lundi 6 février 2012

1) Exercice: les contraintes invisibles qui pèsent sur la pensée: la dénaturation des témoignages et les pénalités économiques

Objet de l'exercice: à partir de l'étude de l'oeuvre choisie, Pensée libre et propagande officielle de Bertrand Russell, développer des outils d'analyse critiques pour régurgiter les habituelles fadaises qu'une Education Nationale tend à faire intérioriser aux individus et qui se résument dans la formule d'une naïveté confondante: "Nous sommes en démocratie et chacun est libre de penser ce qu'il veut."

1)Qu’est-ce que Russell appelle "la dénaturation des témoignages" et "les pénalités économiques"?
Commençons par la distinction la plus fondamentale. Quand il est question des contraintes qui peuvent empêcher le développement de la pensée libre dans une société il faut en distinguer de deux sortes. Les contraintes visibles que constituent les pénalités légales: les lois d’un Etat peuvent interdire l’expression de certaines opinions comme en France les opinions négationnistes sur le génocide nazi. Toutefois, Russell précise bien que dans les pays démocratiques, ces contraintes ne sont pas les plus importantes. L’esprit critique remarquera qu’un Etat peut accorder, comme aux Etats Unis, une liberté d’expression quasi illimitée sur le plan juridique (libre aux néo nazis de s’exprimer par exemple) et pourtant dans un tel pays peut s’exercer des contraintes bien plus pesantes pour la libre pensée qui tendent à rester invisibles. Dans cette catégorie se rangent  "la dénaturation des témoignages" et "les pénalités économiques".
La dénaturation des témoignages est ce que Russell définit p. 160:" Il est évident aussi que la pensée n’est pas libre si tous les arguments d’un parti en controverse sont toujours présentés d’une manière aussi attrayante que possible tandis que les arguments de l’autre parti ne peuvent être découverts que par une recherche approfondie." Cette dénaturation pouvait être illustrée par l’histoire du mouton: il y a dénaturation des témoignages dès lors qu’il n’y dans l’espace public toujours qu’une seule perspective qui nous est donnée sur le mouton (1); ainsi si nous voulons savoir comment paraît le mouton en le regardant d’une autre perspective il nous faudra faire des recherches approfondies pour dénicher ces sources dissidentes d’information. Par exemple, lors de la campagne pour le référendum sur le Traité constitutionnel de Lisbonne en 2005, l’écrasante majorité des intervenants dans le cadre des M.M.C (Mass Médias Communication) faisaient campagne pour le oui tandis qu’étaient marginalisés les partisans du non. Autre exemple, lors du débat sur la question de la réforme des retraites , tandis qu’il était largement fait la promotion du T.I.N.A (there’s no alternative) dans l’espace public présentant l’allongement de l’âge de départ à la retraite comme inévitable dans une société où il y a toujours plus de vieux et toujours moins de jeunes, les voix de ceux comme Friot ou Gadrey qui développaient pourtant des arguments sérieux pour une alternative restaient inaudibles pour le grand nombre. A l’époque de Russell, dans l’Angleterre des années 1920 comme aux Etats Unis, les partis faisant la promotion de la libre entreprise et des bienfaits du marché économique avaient toute latitude pour faire leur propagande tandis que les opinions communistes tendaient à être présentées sous le jour le plus défavorable. En Russie, c’était exactement l’inverse…

Les pénalités économiques  
Mark Twain, en son temps, avait indiqué très précisément ce que Russell entend par là au travers de cette boutade en parlant de son pays, les Etats Unis:"Dans ce pays nous jouissons de trois choses parmi les plus précieuses qui soient: la liberté de parole, la liberté de conscience, et la prudence de ne pas les exercer." Légalement, un tel pays offre une liberté d'opinion quasi illimitée et pourtant, pour faire carrière, mieux vaut avoir" la prudence" d'y renoncer.  Il y a , en ce sens, pénalités économiques, à partir du moment où le fait d’exprimer publiquement certaines opinions vous empêchent d’exercer votre métier, ou, à tout le moins, vous barre l’accès à certaines fonctions sociales. On en trouve l’illustration dans l’histoire personnelle de Russell: l’accès à la carrière politique lui fut barré en 1910 parce qu’il ne voulut pas renoncer publiquement à exprimer ses opinions agnostiques en matière de religion comme il fut plus tard démis de son poste d’enseignant en raison de ses opinions pacifistes lors de la première guerre mondiale. Comme le dit Russell lui-même, "si j’avais dépendu matériellement de mon enseignement, je serais mort de faim."(p.161) 
Par où l'on voit que de telles contraintes pèsent d'un poids particulièrement lourd sur les couches populaires de la société qui ne peuvent bénéficier du matelas d'un héritage familial pour assurer leur sécurité matérielle. Comme il précise plus loin, c'est par la promotion publique de certaines opinions qu'on parvient à des postes de pouvoir aux Etats Unis (la libre entreprise, la glorification du marché, l'aversion pour le communisme, l'apologie des dogmes du christianisme etc.); c'est par les opinions diamétralement opposées qu'on y parvenait à l'époque en Russie; dans tous les cas, le critère d'adhésion à une opinion n'est plus un critère de vérité (ai-je de bonnes raisons de penser qu'elle s'accorde aux faits?) mais un critère de pouvoir (le fait de soutenir telle opinion m'ouvre-t-il ou non les postes de pouvoir?)


1) Quatre voyageurs débarquent en Australie et prennent le train; ils voient par la fenêtre un mouton noir.
Le premier en conclut que les moutons sont noirs en Australie.
Le second en conclut qu'il existe des moutons noirs en Australie.
Le troisième qu'il existe en Australie au moins un mouton noir.
Le quatrième, qui symbolise le véritable esprit libre, qu'il existe en Australie au moins un mouton dont l'un des côtés est noir.
Le mouton ici, bien évidemment, symbolise les affaires du monde qui font la une des médias.
Une des règles d'or à suivre pour parvenir à se faire un avis au moins approximativement correct sur quelque affaire que ce soit consiste à toujours diversifier autant que possible les sources d'information, soit, avoir le plus de perspectives possibles sur le mouton pour en reconstituer la forme entière! c'est déjà ce qu'avait parfaitement compris le grand historien grec de l'antiquité Thucydide chez qui  la vision globale du réel, la "xumpasé gnomé" ne peut être donnée par les témoins eux-mêmes mais doit être construite patiemment , par recoupement des témoignages et des sources, par l'historien lui-même.

Suite du développement:
partie 2
partie 3
partie 4
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