratie est le résultat d'un développement social général, une société avancée, tout en détenant une part plus grande du pouvoir politique, devra en même temps protéger l'Etat des excès démocratiques. Si ces derniers devaient, pour un temps, prévaloir où que ce soit, ils seraient promptement réprimés." (May cité par E. Hobsbawn, L'ère du capital, 1848-1875, p. 143) On ne pouvait mieux exprimer dès cette époque le fait qu'il fallait à tout prix éviter que la tonalité fondamentale des Etats modernes ne deviennent celle d'une démocratie.
C'est pour la même raison que Madison refusait d'intégrer le mandat impératif dans la Constitution, au moment de la fondation des Etats-Unis d'Amérique, (procédure démocratique par excellence qui oblige les gouvernants à exécuter les volontés du peuple); il estimait qu'on avait déjà fait bien assez de concession à la composante démocratique en intégrant dans le premier amendement de la Constitution le premier article du Bill of rights reconnaissant au peuple le droit "à se rassembler pacifiquement et à présenter des pétitions au gouvernement pour le redressement des torts." (cf. Manin, ibid., pp. 216-217 pour tout ceci)
D'ailleurs, l'équilibre des pouvoirs par leur séparation a été fait de telle sorte, comme l'analysait Polanyi, qu'elle visait avant tout à séparer strictement le pouvoir politique du pouvoir économique et mettre à  l'abri du suffrage universel la propriété privée du capital; il s'agissait , autrement dit, d'organiser politiquement l'impuissance du peuple sur le plan économique. (cf. pour plus de développement, 2b, la loi sur la propriété dans le sujet, La révolte peut-elle être un droit?) Les régimes politiques du gouvernement représentatif se constituent à la façon de la palette d'un peintre. Celui-ci, à partir des couleurs élémentaires (rouge, jaune, bleu) crée toute la gamme des couleurs suivant la proportion dans laquelle elles rentrent dans le mélange. De la même façon, les régimes politiques du gouvernement représentatif ne sont jamais des régimes simples mais intègrent dans des proportions variables des composantes monarchique, aristocratique, démocratique. Si la teinte dominante reste aristocratique, l'introduction dans le mélange d'une teinte démocratique est censée permettre d'en corriger les dérives éventuelles.

3)Discussion critique du texte
a)Critique de l'anthropologie noire de l'Occident
Ce texte est représentatif de l'héritage d'une certaine conception chrétienne, "l'augustinisme politique" faisant fond sur une appréhension de la nature humaine viciée par le péché originel telle qu'on la trouve, chez son fondateur,Saint Augustin. Partant de là, "le trait le plus marquant de la pensée politique fut un consensus presque unanime sur la fonction du gouvernement en général, et de la monarchie en particulier: réprimer la bestialité humaine." (M. Sahlins, ibid., p. 56) Comme le résume un autre théologien comme Jean Chrysostome, " qu'on retire à la cité ses chefs, et nous passerons notre vie, moins raisonnables encore que des bêtes, à nous mordre et nous entre-dévorer." (cité par M. Sahlins, ibid., p. 57)  L'être humain étant tellement marqué par l'égoïsme, il n'y a que la crainte d'un appareil répressif qui peut le contraindre à obéir à des lois que sa raison pourtant approuve. Irénée, un autre Père fondateur de l'Eglise chrétienne,  pensait de même, que "le gouvernement terrestre a été fixé par dieu pour le bénéfice des nations, de sorte que, tenu par la peur des règlements humains, les hommes ne se dévorent pas les uns les autres comme des poissons." (cité par Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 367) Cette anthropologie noire qui est devenue, bien au-delà des cercles restreints de la philosophie, le lieu commun de l'imaginaire occidental, détermine une certaine conception du social et de la politique dont l'essence réside alors dans la domination:"Là où l'intérêt personnel est la nature de l'individu, le pouvoir est l'essence du social." (Sahlins, ibid., p. 368) Autrement dit, seule l'institution de l'Etat détenant le monopole de la violence légitime pour tenir en bride la sauvagerie de la nature humaine  rendrait possible la vie en société.
Mais cette conception archi dominante peut être soumis à la critique à partir des données plus récentes de l'anthropologie. On ne fera  pas quand même pas au texte le reproche trop facile d'ignorer l'abondant corpus de données qu'elle nous livre aujourd'hui car, à son époque, il n'était pas encore disponible. Mais, aujourd'hui, nous n'avons plus cette excuse pour imputer à l'humanité entière des traits typiques de notre ère de civilisation. A ces lieux communs de l'imaginaire occidental, il faut confronter la thèse de l'anthropologue américain Sahlins:" La notion occidentale de la nature animale et égoïste de l'homme est sans doute la plus grande illusion qu'on ait jamais connu en anthropologie." (La nature humaine, une illusion occidentale, p. 55) Et encore, dit plus explicitement:"L'égoïsme serait-il naturel? Pour la majeure partie de l'humanité, l'égoïsme que nous connaissons bien n'est pas naturel au sens normatif du terme: il est considéré comme une forme de folie ou d'ensorcellement, comme un motif d'ostracisme, de mise à mort, du moins est-il le signe d'un mal qu'il faut guérir." (ibid., p. 55) Il faut donc nous dépayser radicalement pour apercevoir que quantité de sociétés ont pu créer un tout autre mode d'institution de la société qui fait l'économie d'une chefferie détenant un pouvoir de coercition, seul moyen susceptible de dompter une supposée nature humaine supposée foncièrement égoïste. En réalité, les sociétés dites "primitives" ont été des sociétés sans Etat, ou, mieux encore, ce que l'anthropologue Pierre Clastres appelait des "sociétés contre l'Etat", qui auraient trouvé tout simplement aberrant ce que ce texte de Kant avance, et avec lui, l'écrasante majorité de la tradition occidentale de pensée.

b) Sociétés à Etat vs sociétés contre l'Etat
Les sociétés primitives ont donc résolu tout autrement la question de l'institution du pouvoir politique et nous obligent à relativiser la portée des thèses qu'avance ce texte:"il ne saurait être question, en de telles sociétés, d'une division du corps social  selon l'axe vertical du pouvoir politique: nulle division entre une minorité de dominants (le chef et ses clients) qui commanderaient et une majorité de dominés qui obéiraient." (P. Clastres, Préface à Sahlins,  Age de pierre âge d'abondance) Ce que le texte de Kant analyse ne s'applique plus du tout ici et nous oblige à revoir bon nombre de préjugés. Dans de telles sociétés, ce n'est pas le chef qui peut abuser de son pouvoir; c'est plutôt lui qui se fait exploiter par sa communauté. Ce que confère le statut de chef dans ces sociétés, ce n'est pas, comme dans les sociétés à Etat, le pouvoir, mais le prestige et ce prestige ne s'obtient qu'en acceptant de se faire exploiter par la société. Le chef dans une société primitive ne jouit de son prestige de chef qu'en acceptant le prix élevé à payer pour cela: être au service de sa communauté. D'où la première des qualités qui est attendue de lui , la générosité. De telles sociétés conjurent ainsi la menace que se constitue un pouvoir séparé du reste de la société qui la domine d'en haut et qui devient incontrôlable. Autrement dit, elles s'organisent sur une base qui rend impossible la formation d'un Etat. Par exemple, chez les Nambikwara, Lévi-Strauss rapporte que, après avoir donné quantité de cadeaux au chef, "chaque fois que je prenais congé d'une bande après quelques semaines de vie commune, les individus avaient eu le temps de devenir les heureux propriétaires de haches, de couteaux, de perles, etc. Mais en règle générale, le chef se trouvait dans le même état de pauvreté qu'au moment de mon arrivée. Tout ce qu'il avait reçu [...] lui avait déjà été extorqué." (cité par M. Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, p. 182) De la même façon, chez les Busana de Nouvelle-Guinée, le chef "doit travailler plus dur que quiconque afin de réapprovisionner ses stocks de nourriture. Celui qui aspire aux honneurs ne peut pas s'endormir sur ses lauriers. Il lui faut continuellement donner de grands festins et faire provision de crédit. On reconnaît qu'il doit peiner depuis le lever du jour jusqu'au coucher - "ses mains sont toujours terreuses et son front toujours inondé de sueur."" (Hogbin cité par Sahlins, ibid., p. 185)
Mais il ne s'agit pas seulement d'exploitation économique. Politiquement aussi, la fonction de chef est tout ce qu'il y a de plus étrange à penser pour un occidental, car elle est celle d'un chef sans pouvoir. Le prestige ne se gagne qu'à ce prix:""Poser la question du pouvoir politique dans les sociétés primitives contraint [...] à méditer cette donnée immédiate de la sociologie primitive: le leader y est sans pouvoir." (P. Clastres, ibid., p. 24) D'où le fait que dans ces sociétés, il faut parfois en venir à la coercition pour contraindre quelqu'un à devenir le chef. Dans les sociétés à Etat la relation s'inverse: c'est le chef qui se soumet la collectivité et l'exploite à son profit. il y a là, comme le soutient Clastres une rupture radicale "qui sépare les sociétés primitives, où les chefs sont sans pouvoir, des sociétés où se déploie la relation de pouvoir: discontinuité essentielle des sociétés sans Etat et des sociétés à Etat." (ibid., p. 24) L'opposition se marque par le sens dans lequel circule la dette. Dans les sociétés sans Etat, la dette va de la chefferie vers la société; c'est le chef qui se trouve en situation de dette perpétuelle  à l'égard de sa société et qui l'oblige à toujours donner. Dans les sociétés à Etat, la dette circule dans l'autre sens et c'est la société qui doit s'acquitter du tribut à l'égard de la chefferie. Nous passons d'une société où le chef est sans pouvoir à une société où le chef détient un pouvoir de coercition sur la société:"Détenir le pouvoir, imposer le tribut, c'est tout un, et le premier acte du despote consiste à proclamer l'obligation de le payer." (Clastres, ibid., p. 26) Ainsi, la première de toutes les prérogatives de l'Etat est conjointement avec "le monopole de la violence légitime"(M. Weber)  la levée de l'impôt. La philosophie occidentale a massivement rayer de la carte de l'histoire humaine les sociétés primitives l'amenant à confondre l'origine de l'Etat et celle de la société. D'où le genre d'énormités que l'on retrouve même sous la   plume   d' un   historien    universitaire:"il n'existe pas de société humaine sans Etat, quelque soit la forme de celui-ci." (Muchembled, Le roi et la sorcière, p. 6) Affirmation surréaliste, tarte à la crème de presque toutes les copies du baccalauréat traitant de ce thème, qui ne résiste pas à un examen un peu consistant de l'étude comparée des sociétés humaines:"Tendant à confondre le social et le contrôle des individus, les philosophes occidentaux ont souvent associé l'origine de la société et celle de l'Etat. Cet amalgame est bien entendu ethnographiquement absurde. La grande majorité des sociétés connues de l'anthropologie, y compris celles des temps reculés de la préhistoire, ont survécu sans le concours de l'Etat." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 369) Comme le relève encore un autre spécialiste de la question, "l'Etat, une institution qui, hier encore, était inconnue de centaines de sociétés d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et d'une partie de l'Amérique précolombienne." (Godelier, Au fondement des sociétés humaines, pp. 236-237)
En dépit de ces évidences, la constitution d'une société sans Etat tend à devenir, conformément à l'esprit de ce texte de Kant, psychiquement impensable pour le sens commun occidental. A toute vélléité d'émancipation de la tutelle d'une hiérarchie politique feront barrage les mêmes pseudo évidences, fruits d'une longue et profonde confusion dans l'imaginaire occidental entre le mode de vie primitif et le mode de vie domestique. De ce point de vue, la lecture des positions anarchisantes de Tolstoï constituent une saine  cure de désintoxication pour décoloniser son imaginaire de l'esprit de soumission qu'engendre le martèlement de tels poncifs:"Et pouvons-nous vivre sans gouvernement? Ce sera le chaos, l'anarchie, la perte de tous les résultats de la civilisation, le retour des hommes à la barbarie primitive [...] Nous sommes tellement corrompus par un long esclavage que nous ne pouvons pas concevoir que des hommes s'administrent sans gouvernement." (Tolstoï, L'esclavage moderne, p. 75 et 80)

c)L’héritage en perdition de la démocratie
 L'hypothèse que l'on peut se risquer à formuler, consisterait à suggérer que la démocratie, la vraie, est un régime politique qui se range sous la catégorie des sociétés contre l'Etat. Rousseau relevait que dans une démocratie, les postes de gouvernement constituent d'abord des charges et non des privilèges ce qui les  rapprochent des formes primitives de chefferie. C'est d'ailleurs ce qui le motivait en faveur du tirage au sort des magistratures:"Dans toute véritable démocratie, la magistrature n'est pas un avantage, mais une charge onéreuse qu'on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu'à un autre. La loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera." (Rousseau, Du contrat social, livre IV, chap. 3) Dans cet esprit, Rousseau tient toujours à rappeler l'étymologie du terme "ministre" qui vient du latin "minister" qui signifie serviteur. C'est pourquoi aussi Castoriadis peut dire que c'est un anachronisme de parler d'Etat à propos de la cité démocratique d'Athènes, la polis, car le pouvoir politique ne s'est pas séparé de la société pour la surplomber; ce qui se voit bien au fait que l'exécutif a une véritable fonction d'exécution au service des décisions de l'assemblée populaire, l'ekklesia, et qu'il ne ne prend pas ce tour orwellien qui est le sien dans le régime du gouvernement représentatif qui fait que "l'exécutif" est tout sauf un exécutif (qui exécute) mais cette instance qui aspire l'essentiel du pouvoir. Dans une forme de vie démocratique, c'est tout le système de la délégation du pouvoir qui s'oppose point pour point à celui d'une société à Etat. Dans les formes démocratiques, le délégué est sans pouvoir propre mais n'est que le mandant de la collectivité qui l'a désigné pour appliquer des mesures qui ont été décidé collectivement; les différentes procédures qui permettent à la délégation du pouvoir d'être démocratique et d'éviter, que de charge, elle se transforme en avantage pour accaparer le pouvoir, sont bien connues de tous ceux pour qui le mot "démocratie" à conservé un sens précis et ne s'est pas transformé en un slogan publicitaire servant, comme le disait Orwell, à adresser un "compliment" à n'importe quel régime politique, soit les quatre que le sociologue M. Weber avait résumé: révocation permanente des gouvernants, rotation rapide des charges, mandats impératifs et sélection par tirage au sort, toutes choses qui font que le délégué reste sous le contrôle permanent de ceux qui l'ont choisi et exerce d'abord sa fonction comme une charge qui le soumet aux décisions de la collectivité. Toute autre est le mode de représentation qui prévaut dans les structures du gouvernement représentatif. Pour reprendre l'analogie de B. Manin, le représentant n'est plus comme un  coursier chargé de transmettre un message, ou, pour donner une autre image, celle d'un exécuteur testamentaire. Il est plutôt comme un banquier gérant un patrimoine pour ses clients: il dispose d'une relative indépendance qui accroît son pouvoir.
Le texte ne laisse pas soupçonner une seule seconde qu'une démocratie puisse être possible, c'est-à-dire, qu'une société puisse s'auto gouverner sans devoir instituer une hiérarchie. Le projet de la démocratie tel qu’on en trouve le premier germe dans l’antiquité grecque est celui, pour reprendre les termes de Castoriadis, de l’institution d’une société autonome ce qui veut dire une société capable de s’auto gouverner suivant un principe d’égalité entre tous. Ce principe d’égalité politique s’exprime sous une triple forme: isonomia, isokratéia, iségoria en faisant ressortir la définition de la démocratie par l'isokratéia que donnait Aristote: un régime où chacun est tour à tour apte à être gouvernant et gouverné:"Il semble que l'excellence d'un bon citoyen soit d'être capable de bien commander et de bien obéir [...] On dit, et à juste titre, qu'on ne peut pas bien commander si l'on n'a pas bien obéi." (Aristote,Politique, III)
L'autonomie signifie en outre  la capacité d'auto limitation et présuppose la vertu de la Vergogne (la pudeur qui nous retient de faire certaines choses, composante essentielle de la common decency chez Orwell) dans le mythe de Protagoras; seul peut se passer de maîtres un peuple capable de s'auto limiter. Comme rien ne peut venir limiter le pouvoir du peuple puisqu'il émane entièrement de lui dans une démocratie, celle-ci ne peut être un régime viable que si nous avons à faire à un peuple capable de s'auto limiter. On pouvait ici faire référence aux institutions de la démocratie athénienne qui avaient  pour fonction de favoriser une éthique de l'auto limitation ( la tragédie qui enseignait au citoyen les méfaits de la démesure; la règle de la graphé para nomon qui permettait au peuple de revenir sur une loi qui avait été adoptée suivant le principe:"c'est le peuple qui décide, mais le peuple peut se tromper donc le peuple peut se rectifier." (Castoriadis) le tirage au sort des magistratures sur la base du volontariat qui impliquait pour chaque citoyen de répondre pour lui-même à la question de savoir s'il se sentait capable ou non d'assumer une charge publique etc.).
On peut se demander si ce n'est pas là la seule façon de sortir de façon satisfaisante de l'aporie du texte: puisque rien ne peut venir limiter de l'extérieur l'homme, la seule ressource sur laquelle nous pouvons compter réside dans sa capacité d'auto limitation. Le monde moderne constitue, en un sens, un approfondissement de ce principe d'une société égalitaire dans la mesure où on y trouve une extension du principe de la démocratie à des domaines de l'activité humaine  comme le travail; il fallait ici penser au principe de l'autogestion (pour des exemples, on pouvait penser au documentaire Les Lip, l'imagination au pouvoir,  qui constitue, pour la France, le dernier grand mouvement pour l'autogestion, au conseils de la commune de Paris de 1871, aux conseils hongrois de1956, aux soviets russes, aux räte allemands etc. à tous ces "trésors perdus" de la tradition révolutionnaire ) tel qu'il s'est réalisé dans l'histoire des grandes révolutions modernes et qui constitue, la contestation, dans les faits, de la thèse suivant laquelle toute organisation sociale doit nécessairement répartir les hommes en dirigeants/exécutants. Comme le formulait le chant de l'Internationale en pleine répression de la Commune de Paris, en juin 1871, "Il n’est pas de sauveurs suprêmes: Ni Dieu, ni César, ni Tribun.Travailleurs, sauvons-nous nous-mêmes."
Qu'une collectivité soit capable de s'auto organiser et de s'auto limiter de telle sorte que l'absence de chefs et d'une hiérarchie n'impliquent pas immédiatement le désordre et le chaos; c'était, en tout cas, la question qu'il fallait poser ici. Autrement dit, l'institution d'une authentique démocratie est-elle possible? Si nous reprenons le fil de la tradition révolutionnaire moderne, nous pourrions y puiser des motifs d'espoir si cet héritage n'avait été bazardé dans les oubliettes de l'histoire Il est à craindre dès lors que si les voies de cet héritage émancipateur ne sont plus praticables, il ne reste comme seule alternative à l'ordre actuel (ou plutôt au désordre actuel) que les solutions les plus régressives pour lesquelles la société semble mûre:
Source, Le Monde

Conclusion
a)Le texte nous faisait buter sur une aporie: les hommes seraient incapables de vivre en société autrement que suivant un ordre hiérarchique, ordre qui lui-même engendrera fatalement des injustices dans la mesure où ceux occupant le sommet de la pyramide hiérarchique abuseront de leur pouvoir, n'étant eux aussi que des hommes, .
b)Mais, à la lumière des données plus récentes de l'anthropologie, nous sommes conduits à relativiser la portée de ces thèses. La conception politique développée par Kant présuppose toute une anthropologie éminemment discutable.
c) Grâce à cela, nous pourrions reprendre espoir dans ce qui fût le grand projet politique émancipateur de la civilisation gréco occidentale, celui de la démocratie qui reconnaît à une collectivité la capacité de s'auto gouverner...



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