dimanche 18 mars 2012

Bertrand Russell, les Temps modernes

 Dernière mise à jour, 14-04-2018

"L'esprit typique moderne ne s'intéresse à rien de ce qui est mais uniquement à ce que les choses peuvent et doivent devenir. De ce point de vue,ce ne sont pas les qualités intrinsèques des choses,mais leur usage possible qui constituent leurs caractéristiques importantes. Tout est instrument. Si vous demandez:instrument en vue de quoi? On vous répondra que c'est un instrument pour fabriquer des instruments, avec lesquels on fabriquera des instruments encore plus puissants,et ainsi de suite à l'infini. En termes psychologiques cela veut dire que l'amour de la puissance a refoulé toutes les impulsions qui rendent la vie humaine complète. Amour , paternité, plaisir, beauté tout cela a moins de valeur aux yeux de l'industrialiste moderne qu'ils n'en avaient pour les magnats princiers des temps passés. Manipuler,exploiter:telles sont les passions dominantes de l'industrialiste scientifique typique (...). Le pouvoir de faire changer la face du monde, pouvoir que possèdent les dirigeants des grosses affaires de nos jours, dépasse de loin celui que jamais des individus aient possédé dans le passé. Ils peuvent ne pas avoir la même liberté de couper les têtes que Néron (1) (...) mais ils peuvent faire en sorte que les uns meurent de faim et que d'autres s'enrichissent, ils peuvent faire dévier le cours des fleuves et décréter la chute d'un gouvernement."
Bertrand Russell.

(1) Empereur romain du Ier siècle après J-C.

Introduction.
Thème: réflexion sur les Temps modernes:qu'est-ce qui est caractéristique des Temps modernes et qui les distingue de toutes les autres époques?
Thèse: l'obsession du développement techno scientifique qui tend à ne plus fonctionner que suivant sa propre logique d'auto-développement et qui s'enracine psychologiquement dans le phantasme de toute puissance, ce qui donne aux Temps modernes l'aspect d'une folie extrême n'offrant pour toute perspective que le cauchemar d'un système de domination totale et celui de l'anéantissement de l'espèce humaine sous l'effet de son hubris (démesure)
Ordre logique du texte sur lequel construire l'explication:
Partie 1:la vision du monde de l'homme moderne tend à devenir purement technicienne: c'est ce que l'on appellera la métaphysique des Temps modernes.
Partie 2: la traduction psychologique de celle-ci: le phantasme de toute-puissance.
Partie 3:enjeu politique: l'impuissance du droit à limiter cette toute puissance.
Partie 4: une dernière partie fera ressortir et traitera le problème que j'aurais vu se dégager à la fin de mon explication, ici, la nécessité d'envisager des formes ou d'autres de contre pouvoirs dans la société pour limiter cet appétit de toute puissance, ne serait-ce que pour nous éviter de tomber dans l'abîme. Un état de droit ne suffira probablement pas, comme nous  le laisse à penser le texte.



I La métaphysique des Temps Modernes
a) L'utilitarisme.
Métaphysique désigne ici une représentation totale du monde. En ce sens, toute société humaine a sa métaphysique qui la fonde comme un tout cohérent. Le propre des Temps modernes, c'est donc d'inaugurer une toute nouvelle métaphysique inconnue des temps anciens, que l'on appellera, conformément au sens du propos du début du texte de Russell, l'utilitarisme.
C'est une façon de se représenter le monde qui réduit la valeur de toute chose à son utilité. Il fallait ici maîtriser la distinction entre qualités intrinsèques/qualités extrinsèques des choses pour expliquer convenablement le texte. Prenons comme exemple un chêne; celui-ci a certaines qualités extrinsèques qui ne lui sont pas propres mais qui résident dans l'utilité qu'il peut avoir pour nous: entre autres ,une certaine qualité du bois qui peut nous permettre de l'utiliser pour faire du feu dans la cheminée, construire des meubles, des charpentes etc. Mais le chêne comme toute chose a aussi des qualités intrinsèques qui sont indépendantes de l'utilité que la chose peut avoir pour nous: entre autres, la forme générale de l'arbre qui peut nous le faire paraître comme étant harmonieux, majestueux ou au contraire disgracieux, la forme de ses feuilles, l'harmonie des couleurs qui le constitue, les jeux d'ombre et de lumière qui le parcourent, son intégration dans un paysage etc. L'utilitarisme de l'esprit moderne tend à ne retenir que les qualités extrinsèques et à se désintéresser des qualités intrinsèques ce que traduit l'expression "tout est instrument". Cette vision exclusivement utilitariste traduit un appauvrissement considérable de notre ouverture au monde dans la mesure où les choses ne nous intéressent plus pour ce qu'elles sont, en elles-mêmes, mais seulement pour l'utilisation que nous pouvons en faire. Notr ici l'opposition totale qu'on peut poser entre l'attitude artiste face au monde, sensible aux qualités intrinsèques des choses . De ce point de vue un philosophe comme Heidegger dira que c'est dans l'attitude artiste que le monde se dévoile pour nous. Comme le disait ce grand phare de la poésie allemande, Goethe:"le poète est là pour dire la splendeur du monde". La technique toute puissante constitue au contraire une menace inédite dans l'histoire humaine quant à la possibilité d'un dévoilement du monde. Cette attitude utilitariste est donc tout à fait spécifique aux Temps modernes. Les grecs anciens, par exemple, avaient plutôt du mépris pour tout ce qui relevait de la sphère de l'utile et faisaient prévaloir des activités contemplatives et politiques. Dans le même esprit, la sagesse de l'antiquité chinoise donnait comme image de ce qui est bon, noble et vertueux ,celle d'un arbre dont le bois est tellement noueux qu'on en peut rien faire (qualité extrinsèque nulle).

b) La logique d'auto-développement de la technique moderne: l'inversion du moyen en fin
Quand le texte nous dit que "tout est instrument" il nous donne aussi à penser la logique du développement de la technique moderne qui l'apparente à une folie: celle -ci se traduit par l'inversion complète des moyens qui deviennent les finalités. Cela signifie que le développement technique actuel tend à s'autonomiser, à ne plus obéir qu'à sa propre logique interne de développement: on crée des moyens pour inventer d'autres moyens et ainsi de suite à l'infini, comme le dit le texte: la finalité devient de développer toujours plus de moyens, point barre. La technique, qui n'est au départ qu'un moyen aux service des besoins de la vie humaine (de s'abriter, de s'asseoir, de manger, de dormir, de se déplacer, de communiquer, etc) tend à devenir à elle-même sa propre finalité. C'est ce qui confère au développement technique actuel son caractère illimité. Le développement technique tend à ne plus obéir qu'à sa propre logique d'auto développement, ce qui explique, comme Jacques Ellul, un des penseurs clé du phénomène technicien au XXème siècle, l'avait abondamment développé, tout à fait dans le même sens que ces analyses de Russell, qu'il tend à échapper désormais à la maîtrise humaine: "le progrès technique s'effectue par combinaison de moyens[...]C'est cette progression causale qui s'exprime en réalité dans des formules aussi courantes et banales que: "On n'arrête pas le progrès"; si le progrès se faisait en fonction d'un objectif, il serait évidemment possible de le modifier ou de l'arrêter: on n'arrête pas le progrès, cela veut dire qu'il est lancé comme une locomotive et qu'il possède sa cause en lui-même." (Le système technicien, pp. 308-309, éditions Calmann-Lévy) S'il y a quelque chose dans nos sociétés modernes "contre quoi on ne peut strictement rien, à quoi l'homme doit simplement obéir, c'est la croissance technicienne[...] Autrement dit il n'y a aucune possibilité pour l'homme. Il n'a aucune espèce de liberté en face de la technique [...] Et c'est l'origine, la clé du désespoir fondamental de l'homme moderne.  Il est désespéré parce qu'il ne peut rien et qu'il le ressent vaguement sans en prendre conscience." (Le bluff technologique)  Ce "désencastrement" de la technique, pour reprendre une expression de Karl Polanyi, se comprend d'autant mieux si on l'oppose à son encastrement dans toutes les formes pré modernes de société. Par exemple, dans certaines sociétés primitives il était strictement interdit de travailler la terre avec des instruments en fer car c'était ressenti comme une blessure intolérable infligée à la Terre-Mère. Dans ces sociétés, la technique demeure encastrée dans la société; elle reste soumise à des limites qu'impose, en particulier, des normes morales et religieuses: on pourrait le faire mais on ne veut ni ne souhaite le faire. Dès lors que la technique n'obéit plus qu'à sa propre logique d'auto développement plus rien ne peut venir limiter sa croissance et on aboutit à la loi de Gabor qui dans sa terrifiante simplicité, énonce ce qu'on peut attendre d'un tel désencastrement:" Ce qui peut être fait, le sera." Il n'y a plus que de simples critères techniques pour décider de ce qui peut être fait ou non. Et c'est alors que nous versons, avec l'époque moderne, dans l'illimitation, l'hubris, la démesure. Le progrès technique tend ainsi à ne plus se faire que par simple combinaison de moyens ce qui en fait un "processus sans sujet, qui s'effectue de manière presque mécanique, automatique, mû par une force interne, et tout se passe comme si l'homme n'y était pas pour grand chose." (Porquet, Jacques Ellul l'homme qui avait (presque) tout prévu, p. 82) Par exemple, "le microscope électronique et la génétique ont donné les OGM, l'association de la génétique et de l'informatique a permis le décryptage du génome; la chimie moléculaire et le microscope à effet tunnel ont donné naissance aux nanotechnologies, etc." (ibid., pp. 81-82)
Dans le cours du développement technologique actuel, il y a donc bien une tendance lourde à l'inversion des moyens en fins, et les choses ne cessent d'empirer par un effet de boule de neige. En effet, à mesure que prolifèrent toujours plus de moyens, ce sont les fins qui s'éloignent d'autant plus de nous et qui fait que nous les perdons toujours plus de vue. Au-delà d'une certaine distance, c'est le moyen qui finit fatalement par s'inverser en fin:"pour un nombre incalculable de gens, le perfectionnement de la technique et de ses actions est devenu à tel point une fin en soi qu'ils en oublient tout à fait les fins supérieures que toute technique doit se borner à servir, et ainsi de suite." (Georg Simmel, Sur la psychologie de l'argent, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie", p. 24) Simmel, un autre penseur essentiel des Temps modernes, analysait la chose, comme l'indique le titre de ce texte, dans le cadre d'une réflexion sur la place de l'argent dans la culture moderne. Il s'est passé rigoureusement le même phénomène dans l'ordre monétaire, ce qui constitue une deuxième grande menace pesant sur l'humanité toute entière qui se combine à la première: de moyen l'argent est devenu lui aussi, à mesure qu'il s'est toujours plus multiplié, une fin en soi à laquelle, là aussi, nos sociétés modernes ont conféré une toute-puissance qui les domine.
Pour en revenir à la technique, nous en sommes aujourd'hui au point où est en passe de s'effectuer une nouvelle grande combinaison, ce qu'on appelle la grande convergence, qui promet de remodeler entièrement la face du monde sous le sigle NBIC: la combinaison entre les Nanotechnologies (l'infiniment petit), les Biotechnologies (la fabrication du vivant), l'Intelligence artificielle (l'informatique), et les sciences Cognitives ( l'étude du cerveau humain).



Voir aussi, sur ce sujet, l'article de Jean Zin, L'accélération technologique.

Ce projet, dans sa traduction sur le plan idéologique, le transhumanisme, prétend  parvenir, dans un futur indéterminé, à abolir toutes les limites qui étaient celles de la condition humaine, et, au-delà, celles de toute être vivant: la souffrance, la maladie, la vieillesse et la mort. Le fantastique pouvoir de séduction de ce projet technologique de refaçonner entièrement le monde et d'abolir toute limite tient, à suivre l'analyse pénétrante d'un  penseur comme Christopher Lasch, au fait qu'il réactive les phantasmes les plus infantiles de toute puissance aussi bien que d'union symbiotique avec notre environnement quand le foetus baignait intégralement dans le liquide amniotique de l'utérus de la mère avant la naissance et que sa vie n'était donc marquée par aucune limite. Cette remarque nous conduit droit à la traduction psychologique de la métaphysique de l'esprit moderne qui est l'objet de la partie suivante du texte...

II La psychologie de l'homme moderne:le phantasme de la toute-puissance.
a)la passion de la puissance.
Passion=quand un intérêt tend à devenir notre intérêt exclusif au détriment de tous les autres.
Bien sûr l'appétit de la puissance a ,de tout temps , animé les hommes mais le propre de l'industrialiste moderne c'est que chez lui cet appétit devient passion exclusive .Le "magnat des temps passés" aimait aussi le pouvoir mais il ne constituait pas son intérêt exclusif: les questions de paternité pour maintenir la lignée princière, le rôle fondamental de mécène qu'il  remplissait auprès des artistes ("beauté") et des intellectuels, les intrigues galantes ("amour") étaient pour lui, au moins aussi importantes. Par contraste, la vie de l'industrialiste apparaît mutilée laissant en friche des dimensions essentielles de la vie humaine. Noter ici l'apparition pour la première fois fois dans le texte de la figure de "l'industrialiste" qui constitue l'emblème des Temps modernes, là où son esprit trouve le mieux à s'incarner. C'est ici que la connexion avec la question économique s'établit à nouveau car cet industrialiste est aussi et d'abord un entrepreneur capitaliste pour lequel l'introduction des procédés techno scientifiques dans la production permettra ,au moins dans un premier temps, un développement illimité du cycle de valorisation du capital (AMA+, Argent-Marchandise- Plus d'Argent) par une augmentation vertigineuse de la productivité du travail. Cette soif de toute puissance est ce qui définit ,en un sens, le projet de la modernité que Descartes, un des principaux fondateurs de la philosophie moderne, énonçait ainsi à l'aube de la science moderne, au XVIIème siècle:"se rendre comme maître et possesseur de la nature". C'est ici que se marque encore une autre connexion nouvelle qui s'établit à l'aube des Temps Modernes entre science et technique, qui étaient jusque là cloisonnées l'une de l'autre en raison du mépris des intellectuels pour tout ce qui relevait de la sphère de l'utilitaire comme nous l'avons vu plus haut. Avec l'époque moderne, est instituée quelque chose de radicalement nouveau: la techno science, raison aussi pour laquelle Russell qualifie l'industrialiste de "scientifique". Tout est dans le "comme", cependant, si on reprend la formule de Descartes, et c'est pour cela que je l'ai mis en gras. Alors que pour lui, ce n'était encore qu'une simple et lointaine analogie à faire avec le pouvoir divin, l'évolution actuelle des sociétés modernes tend à effacer le "comme". De plus en plus, l'humanité se retrouve dotée d'une puissance quasi divine sûrement bien trop grande pour elle.C'est typiquement le cas des dispositifs mis en branle pour produire l'énergie nucléaire. Cela revient, ni plus ni moins, à faire descendre le soleil sur terre puisque la fission de l'atome est quelque chose que l'on ne trouve, à l'état naturel, que dans le coeur des étoiles.
En creusant encore un peu plus les choses, on finit par se dire que cette puissance est, en réalité, parfaitement illusoire. Elle conduit, au bout du compte, à s'inverser, de façon dialectique, en son contraire, dans une impuissance de plus en plus dramatique des sociétés humaines à maîtriser cette technique. En effet la complexité des dispositifs techno scientifiques est devenue aujourd'hui telle que plus personne finalement n'est capable d'en maîtriser le fonctionnement d'ensemble. Par ailleurs, nous en arrivons à déclencher par ces instruments à la puissance démesurée des effets que nous sommes parfaitement incapables de maîtriser et de prévoir (qui peut dire par exemple ce qu'il résulterait d'une prolifération d'OGM dans la nature? Que deviendront dans quelques milliers d'années nos déchets nucléaires enfouies dans les sols? Quels seront les effets à long terme des ondes que propagent les systèmes de communication de téléphonie mobile? De quelle ampleur vont être les effets de l'industrie sur le réchauffement climatique? Et dans quelle mesure va-t-il mettre en péril la vie humaine sur terre? Etc.)
C'était le lieu ici de reprendre plus à fond ce que nous n'avions fait qu'évoquer rapidement à la fin de la partie précédente, sur les racines psychologiques les plus primitives de l'ivresse du pouvoir qui caractérise les Temps modernes. Le phantasme de toute puissance, comme donne à le penser le mythe de androgynes que raconte Platon dans Le Banquet, est inscrit dans les couches les plus archaïques de la psyché (âme) humaine, avant qu'elle n'ait commencé à s'inscrire dans un processus de socialisation qui doit lui faire reconnaître qu'elle n'est pas toute puissante, qu'il y a des limites nécessaires à instituer, que sa pensée n'a pas le pouvoir magique, comme l'appelait Freud, de commander aux choses et aux humains, qu'elle ne peut former ses représentations uniquement d'après un principe de plaisir mais qu'elle doit aussi intégrer un principe de réalité, si elle veut déjà  tout simplement survivre:


 La définition précise du "phantasme" est ici requise: est phantasme toute représentation que forme la psyché (l'âme) pour en faire une source de plaisir. La prédominance dans le fonctionnement de la psyché du plaisir représentatif (imaginer le bonbon, la femme, les vacances etc. que l'on désire) fait de l'être humain un être étrange dont la tendance à la folie est singulièrement marquée et qui tendra à faire de la raison technicienne l'instrument de sa folie: l'histoire du XXème siècle est, hélas, suffisamment parlante pour confirmer ce propos! Dans le Mythe des androgynes, la nécessaire rectification du phantasme  de toute puissance est exprimée symboliquement au moment où l'androgyne, croyant pouvoir s'égaler aux dieux, doit être tranché en deux par Zeus: en termes psychologiques, cela correspond dans la phase de développement de l'enfant, à ce moment, autour de ses deux ans, où il prend conscience de sa propre finitude sous la forme de son incomplétude sexuelle (prise de conscience de la différence entre les sexes) qui intervient en même temps, et ce n'est évidemment pas un hasard, que l'articulation de ses premiers mots qui commence à lui faire comprendre qu'ils ont une signification socialement instituée dont personne n'est le maître, comme l'a bien montré Cornelius Castoriadis qui était, entre autres, psychanalyste et philosophe. En ce sens, la psychologie de l'homme moderne a ceci de particulièrement inquiétant qu'on peut l'interpréter comme  le produit d'une forme de régression vers un stade narcissique de son développement qui reconstitue la totalité initiale que le foetus formait avec sa mère, symbolisée dans le mythe par la figure de l'androgyne. C'est précisément en ce sens que Christopher Lasch a défini la culture moderne comme une culture du narcissisme. Le contraste est ainsi vertigineux entre le fantastique développement des moyens techniques dont il dispose et l'immaturité complète de son développement psychique. Laisser "l'esprit typique moderne" avec à sa disposition des moyens aussi sophistiqués que ceux que développe la technique moderne, ne serait finalement guère plus rassurant que laisser un enfant jouer avec le bouton rouge pouvant déclencher une apocalypse nucléaire.
Comme le disait Castoriadis dont les analyses concordent pleinement avec celles de Russell sur ce point, comme sur bien d'autres: "Derrière l'idée de puissance gît le phantasme du contrôle total[...] Certes, ce phantasme a toujours été présent dans l'histoire humaine, soit "matérialisé" dans la magie, soit projeté sur quelque image divine. Mais, assez curieusement, il y a toujours aussi eu conscience de certaines limites interdites à l'homme - comme le montrent le mythe de la Tour de Babel, ou l'hubris grecque. Que l'idée de contrôle total ou, mieux, de maîtrise totale soit intrinsèquement absurde, tout le monde évidemment l'admettrait. Il n'en reste pas moins que c'est l'idée de maîtrise totale qui forme le moteur caché du développement technologique moderne." (Domaines de l'homme, p. 182, éditions du Seuil) L'homme moderne est à la recherche d'une chimère, un projet par principe irréalisable, dont on peut assez raisonnablement penser qu'elle le conduira à l'auto destruction sans la réintégration d'un principe d'auto limitation que le mythe de Protagoras que relatait Platon, là encore, trouvait dans ces vertus qui constituent les bases de l'art politique, la Vergogne (la pudeur qui nous enseigne qu'il y a certaines choses qui ne doivent pas se faire, ou être montrées aux autres) et la Justice...

b)Manipuler/exploiter
Telle est ce qui définit le rapport au monde de l'industrialiste incarnant le projet de la modernité.
Ces deux termes peuvent s'entendre en deux sens distincts. Je manipule, j'exploite quelqu'un: j'utilise autrui comme un simple moyen à mon profit en exploitant sa force de travail ou en le manipulant pour le conduire à agir conformément à mes intentions: les très bonnes copies ont bien vu ici qu'il était loisible d'utiliser toute la partie du cours consacrée à l'étude des techniques modernes de propagande visant à manipuler les foules, techniques dont on ne répétera jamais assez qu'elles ont été l'invention des démocraties, en particulier, à partir de la Première guerre mondiale et du Committee on public information qui avait permis aux alliés de gagner la bataille des esprits, ce dont les Nazis prendront soin de se rappeler quelques années plus tard pour en tirer les leçons. Ici aussi, ces techniques atteignent aujourd'hui un degré de sophistication tel qui fait que ceux qui les manipulent en arrivent à connaître les gens infiniment mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes, ce qui les rend désespérément facile à abuser. En ce sens on pouvait montrer que les passions de l'industrialiste constituent une transgression de la deuxième formule de la loi morale à vocation universelle qu'énonçait Kant:"Agis de telle sorte que tu considères autrui comme une fin et jamais simplement comme un moyen."
 Mais le contexte ici invite à prendre "manipuler"  et "exploiter " en un sens aussi plus large qui porte aussi bien sur les hommes que sur les êtres de la nature. Manipuler s'entend au sens où je manipule un instrument. Ici ce n'est pas seulement le rapport de l'humain à l'humain qui est de l'ordre de la manipulation mais le rapport au monde; toute chose est susceptible d'être manipulé, utilisé comme un instrument. On en a une illustration saisissante dans le domaine du génie génétique où le vivant lui-même est appréhendé comme un mécano dont on peut assembler les pièces (les gènes) à sa guise, pour produire une infinité de chimères possibles comme des vaches sans corne ou des fraises avec un gêne de poisson pour leur permettre de supporter le froid etc. Par ailleurs, l'exploitation s'entend ici du rapport à ce que les sociétés dites "primitives" appelaient la Terre-Mère qui n'est plus ,dans le projet de la modernité,qu'un stock de ressources naturelles à surexploiter pour les épuiser. Notez ici encore la connotation économique du terme: l'exploitation signifie précisément dans le capitalisme le temps de surtravail qui n'est pas rémunéré au travailleur pour accomplir l'accroissement de la valeur, la transformation de l'argent en plus d'argent: A-M-A+, le schéma qui résume le capitalisme, vu plus haut, dans lequel M est en réalité une marchandise extraordinaire, le travail humain lui-même.
Le déploiement gigantesque des moyens dont disposent les industrialistes à notre époque pose un problème politique majeur celui de savoir s'il est encore possible de limiter cette soif de toute puissance avant d'en arriver à une issu fatale. C'est à cette question que nous amène la dernière partie du texte.

III Enjeu politique: comment limiter le pouvoir de la grande industrie?
a) Pouvoir limité en droit/illimité en fait
Toute cette dernière partie veut montrer que la nature du pouvoir dans l'époque moderne est radicalement différente de ce qu'elle était aux époques anciennes qui ne connaissaient encore rien de l'hyper développement techno scientifique. Pour l'expliquer il fallait ici réfléchir au sens de la comparaison que fait Russell entre un empereur comme Néron qui représente la  caricature du tyran  assoiffé de pouvoir des temps anciens et l'industrialiste actuel. En apparence, c'est le pouvoir de Néron qui est illimité dans la mesure où il n'est réglementé par aucune loi. C'est la définition même de ce qu'est une tyrannie au sens classique du terme et qui l'oppose à un état de droit: il pouvait couper les têtes comme bon lui semble, au gré de ses humeurs sans être obligé par aucune règle de droit. Le pouvoir de l'industrialiste, dans les Etats de droit, du moins, semble ,au contraire réglementé par des lois (droit du travail, lois sur la pollution etc). Et pourtant la fin du texte nous dit bien qu'il n'en est rien. En réalité c'est bien le pouvoir que détiennent les industrialistes qui tend à  devenir illimité, le pouvoir de Néron étant au contraire resté très limité du fait de l'état embryonnaire du développement des moyens techniques de son  époque (il n'avait pas de bombe H à sa disposition, de moyens de contrôle total des populations via les satellites de télécommunication, des techniques actuelles de propagande etc).
 L'industrialiste détient donc un pouvoir incommensurablement plus étendu: il peut, par exemple, "faire chuter un gouvernement".  Pour donner un ordre de grandeur de la puissance que peuvent détenir les grandes corporations de l'industrie relativement à des États pauvres, il suffit de comparer les quelques 16,16 milliards de chiffre d'affaire d'une entreprise comme Areva, le géant de l'industrie du nucléaire en France, avec le PIB de 5, 54 milliards du Niger où elle est implantée pour exploiter une des plus grandes mines d'uranium du monde: par le poids économique qu'elle pèse, une telle entreprise peut dicter la marche que doit suivre la politique de ce pays et ce n'est pas triste, si on peut s'exprimer ainsi. Le Niger, malgré ses énormes ressources en uranium, figure parmi les pays les pauvres de la planète et est menacé pour l'année 2012 d'une terrible famine. Une grande corporation comme Areva dont l'actionnaire majoritaire est l'État français financera des régimes corrompus et brutaux qui maintiendront une chape de plomb sur le pays l'empêchant de se développer dans l'intérêt de sa population mais plutôt dans celui d'Areva. (Comme source d'information abondant dans ce sens citons celle de Jean Ziegler) Évidemment pour pouvoir influer sur la politique des gouvernements dans le monde, l"'industrialiste scientifique typique" aura besoin de compter sur un appareil d'État qui sera chargé de veiller plus particulièrement sur ses intérêts; c'est en ce sens, qu'il a pu compter sur l'intervention du gouvernement américain pour renverser au Chili, en 1973, le gouvernement Allende
qui menait une politique qui allait contre les intérêts des grandes firmes américaines implantés dans le pays. Mais, il ne faudrait pas avoir la naïveté de croire qu'il n'y a que les Etats pauvres qui seraient ainsi soumis à la tyrannie des firmes industrielles. Dans le secteur de l'industrie financière cette fois,

pour donner un ordre de grandeur, selon l'économiste Gaël Giraud, le bilan en actifs de la banque BNP Paribas est aujourd'hui de l'ordre de 2000 mille milliards d'euros, soit plus que le PIB de la France.
Il n'y a donc pas à s'étonner qu'aujourd'hui, dans les pays occidentaux eux-mêmes, la politique devient de plus en plus l'ombre portée par les milieux d'affaires sur la société suivant "la théorie de l'investissement politique" du politologue T. Ferguson "qui considère que les choix politiques répondent aux souhaits de puissants segments du secteur privé se coalisant tous les quatre ans [et investissant] les partis en vue de contrôler l'État." (Chomsky, Futurs proches, p. 258, éditions Lux) Les données factuelles montrent ainsi que dans plus de 90% des cas l'issu des élections des sénateurs aux États Unis est corrélé avec la taille des budgets pour mener les campagnes électorales. Le domaine de la politique comme celui des médias de masse a connu une évolution telle que ce sont  les partis disposant d'un sponsoring important des milieux d'affaires qui peuvent désormais imposer leur point de vue dans l'espace public.
Russell nous dit encore qu'"ils peuvent faire en sorte que les uns meurent de faim et que d'autres s'enrichissent": c'est le cas, par exemple,  en spéculant  sur le cours boursier des matières premières. Ainsi dans le domaine de la production de café: sous l'effet de la mondialisation néo libérale qui a conduit à supprimer dans les années 1990 toutes les protections sur les prix qui constituaient un filet de sécurité pour les petits producteurs pauvres alors que, dans le même temps, le FMI (Fonds Monétaire International) incitait certains pays à se lancer dans la production de café (on contraint ces pays à développer une production destinée en priorité à l'exportation et non aux besoins de la population du cru  pour qu'ils aient des devises leur permettant de rembourser leur dette), ces petits producteurs se retrouvent aujourd'hui asphyxiés économiquement du fait de la chute du cours du café et ne parviennent même plus, pour beaucoup, à rentrer dans leur frais de production pendant que les entreprises comme Nestlé qui leur achètent leur production à des prix ridiculement bas, dégagent des bénéfices record et distribuent de juteux dividendes à leurs actionnaires. De la même façon, on peut spéculer sur les devises de pays pour causer l'effondrement de leur cours,via la technique du short selling (on spécule à la baisse sur une devise ce qui cause effectivement sa baisse, ce qu'on appelle "une attaque spéculative"), ce qui a produit, par exemple, ce qu'on a appelé "la crise asiatique" de 1997, ruinant l'économie de pays entiers (voir dans le documentaire L'encerclement, la démocratie dans les rets du néolibéralisme à partir d'1 h 54' 55'' pour des détails).
Il peut "faire dévier le cours des fleuves" : peut-être Russell songeait-il ici au projet démentiel du gouvernement soviétique de l'époque de la Russie communiste de détourner les fleuves alimentant la Mer d'Aral pour irriguer d'immenses étendues de cultures de coton. La mer d'Aral a aujourd'hui presque disparu de la carte et les populations qui vivaient de la pêche réduites à la misère intégrale. Cet exemple a le mérite de montrer deux choses. Premièrement, comme l'avait très bien montré Castoriadis, ici aussi, que l'idéologie marxiste (à bien distinguer de l'oeuvre de Marx lui-même cependant) des régimes communistes au XXème siècle a partagé avec le capitalisme occidental rigoureusement la même métaphysique de l'utilitarisme et d'un projet de domination totale, en dépit du fait qu'ils semblaient s'opposer complètement. Deuxièmement, ce cas montre bien que les menaces ne viennent pas uniquement du secteur privé des entreprises mais tout aussi bien de ce que Chomsky appelle les "Etats manqués", ceux qui constituent une menace pour leur propre population (précision nécessaire, Chomsky range son propre pays, les Etats -Unis, dans la catégorie des Etats manqués) Ce qui se passe aujourd'hui avec une technologie permettant de produire des semences OGM va dans le même sens et menace d'une façon totalement inédite l'indépendance agro-alimentaire des populations paysannes, et, pire encore, les bases de leur culture; comme pour les peuples Indiens d'Amérique du sud chez qui le maïs tient une place absolument centrale par quoi se définit leur identité culturelle.
Mais que signifie finalement ce paradoxe: pouvoir limité en droit/illimité en réalité sinon que les lois instituées ne suffisent pas pour limiter le pouvoir de la grande industrie. La distinction clef en droit/en réalité pouvait encore être abordée par le biais de l'œuvre choisie toujours de Bertrand Russell, Propagande officielle et pensée libre: la liberté de penser et d'expression qu'une société peut accorder sur le plan juridique peut être parfaitement compatible avec l'existence d'un système de contrôle sur la pensée qui s'exerce par les contraintes des pénalités économiques et de la dénaturation des témoignages, et qui est infiniment plus puissant que celui dont pouvait disposer un tyran des anciens temps: "l'industrialiste scientifique typique" n'a peut être pas le pouvoir de jeter en prison ou de conduire au bûcher les hérétiques qui ne pensent pas conformément à l'orthodoxie du marché libre qu'il veut imposer; mais, à partir du moment où il dispose d'un capital infiniment supérieur, c'est son point de vue qui tendra mécaniquement à prévaloir dans la société par le monopole qu'il exerce sur les MMC (Mass Media Communication). Certes, Néron pouvait couper les têtes à tous ceux exprimant une doxa (opinion) lui déplaisant; son pouvoir de contrôle sur la pensée des individus restait cependant infiniment moindre que celui qui dispose aujourd'hui de satellites de télécommunication et de bouquets de chaînes de télévision pour répandre sa propagande sur l'ensemble de la terre jusque dans l'intimité de la vie des gens dans leur foyer. Raison pour laquelle, le totalitarisme, soit, le projet délirant de la domination totale sur l'humain ne pouvait être crée avant le XXème siècle et ses nouvelles technologies ...

b) La nécessité de contre pouvoirs
Nous sommes ici dans le prolongement de la fin du texte. Il y a une énorme mystification à dénoncer, celle qui voudrait nous faire croire qu'il suffit qu'existe un état de droit pour être prémuni contre les abus du pouvoir. Toute la fin du texte de Russell montre l'inanité de ce point de vue. Un pouvoir illimité peut très bien s'accommoder d'un état de droit. Ce que la philosophe Hannah Arendt avait très bien vu, c'est que seul le pouvoir peut véritablement limiter le pouvoir et que la loi toute seule ne suffit pas. Ceci  implique qu'il est nécessaire qu'existe des contre pouvoirs. Cette nécessité est d'autant plus impérieuse à une époque comme la nôtre où la puissance accumulée par ceux qui détiennent les dispositifs techno scientifiques et le capital financier est gigantesque. Ceci explique aussi la bêtise sans nom de tous les discours qu'on entend venant d' une fraction de l'élite au pouvoir sur la nécessité de "moraliser le capitalisme": c'est typiquement le genre de discours à l'adresse de "débiles légers" que l'économiste Frédéric Lordon illustrait à l'aide d' une image éclairante: "moraliser le capitalisme" c'est comme vouloir, pour éviter qu'un tigre qui fonce sur vous dans la jungle ne vous dévore, lui faire la leçon en lui répétant que ce n'est pas bien de manger les gens. Comme il est dans la nature du tigre de tuer pour manger, il est dans la nature des grandes corporations qui dominent le monde des affaires de toujours chercher à accroître leur pouvoir et leur capital aussi longtemps qu'elles ne rencontrent pas en face d'elles une force qui leur oppose une résistance, et, en particulier, la force de mouvements populaires, comme l'histoire l'enseigne.
C'était ici le lieu de réfléchir à une société où des contre pouvoirs (médias, justice, recherche scientifique, universités, écoles...) pourraient fonctionner plus efficacement que ce n'est le cas aujourd'hui dans les pays qui s'autoproclament "démocratiques". Très simplement, par exemple, on pouvait songer au projet émancipateur d'une école de l'instruction publique telle que Condorcet en avait esquissé les traits au moment de la Révolution française de 1789. Dans l'esprit de ce projet, c'est en nous soumettant à l'autorité de la vérité que nous pouvons éviter de sombrer dans la soumission qu'un système de domination voudrait nous imposer. Au sens le plus ordinaire du terme, la conformation à un idéal de vérité, tel que s'est mis en exergue sur la page d'accueil de ce blog, suivant la formule des instituteurs syndicalistes de 1905, à une époque où une fraction suffisante du corps enseignant avait encore une visée émancipatrice, est une source immense de potentialités de résistance contre les puissants dont il faut apprendre à tirer parti.
Il était alors important de relever le fait que la modernité ne se résume pas seulement dans la figure de "l'industrialiste scientifique" et son appétit illimité de puissance. Les Temps Modernes sont aussi marqués par la renaissance du projet politique émancipateur de la démocratie hérité de l'antiquité grecque qu'inaugurent les grandes révolutions des XVIIème et XVIIIème siècle (même si les choses ont, en réalité, commencé à se réamorcer déjà au coeur du Moyen Age central avec l'émergence des premières villes libres affranchies de la tutelle du féodalisme). Si la figure de" l'industrialiste scientifique" passe au premier plan et si Russell peut dresser un tableau aussi sombre de la modernité à travers lui c'est qu'aujourd'hui ce projet est au point mort, du moins dans les pays occidentaux qui l'ont vu naître ("'l'effondrement interne de la civilisation gréco occidentale" dont parlait Castoriadis dès les années 1950), laissant le champ libre au déploiement d'un capitalisme techno scientifique a tendance lourdement totalitaire: ces pays gagnés par l'apathie politique, le repli sur la sphère privée d'existence et la consommation de gadgets  n'ont dès lors plus de réel contre pouvoir à opposer à celui que détient la grande industrie financière et industrielle.

Conclusion.
a) Rappeler qu'il s'agissait tout au long de ce texte de mieux comprendre ce qui caractérise les Temps Modernes.
b) Que c'est l'utilitarisme pour lequel "tout devient instrument" entraînant une logique d'auto-développement de la techno science qui livre l'homme moderne à la folie de l'hubris qui, comme les grecs anciens le savaient, doit avoir pour sanction inéluctable, la némésis, la justice au sens de la destruction de celui qui y succombe.
c) Que cette folie se manifeste psychologiquement par un fantasme de toute puissance parfaitement infantile et illusoire par ailleurs.
d) Que ceci soulève un enjeu politique fondamental à partir du moment où nous remarquons qu'un état de droit ne suffit pas pour limiter un tel pouvoir s'il n'y a pas, à côté, des contre pouvoirs réels.


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