samedi 8 décembre 2012

2) Aspect de la crise anthropologique des sociétés modernes:lobotomisation par le tittytainment

Dernière mise à jour, 07-04-2018

Société du spectacle et tittytainment
La société du spectacle que véhiculent les médias de masse est ce que Brzezinski, ancien conseiller du président des Etats-Unis, Jimmy Carter, dans les années 1970,  a conceptualisé sous la forme du "tittytainment." D'après ses estimations, l'économie mondiale n'aurait, à l'avenir, besoin que de 20 % environ de la population pour continuer à fonctionner (estimations qui ont pu varier suivant ses périodes: on donne ici le maximum qu'il donnait dans ses bons jours). Le reste est donc censé devenir superflu et constituer une menace pour l'ordre mondial sous hégémonie américaine. Pour y faire face, il a développé ce concept de tittytainment. Nous sommes maintenant outillés pour en comprendre le sens profond. Il s'agit de la contraction de deux termes: le "tit" qui est un mot vulgaire de l'argot (le nichon) et l'entertainment (le divertissement à la sauce américaine). Le "tit", n’est pas à entendre de façon réductrice avec une connotation exclusivement sexuelle (le show télévisé avec des hôtesses au décolleté vertigineux!) Il désigne plus fondamentalement un spectacle qui, de par sa texture même, produit un effet en tout point semblable à celui du lait maternel sur le nourrisson: une profonde léthargie qui découle de la reconstitution du rapport intégralement fusionnel à la mère, la réintégration complète dans la "matrix".

vendredi 9 novembre 2012

1) Aspect de la crise anthropologique des sociétés modernes: la régression narcissique dans la société du spectacle

Dernière mise à jour, 28-05-20

La pseudo contradiction entre le travailleur ascétique et le consommateur hédoniste
De prime abord, le capitalisme semble "en guerre contre lui-même" (.Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme) dans la mesure où il lui faut des travailleurs  et des consommateurs présentant des traits caractéristiques contradictoires les uns avec les autres.
Travailleur ascétique
 Discipline, ordre moral
Soumission à l'autorité, respect de la hiérarchie, culte de l'effort
vs
Consommateur hédoniste
Culture de la transgression (faire sauter tous les interdits entravant la transformation des biens et services en marchandises; exemples: le marché du sexe, de la drogue, du rock, etc.) 
Effondrement des formes traditionnelles de  l'autorité (l'enfant et la femme "s'émancipent" en accédant, eux aussi, au marché des biens de consommation)

La capitalisme de la consommation de masse saperait ainsi ses propres valeurs, celles requises pour le bon fonctionnement de son mode de production reposant sur la séparation entre des dirigeants et des exécutants. Il lui faut être à la fois répressif pour le travailleur et permissif pour le consommateur (Michel Clouscard)

samedi 3 novembre 2012

De l'émancipation des femmes

Dernière mise à jour, le 19-04-2018

I La pseudo émancipation
L’accès du désir féminin au marché des cigarettes



La façon dont Edward Bernays, le principal fondateur des techniques publicitaires au XXème siècle, appliquées aussi bien au domaine de la consommation de masse que de la politique, réussit dans les années 1920, aux Etats Unis, à conquérir le marché des cigarettes pour les femmes est significatif de toutes les ambiguïtés dont a été porteur le mouvement d’émancipation des femmes au XXème siècle. Pour les publicitaires comme Bernays, il s’agissait de détruire tous les tabous et interdits (ici le tabou interdisant aux femmes de fumer en public) liés à l’héritage de la famille patriarcale, la domination de l'homme sur la femme réduite aux tâches domestiques du foyer, pour faire accéder le désir féminin à l'achat de marchandises. Pour cela il était nécessaire d’associer dans l’imaginaire des américains, suivant un principe élémentaire de manipulation des foules qui est celui de l'association d'idées, le combat pour l’émancipation des femmes avec l’accès au marché économique des biens de consommation: d’où les cigarettes vendues comme des "torches de la liberté" et associées à la symbolique de la statue de la liberté. En réalité, c’était pour mieux les soumettre en tant que consommatrices de marchandises à la domination des grandes firmes capitalistes, et ouvrir à celles-ci une immense réserve de consommatrices qui allaient leur permettre de conquérir la moitié de l'humanité. Evidemment, maintenant que tout le monde est averti des effets profonds de dépendance et d'empoisonnement des cigarettes (ce qui était très loin d'être le cas à l'époque), cela peut prêter à sourire, si l'on ose dire, de les avoir vendu comme des symboles d'émancipation. Il n'empêche: la propagande publicitaire de Bernays a été d'une redoutable efficacité...

jeudi 27 septembre 2012

Outils élémentaires pour traiter de psychologie: de la psyché infantile à l'individu social

 
                                                                                   
Psyché infantile 
a) Auto centrisme absolu                                  
b) Toute puissance de la pensée
c) Capacité à trouver le plaisir
dans la représentation
d) Satisfaction immédiate du désir
  vs
Individu social 
 a) Décentrement de l'existence
 b) Reconnaissance des limites liées à la condition humaine
c) Intégration d'un principe de réalité
d) Différer la satisfaction du désir

jeudi 17 mai 2012

Karl Marx: de l'ascension sociale

Même lorsqu'un homme sans fortune obtient du crédit en tant qu'industriel ou commerçant, c'est qu'on a confiance qu'il va se conduire en capitaliste, s'approprier à l'aide du capital prêté du travail non payé. On lui accorde du crédit en tant que capitaliste en puissance. Et même le fait, qui suscite tant d'admiration de la part des apologistes de l'économie politique, qu'un homme sans fortune, mais énergique, sérieux, capable et versé dans les affaires, puisse de cette façon se transformer en capitaliste [...] ce fait, même s'il fait entrer sans cesse en lice contre eux toute une série de nouveaux chevaliers d'industrie, dont les capitalistes individuels déjà en place se passeraient bien, renforce cependant la domination du capital, en élargissant sa base et en lui permettant de recruter toujours de nouvelles forces dans le soubassement social sur lequel il repose. Tout comme pour l'Église catholique au Moyen Âge, le fait de recruter sa hiérarchie sans considération de condition sociale, de naissance, de fortune, parmi les meilleurs cerveaux du peuple, était un des principaux moyens de renforcer la domination du clergé et d'assurer le maintien des laïcs sous le boisseau. Plus une classe dominante est capable d'accueillir dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression est solide et dangereuse. 
Karl Marx 1867, Le Capital, Livre III, Cinquième section.

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Introduction
a)Thème du texte
C'est une opinion largement partagée de considérer qu'une société qui offre à tous ses membres, quelque soient leurs conditions sociales de départ, des possibilités de réussite, est une société juste. Tel est le principe sur lequel s'appuie l'article 6 de la déclaration des droits de l'homme:"Tous les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents."C'est ce qu'on appelle aujourd'hui le principe de l'égalité des chances dont une institution comme l'école est chargée de faire la promotion en permettant aux enfants issus des milieux les plus modestes, par la seule vertu de leur travail, d'espérer obtenir un meilleur statut social que leurs parents.
b)Thèse du texte
Ce texte interpelle et dérange car il va justement à rebours de cette opinion dominante. Son idée sera de dire, au contraire, qu'une société fondée sur des rapports de domination entre classes sociales et qui offre à chacun des possibilités d'intégrer les échelons supérieurs de la société renforcera d'autant mieux le système de domination qui la constitue.
c)Ordre logique du texte
Marx procède ici par induction en allant du particulier au général. Il part de l'analyse des conditions de reproduction du système de domination dans le capitalisme moderne pour montrer, ensuite, qu'elles étaient similaires dans la société religieuse du Moyen Age, ce qui l'autorise finalement à en tirer une loi générale sur la façon dont un système domination peut se renforcer dans le cadre d'une société hiérarchisée en classes sociales.

mardi 15 mai 2012

Faut-il souhaiter la disparition de l'Etat providence?

Dernière mise à jour, le 16-07-2019

Introduction
Poser le problème: je partirai de l’orthodoxie libérale actuelle qui consiste à présenter l’Etat providence comme un monstre étouffant qui doit produire une société d’assistés attendant tout de l’Etat. C’est en vertu de ce motif qu’on se pense autorisé à démanteler l’Etat social venant en aide aux couches les plus pauvres de la société. Mais cette façon de présenter les choses ne relève-t-elle pas tout simplement de l’escroquerie intellectuelle? En effet, ce que cache cette orthodoxie , n’est-ce pas une pratique qui a institutionnalisé l’Etat providence mais, cette fois-ci, au service des plus riches?
Démarche.
Je pars de l’exposé de l’orthodoxie du néo libéralisme, qui, au nom d’une critique de l’Etat providence prétend légitimer une politique de démantèlement de l’Etat social en faveur des plus pauvres pour laisser opérer, pour reprendre la formule de R. Reagan, "le miracle du marché" autorégulé censé profiter à tous, et, en premier lieu, aux couches les plus pauvres de la société. Il s’agira, dans un deuxième temps de soumettre cette orthodoxie à une critique radicale pour révéler l’escroquerie intellectuelle qu’elle constitue puis de voir par quel appareil de propagande elle a pu finir par s'imposer assez largement dans l'imaginaire de ceux-là même qui ont à en subir les conséquences ce qui nous donnera, au passage, un élément de réponse à la question-titre du livre de T. Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite? En réalité, comme on le verra pour finir, c'est le capitalisme lui-même qui est à l'origine du développement d'un Etat tentaculaire. Il faudra alors poser aux libéraux actuels cette question de savoir pourquoi on constate, sur un temps long, que plus il y a de marché et plus il y a d'Etat, aux antipodes de leur pronostic du dépérissement de ce dernier à mesure que le marché devait toujours plus déployer sa logique?

vendredi 27 avril 2012

Faut-il se soucier des conséquences de ses actes?

Mise à jour, 14-05-2018

Introduction
Auguste Comte cite, pour résumer la morale chevaleresque du Moyen Age, la devise du chevalier Bayard: "Fais ce que dois, advienne que pourra". Contente toi de faire ton devoir sans te soucier des conséquences de tes actes. L’essentiel de la moralité consisterait à avoir sa conscience pour soi , quels que soient les résultats effectifs de la conduite adoptée. La maxime (règle) est pourtant suspecte. Il n'est pas non plus possible de faire totalement abstraction des conséquences de ce que nous faisons déjà par le fait que nous nous rendrions très vite complices d'actes criminels par ce biais. C'est pour donner un exemple religieux, Ponce Pilate se lavant les mains du sang de Jésus en le livrant à ses persécuteurs alors qu'il ne l'estime coupable de rien par ailleurs: la légalité et son devoir d’homme d'État le couvrent. Beaucoup plus proche de nous, c’est le cas, parmi des milliers d'autres, de l’Obersturmbannführer  Eichmann chargé d'organiser bureaucratiquement la logistique des convois de chemin de fer vers les camps d'extermination nazis pendant la Seconde guerre mondiale. Lors de son procès, il ne cessait de répéter qu'il n'avait fait rien de plus que son devoir de fonctionnaire. Visiblement, se contenter de faire son devoir sans prendre en compte les conséquences risque de mener à des catastrophes. La difficulté, c'est qu'il est difficile d'évaluer les conséquences précises de nos actes. On pense, par exemple, à Albert Einstein qui aurait déclaré, en parlant du largage de la bombe atomique sur Hiroshima, que s’il avait su que ses travaux déboucheraient sur cela, il se serait fait plombier! C’est pourquoi le dicton populaire dit aussi que "les chemins de l’enfer sont pavés de bonnes intentions". Les résultats de nos actes peuvent être diamétralement opposés à nos intentions. Le problème peut donc se formuler ainsi: il semble que l'on ne peut en rester à une pure morale du devoir qui laisserait de côté les conséquences de nos actes, le tout étant alors de savoir s'il est possible d'anticiper celles-ci avec certitude.
La démarche est simple à mettre en place à partir de là:
1) Raisonnement fondant la thèse: la morale du devoir.
2) Critique de la thèse.
3) Rectification de la thèse de départ en montrant la nécessité d'intégrer le souci des conséquences dans toute éthique digne de ce nom.
4) Cet impératif est d'autant plus absolu  à une époque comme la nôtre où nous pouvons désormais déclencher des processus qui ont des répercussions planétaires incalculables et irréversibles (le réchauffement climatique par exemple...)

lundi 2 avril 2012

Faut-il vivre avec son temps?

Introduction
Le sens de ce sujet est d’exposer et de mettre en question l’opinion commune qui proclame qu’il faut vivre avec son temps. Le défaut majeur de beaucoup de copies a été (et c’est hélas un triste symptôme de notre temps!) de totalement dépolitiser le traitement du sujet alors qu’il pose indissociablement un problème politique et éthique (moral) essentiel. Le tour de passe passe pour dépolitiser le sujet a consisté à prendre l’expression "vivre avec son temps" en un sens spécieux l’identifiant au Carpe diem d’une éthique de type hédoniste: vivre l’instant présent. Or, quand on parle de "vivre avec son temps", on veut dire autre chose dont il est impossible de ne pas voir immédiatement la dimension politique: vivre avec son temps, c’est accepter l’ordre social tel qu’il est établi sans le mettre en question et définir comme règle de vie (=éthique) de simplement chercher à s’y adapter.  Mais, il était essentiel de voir, pour commencer à problématiser cette opinion commune, que le grand apport que nous avons hérité de la démocratie grecque de l'antiquité réside dans la capacité à débattre et décider ensemble  des règles qui nous gouvernent et de les modifier, le cas échéant, si elles s'avéraient ne pas convenir. On n'est plus du tout dans une logique d'adaptation à son temps ici. Et  le monde moderne avait fait un pas de plus en mettant en question, non plus seulement les lois (le droit) mais l'ensemble des  institutions de la société, comme l'esclavage, le patriarcat, le salariat, la propriété, etc. Une société vraiment démocratique en est une là où les lois et les institutions de la société dont nous héritons sont reconnues dans leur origine humaine et commencent, grâce à cela, à  pouvoir être mises en question de façon lucide et réfléchie par les individus : l’ordre social tel qu’il est institué est-il juste? Faut-il le transformer? Et si oui, en quel sens? Puis-je simplement me contenter de m’adapter à l’ordre existant quand il m’apparait qu'il rejette un milliard d’individus sur la planète dans la famine alors même que l'énorme machine productive de la techno science génère un gaspillage monstre? Quand il implique la destruction de notre écosystème et menace les conditions de survie de l'humanité sur terre?

Etre libre, est-ce faire ce qui nous plaît?

Mise à jour, 12-06-20

Introduction
Pour poser le problème.
La thèse (oui la liberté c'est...) ici est celle de l'opinion courante sur la liberté que presque tous les élèves ont dans la tête (à part ça, chacun est libre de penser ce qu'il veut, un autre poncif: c'est sûrement juste une coïncidence que presque tout le monde en vienne à penser la même chose!) Celle-ci conduit pourtant très vite à des impasses et des contradictions dès lors que l'on commence à l'examiner: le drogué, dès lors qu'il dispose des moyens, est-il libre de prendre sa dose tous les jours, qui l'entretient dans sa dépendance alors même qu'elle lui procure tout le plaisir qu'il souhaite? "Faire ce qui nous plaît" sans limite  ne constitue-t-il pas un phantasme qui s'enracine dans les traits les plus infantiles de la psyché (âme) humaine et que toute société se doit de rectifier sous peine de plus pouvoir fonctionner tout simplement? Le problème est alors de déterminer dans quelle mesure la nécessaire institution de la loi peut se concilier avec les exigences pulsionnelles de la vie psychique basées sur le principe de plaisir? Car, il faut bien concéder aussi à l'opinion commune qu'une vie passée à faire des choses dont on ne retire pas de plaisir se déroulerait sur le registre de la contrainte, et non pas de la liberté.
Démarche: on part de l'opinion courante pour la soumettre à la critique puis la rectifier en  montrant qu'elle en reste à un stade tout à fait infantile de compréhension de la liberté. Pour autant, il ne s'agira pas de renoncer au principe de plaisir mais de montrer que finalement la capacité à faire ce qui nous plaît n'est viable socialement comme concept de la liberté que si elle a pour condition la sublimation de la vie psychique des individus, c'est-à-dire, l'élévation du plaisir à un niveau supérieur qui fait que l'individu peut parvenir à investir affectivement des activités culturelles comme le sport, l'art, la philosophie, la science, la spiritualité, etc., pour trouver son plaisir, en leurs domaines très variées, suivant ses dispositions.

dimanche 18 mars 2012

Bertrand Russell, les Temps modernes

 Dernière mise à jour, 14-04-2018

"L'esprit typique moderne ne s'intéresse à rien de ce qui est mais uniquement à ce que les choses peuvent et doivent devenir. De ce point de vue,ce ne sont pas les qualités intrinsèques des choses,mais leur usage possible qui constituent leurs caractéristiques importantes. Tout est instrument. Si vous demandez:instrument en vue de quoi? On vous répondra que c'est un instrument pour fabriquer des instruments, avec lesquels on fabriquera des instruments encore plus puissants,et ainsi de suite à l'infini. En termes psychologiques cela veut dire que l'amour de la puissance a refoulé toutes les impulsions qui rendent la vie humaine complète. Amour , paternité, plaisir, beauté tout cela a moins de valeur aux yeux de l'industrialiste moderne qu'ils n'en avaient pour les magnats princiers des temps passés. Manipuler,exploiter:telles sont les passions dominantes de l'industrialiste scientifique typique (...). Le pouvoir de faire changer la face du monde, pouvoir que possèdent les dirigeants des grosses affaires de nos jours, dépasse de loin celui que jamais des individus aient possédé dans le passé. Ils peuvent ne pas avoir la même liberté de couper les têtes que Néron (1) (...) mais ils peuvent faire en sorte que les uns meurent de faim et que d'autres s'enrichissent, ils peuvent faire dévier le cours des fleuves et décréter la chute d'un gouvernement."
Bertrand Russell.

(1) Empereur romain du Ier siècle après J-C.

Introduction.
Thème: réflexion sur les Temps modernes:qu'est-ce qui est caractéristique des Temps modernes et qui les distingue de toutes les autres époques?
Thèse: l'obsession du développement techno scientifique qui tend à ne plus fonctionner que suivant sa propre logique d'auto-développement et qui s'enracine psychologiquement dans le phantasme de toute puissance, ce qui donne aux Temps modernes l'aspect d'une folie extrême n'offrant pour toute perspective que le cauchemar d'un système de domination totale et celui de l'anéantissement de l'espèce humaine sous l'effet de son hubris (démesure)
Ordre logique du texte sur lequel construire l'explication:
Partie 1:la vision du monde de l'homme moderne tend à devenir purement technicienne: c'est ce que l'on appellera la métaphysique des Temps modernes.
Partie 2: la traduction psychologique de celle-ci: le phantasme de toute-puissance.
Partie 3:enjeu politique: l'impuissance du droit à limiter cette toute puissance.
Partie 4: une dernière partie fera ressortir et traitera le problème que j'aurais vu se dégager à la fin de mon explication, ici, la nécessité d'envisager des formes ou d'autres de contre pouvoirs dans la société pour limiter cet appétit de toute puissance, ne serait-ce que pour nous éviter de tomber dans l'abîme. Un état de droit ne suffira probablement pas, comme nous  le laisse à penser le texte.

lundi 5 mars 2012

Montesquieu: l'esprit de commerce

Mise à jour, 27-05-20

"L'effet naturel du commerce est de porter la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes: si l'une a intérêt à acheter, l'autre a intérêt à vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. Mais, si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, celles que l'humanité demande, s'y font, ou s'y donnent pour de l'argent. L'esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu'on peut les négliger pour ceux des autres. La privation totale du commerce produit, au contraire, le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus morales: par exemple, l'hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands."
Montesquieu 1748


Introduction
Thème: quels sont les effets du commerce dans les sociétés où il se développe? Montesquieu travaille la question en préfigurant les analyses de la sociologie (étude des sociétés modernes) et de l'anthropologie (étude des sociétés indigènes dites "brigandes" par le texte), qui ne verront vraiment le jour qu'au XIXème siècle: comprendre le type anthropologique (humain) que produisent les institutions d'une société , ici celle du commerce par opposition avec celles des sociétés non marchandes. Il était judicieux ici de partir du contexte historique dans lequel s'inscrit ce texte, en plein XVIIIème siècle (ce qui supposait évidemment de pouvoir situer historiquement Montesquieu) qui est celui des débuts de l'expansion du capitalisme en Europe et qui esquisse les contours d'un nouveau monde que s'efforce de dépeindre Montesquieu et qui voit la promotion par les Lumières du thème du "doux commerce".
La thèse du texte: Montesquieu donne une double réponse. A l'échelle des relations internationales entre les nations, le commerce serait source de paix en créant des liens d'interdépendance entre elles. Mais au niveau individuel ("les particuliers") et dans les rapports sociaux que les individus entretiennent entre eux, les effets du commerce sont  très ambigus car il tend à produire un type de société à l'intérieur de laquelle tout tend à se "marchandiser", c'est-à-dire, à se transformer en une marchandise, soit quelque chose qui s'achète ou se vend. Il en découle une érosion de certaines vertus morales dont disposaient les cultures non commerciales des temps passés et qui semblent pourtant indispensables à n'importe quelle société aussi bien du passé, du présent que du futur.
Ordre logique du texte
Le texte s'articule en trois moments bien distincts:
- l'analyse des effets du commerce à l'échelle des relations internationales entre les nations semblent incontestablement bénéfiques en produisant des rapports plus civilisés et pacifiés.
- mais, le type d'individus et de rapports sociaux qu'ils entretiennent entre eux que produit une société gagnée par le commerce génère des effets fortement indésirables. C'est le deuxième moment du texte.
- la spécificité du type anthropologique que produit le commerce sera d'autant mieux définie si on le compare au type anthropologique que produit une société où le commerce n'est encore qu'embryonnaire, soit une société caractérisée par le brigandage; c'est l'objet de la dernière partie du texte.
Ce que décrit ici Montesquieu comme le type anthropologique d'une société gagnée par le commerce, c'est ce que Marx appellera un siècle plus tard "le bourgeois"; un individu qui vit replié sur sa sphère privée d'intérêts et pour lequel tout tend à se transformer en une marchandise. Cette transformation  du monde en marchandise et les effets pervers qu'elle peut engendrer à une époque qui voit les débuts de l'expansion du capitalisme en Europe conduit alors à relativiser considérablement la portée de la thèse de départ du texte:"L'effet naturel du commerce est de porter la paix." On verra, finalement, sur le plan international, que la thèse même de Montesquieu de la paix mondiale censée garantie par le commerce entre les nations pose un énorme problème qui met en jeu, ni plus ni moins, que l'avenir du monde, sous l'égide de la "Pax americana" (paix américaine)...


jeudi 1 mars 2012

Les guerres sont-elles des effets de la nature humaine?

Mise à jour, 19-06-2019

Introduction
Démarche pour poser le problème: je montre que chaque réponse possible (oui/non) soulève à son tour  des difficultés qui rendent la question problématique.
L’enjeu d’un tel sujet est de taille car si je réponds que les guerres sont inscrites dans la nature humaine  cela impliquerait de concéder qu’elles constituent l’horizon indépassable de la vie humaine ce qui, devant les perspectives effrayantes que crée le "progrès" technique en ce domaine, augure d’une probable auto destruction du genre humain. On songe ici au 10 juillet 1955 lorsque Bertrand Russell (1) et Albert Einstein publiaient conjointement une tribune dans le New York Times où ils exposaient le dilemme qui est celui auquel doit se confronter notre époque:"Allons nous mettre fin à la race humaine ou l’humanité renoncera-t-elle à la guerre?"  Plus d'un demi-siècle après cette tribune, il faut malheureusement constater que nous sommes encore très loin d’un tel renoncement alors même que les moyens de destruction, toujours plus gigantesques, n’en finissent pas de s’amonceler au dessus de nos têtes. Il faut bien se résoudre malheureusement, devant l’apparente universalité du phénomène de la guerre, à reconnaître qu'une réponse  au sujet  par la négative est tout aussi problématique: si la guerre n’était inscrite dans la nature humaine elle-même pourquoi alors observons nous partout  des conflits meurtriers accompagnés de leur sinistre cortège de barbarie, de terreur et de pratiques génocidaires?

Je construis en trois temps mon raisonnement pour traiter le problème: en partant de l'opinion commune qui, fataliste, pense facilement que la guerre est inscrite dans la nature humaine. Ce pessimisme anthropologique peut certes se prévaloir de la caution intellectuelle d'une très large partie de la tradition philosophique. Néanmoins, il reste fort critiquable dès lors que nous nous donnons une connaissance assez pointue de l'anthropologie (l'étude des société indigènes des cultures de l'oral vs cultures de l'écrit)  qui n'a pu être acquise que tardivement en raison du fait que cette discipline ne se constitue véritablement qu'à partir des années 1860. (2ème partie) Si la nature humaine ne peut être la seule incriminée' comme cause des guerres alors la question incontournable par laquelle toute copie doit nécessairement passer pour aller au bout du traitement du sujet consistera à se demander quel autre facteur que la nature humaine peut alimenter les guerres? Ne peut-on les chercher dans des conditions social historiques? Les institutions des sociétés humaines ne peuvent-elles  plus ou moins favoriser l'apparition de conflits? Et, dans ce cas, il doit alors être possible de les transformer dans l'optique de la création d'un monde plus civilisé qui aura conjuré la menace de son propre anéantissement. Troisième partie; penser à faire jouer la distinction nature/culture: si les guerres ne doivent pas tout à la nature humaine n'est-ce pas aussi dans la culture elle-même qu'on peut en chercher les causes?

Nietzsche, activité libre ou salariat

Mise à jour, 25-04-2018


Chercher le travail pour avoir un salaire- en cela presque tous les hommes des pays civilisés sont aujourd'hui semblables; le travail est pour eux un moyen, et non le but lui-même; c'est pourquoi ils ne font guère preuve de subtilité dans le choix de leur travail, pourvu qu'il rapporte bien. Mais il existe des hommes plus rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler sans prendre de plaisir à leur travail: ces hommes difficiles, qu'il est dur de satisfaire, qui n'ont que faire d'un bon salaire si le travail n'est pas par lui-même le salaire de tous les salaires. A cette espèce d'hommes exceptionnelle appartiennent les artistes et les contemplatifs de toute sorte, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse, en voyages, en affaires de coeur et en aventures. Ils veulent tous le travail et la peine pourvu qu'ils soient liés au plaisir, et le travail le plus pénible, le plus dur s'il le faut. Ils sont pour le reste d'une paresse résolue, quand bien même cette paresse aurait pour corrélat l'appauvrissement, le déshonneur, l'exposition de sa santé et de sa vie. Ils ne craignent pas tant l'ennui que le travail dépourvu de plaisir: ils ont même besoin de beaucoup d'ennui pour réussir leur travail. Pour le penseur et pour tous les esprits inventifs, l'ennui est ce désagréable" temps calme" de l'âme qui précède la traversée heureuse et les vents joyeux; il doit le supporter, il doit attendre qu'il produise son effet sur lui: voilà précisément ce que les natures plus modestes ne peuvent absolument pas obtenir d'elles-mêmes! Il est commun de chasser l'ennui loin de soi par tous les moyens: tout comme il est commun de travailler sans plaisir.
Friedrich Nietzsche, 1882, Le gai savoir.

Introduction
1) Thème: qu'est-ce qui vaut la peine qu'on travaille? Pourquoi travaillons-nous? Quel doit être le sens que nous conférons au travail? Le salaire est-il une raison suffisante pour travailler? Ou ne faut-il pas exiger d'abord un travail qui soit en lui-même une source de satisfaction?
2) Thèse: le véritable salaire c'est bien le plaisir que l'on retire de son travail et non pas l'argent qu'on
peut recevoir en échange:"le travail [...] est [...] par lui-même le salaire de tous les salaires."
3) Problématique: le texte est construit sur l'opposition entre deux approches du travail. L'approche commune du travail qui est celle du travail salarié et qui voit le travail motivé essentiellement par le salaire qu'on touche (première partie). A cette approche qui a dégradé le travail en un simple moyen de gagner de l'argent, l'auteur oppose, dans un deuxième temps, l'approche du travail d'une petite minorité ("tous les esprits inventifs"), autrement plus exigeante, qui veut un travail librement consenti et créatif, avant toute autre considération et qui préfère encore la misère économique et la marginalité sociale plutôt qu'un travail qui soit un tripalium, le travail au sens étymologique du mot, qui vient d'un instrument de torture qu'on utilisait au Moyen Age. Pour les esprits créatifs, on verra que le temps de l'ennui est une séquence essentielle du processus d'enfantement des oeuvres de la culture. Pour celui qui n'a en lui rien de véritablement productif, et qui travaille simplement pour gagner de l'argent, tout au contraire, l'ennui sera stérile et insupportable. Ce texte, en mettant tout l'accent sur l'exigence d'un travail créatif et libre, s'inscrit pleinement dans la tradition de ce que l'on développera comme la critique artiste du capitalisme.
4) Il est utile ici de préciser que même s'il n'est pas attendu du candidat qu'il connaisse l'auteur, il peut
être extrêmement profitable pour l'approfondissement de l'explication du texte, de pouvoir au moins le situer historiquement; tout dépend des textes. Ici, en l'occurence, il s'agit d'un texte fortement marqué historiquement puisqu'il s'inscrit en plein dans l'invention propre aux sociétés capitalistes modernes du salariat qui commence à se généraliser au XIXème siècle. C'est justement par ce bout qu'on pouvait prolonger le traitement de son explication et problématiser le propos de l'auteur. Le texte reste en effet beaucoup trop allusif sur le contexte historique qui a fait du salariat la forme générale que prend le travail dans "les pays civilisés", comme il l'évoque brièvement, à la première ligne, pour ne plus y revenir ensuite. Or, le salariat, au XIXème siècle, et encore jusqu'au milieu des années 1970, était très largement vécu, par les classes populaires qui eurent à le subir, sur la base d'affects tristes, comme une nouvelle forme d'esclavage à laquelle elles se sont rudement opposées, ce que ce texte omet de préciser...



jeudi 16 février 2012

6) Les contraintes invisibles qui pèsent sur la pensée. Conclusion

Trois conditions au scénario totalitaire
Cet aveuglement idéologique est déjà ce qui horrifiait  Orwell en son temps car il y voyait à l'oeuvre des tendances totalitaires qui menacent de destruction la notion même de vérité objective, c'est-à-dire le principe voulant qu'il existe des faits qui décident de la vérité ou de la fausseté de ce que nous disons, faits qui ne dépendent pas de nous. De ces faits au sens où Clémenceau en parlait lorsqu'on lui demandait ce que les historiens futurs penseront des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale:"ça, je n'en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c'est qu'ils ne diront pas que la Belgique a envahi l'Allemagne."(cité par H. Arendt, Vérité et politique, dans La crise de la culture, éditions folio/essais, p. 304)

lundi 13 février 2012

5) Les contraintes invisibles qui pèsent sur la pensée: le filtre de l'anticommunisme

Le dernier vecteur de dénaturation des témoignages qu'on étudiera ici est de nature idéologique et tient à certaines préconceptions intériorisées profondément en fonction desquelles les journalistes sélectionneront les faits dignes d'intérêt. Comme le disait un intellectuel comme W. Lippman pour qui le travail de formatage de l'opinion des masses était indispensable au fonctionnement d'une "démocratie bien huilée": "On nous a parlé du monde avant de nous le laisser voir. Nous imaginons avant d'expérimenter. Et ces préconceptions commandent le processus de perception."

samedi 11 février 2012

4) Les contraintes invisibles qui pèsent sur la pensée: la cooptation des experts


Enfin, la dénaturation des témoignages s'exerçant par le filtre des sources d'information sera garantie par le biais de la cooptation des experts qui permettra de conjurer la menace que représente pour les puissantes  administrations d'Etat ou les grandes corporations privées, l'existence de sources respectables d'informations qui donneraient à traiter le "mouton" sous un autre angle qui ne serait pas conforme à leurs intérêts. Comme le soulignent Chomsky et Herman,"[la] prédominance des sources officielles demeurent vulnérable face à l'existence de sources non officielles extrêmement respectables qui délivrent des points de vue dissidents avec une grande autorité. Le problème est contrôlé grâce à "la cooptation des experts"- c'est-à-dire en les rémunérant comme consultants, en finançant leurs recherches, en organisant des think tanks qui les emploieront directement ou aideront à diffuser leur message. De la sorte, on peut créer des biais structurels en orientant la mise à disposition d'experts dans la direction souhaitée par les autorités et le "marché"." (FDC, p. 62) Autrement dit, la "cooptation des experts" consiste à financer les travaux de scientifiques pour qu'ils orientent leur recherche dans un  sens favorable à ces sources de financement et qu'ils en fassent abondamment la promotion dans les MMC. Ici encore, on voit comment les pénalités économiques conditionnent la possibililité d'une dénaturation des témoignages en vérouillant les possibilités d'accès aux MMC de sources alternatives d'information et comment aussi elles tendent à corrompre la recherche de la vérité dans le champ des sciences en les instrumentalisant au service du pouvoir. On retrouve ici le cas typique de pénalités économiques que Russell avait eu à subir: l'expression de certaines opinions qui iraient contre les  intérêts de ces sources de financement auront  tendance à faire l'objet d'une auto censure de la part de celui qui en dépend pour sa subsistance matérielle.
Il fallait ici penser pour illustrer par l'exemple ce mécanisme au cas de ce climatologue Patrick Michaels, professeur à l'Université de Virginie monopolisant les plateaux de télé des grandes chaînes de télé américaines pour marteler l'idée que le réchauffement climatique  n'est qu'une légende urbaine et dont les travaux et la carrière s'avèrent, en réalité,  financés par le lobby de gigantesques groupes pétroliers comme Exxon qui ont tout intérêt à minimiser les effets nocifs des rejets de carbone dont l'industrie du pétrole est responsable!
Cf. le documentaire video Chomsky et cie.


Les propos de cet expert sont ainsi à mettre en relation avec les données comme celles de l'OMM (Organisation Météorologique Mondiale) selon lesquelles "la décennie 2001-2010 est la plus chaude jamais enregistrée depuis le début des observations météorologiques, en 1850." (source Météo France. Voir aussi cet cet article très révélateur de la distorsion entre les débats dans la communauté scientifique et leur répercussion dans les médias). C'est ce qui peut expliquer en bonne partie pourquoi le consensus existant au sein de la communauté scientifique sur le réchauffement climatique ne se répercute pas dans l'opinion publique:

Une administration d'Etat comme la CIA, dès les années 1960 avait compris toute l'importance du recrutement des experts, donnant à penser, par la même occasion, comment l'alphabétisation des populations peut être un instrument au service du pouvoir:"La CIA utilise actuellement plusieurs centaines d'universitaires américains (personnels administratifs, professeurs, doctorants chargés d'enseignement) qui non contents de donner des avis et d'organiser des rencontres pour les services de renseignements, écrivent des livres ou autres brochures à l'usage de la propagande américaine dans des pays étrangers [...]. En 1961, le responsable du Covert Action Staff de la CIA écrivait que les livres étaient "l'arme la plus importante de la propagande stratégique".'(souligné par moi) Le comité Church découvrit que, fin 1967, plus d'un millier de livres étaient fabriqués, subventionnés ou sponsorisés par la CIA." (H. Zinn, Une histoire populaire des États Unis, éditions Agone, p. 624)
En France, trois cas d'école montrent le mêmes mécanisme de dénaturation des témoignages à l'oeuvre. 


La cooptation des experts en France: trois cas d'école.
L'affaire de l'amiante
On sait que "l'amiante faisait 2000 à 3000 morts par an en France dans les années 1990 - époque où les industriels affirmaient encore qu'il y avait un doute sur sa dangerosité - et que les études prouvant sa dangerosité s'accumulaient depuis des décennies."  (R. Lenglet cité par Stauber et Rampton, L'industrie du mensonge, p. 306) Ces sources d'information  qui depuis longtemps déjà  accumulaient des données sur les dégâts pour la santé de l'amiante ont pu être écarté de l'attention du grand public par le mécanisme de la cooptation des experts. Comme le précise R. Lenglet qui a consacré un livre, L'affaire de l'amiante, à ce qui s'apparente à un crime de masse,"[depuis] les années 1970, les lobbystes de l'amiante ont pris soin de canaliser les journalistes curieux vers les "bonnes sources d'information" préparées pour les rassurer en les emballant dans des considérations techniques filandreuses." (ibid., p. 305) Ces "bonnes sources d'information" c'étaient, par exemple, les docteurs Champeix et Avril "qui, d'un côté, étaient rémunérés par les industriels, et, de l'autre, faisaient office d'experts auprès des autorités sanitaires." (ibid., p. 305) Ces "industriels" c'est, par exemple, une grande firme comme Saint -Gobain,qui, loin d'avoit été inquiété a ,au contraire, fait ses choux gras du marché de l'amiante d'une façon qui donne un petit aperçu du concept "d'Etat-Providence" au service des grandes corporations privées:"après avoit fait peu de cas de la santé des français en devenant le principal producteur d'amiante jusqu'en 1996, l'entreprise a abondamment profité  du marché du désamientage (via, en particulier, des contrats passés avec les pouvoirs publics, je précise, en sorte que le contribuable continue d'enrichir  une entreprise qui l'a empoisonné des années durant) puis... de sa subsitution par des fibres céramiques- dénoncées également par les toxicologues comme de puissants cancérogènes.[...][La direction de Saint-Gobain] sera -t-elle un jour l'un des principaux bénéficiaires du "décéramiquage"? En attendant, si elle s'est efforcée de faire oublier son rôle après l'interdiction de l'amiante, cela n'a pas empêché la multinationale de poursuivre le commerce du "magic mineral" dans les pays en voie de développement..."" (ibid., p. 307) Affaire à suivre...

L'affaire de la grippe H1N1
Le même mécanisme est à l'oeuvre dans le cas de cette seconde affaire. Ici aussi, l'ensemble des experts qui intervenaient dans les MMC et conseillaient la ministre de la santé étaient financés par l'industrie pharmaceutique qui a réalisé des profits colossaux en faisant acheter à l'Etat 90 millions de vaccins pour une épidémie qui s'est avérée, au bout du compte, moins dangereuse qu'une grippe saisonnière normale. La campagne de vaccination fera ainsi l'objet d'une inflation démesurée de publicité dans les MMC à grand renfort de  propos alarmistes,  d'appels au civisme, voir de menaces visant à semer la peur et à culpabiliser ceux qui rechigneraient à obéir. Par exemple, le recourt au terme "pandémie" était destiné  à effrayer alors que son emploi ne correspondait pas aux données scientifiques disponibles: "Dans plusieurs articles, nous avons vu que le terme de pandémie avait été modifié en début d’année par l’OMS et ne tient plus compte du nombre de cas graves ou de décès. On pourrait donc également dire qu’il y a une pandémie de rhumes chaque année." (Source: blog pharmacritique, témoignage d'un médecin libéral, gynécologue) L' intervention  de la ministre de la santé au journal de 20 h  martelant des propos alarmistes sans l'ombre d'un argument scientifique à l'appui allait dans le même sens:" si les gens ne se font pas vacciner, il va y avoir des morts " (même source) De la même façon les chiffres données par "les sources autorisées d'information" annonçaient " 65.000 morts pour la Grande-Bretagne, 30.000 en France, 90.000 aux Etats-Unis."
Citons à titre d'emblème de ces "sources autorisées d'information" le professeur A. Flahault, épidémiologiste, directeur de l'Ecole de hautes études en santé publique et conseiller des autorités sanitaires dont les propos alarmistes, a posteriori, rendent le son de la charlatanerie:"« Le pic de l'épidémie de grippe A se fera sentir "après l'été" et pourrait toucher "35 % de la population" [...]il pourrait y avoir 30.000 décès en France [...]. En janvier, il n'y aura plus que du H1N1 sur la terre, le reste aura été dégommé.[...] Chaque nation va décider de sa politique et cela ne va pas être triste, car il n'y aura pas de vaccins pour tout le monde". » Ce qui est une manière déguisée de dire: "il y a urgence , madame la ministre, il faut acheter ces vaccins pendant qu'il est encore temps..."
"Ces sources autorisées d'information" finiront de conjurer la menace de sources dissidentes qui donneraient à voir d'une toute autre perspective le "mouton-grippe H1N1" par une technique largement éprouvée qui consiste à les discréditer suivant le principe: s'attaquer au messager pour discréditer le message. Voyez, par exemple, en Espagne, le traitement réservé à une source dissidente d'information aussi respectable que  le professeur Joan Ramon Laporte (cf. suivant le même principe, la campagne de calomnies orchestrée en France contre Chomsky par les intellectuels attitrés des MMC)

Les experts ès économie
Les économistes qui monopolisent les MMC en France comme dans tous les grands pays riches  sont, pour ceux du moins  qui bénéficient d'une exposition médiatique maximale, en lien avec les grandes corporations privées. Or, ces liens n'apparaissent jamais dans  la façon dont ils sont présentés par les journalistes qui les invitent; on mettra plutôt en avant leur titres universitaires, gages de sérieux et de compétences ou leur fonction de conseil auprès des pouvoirs publics. Par exemple,Christian de Boissieu sera systématiquement présenté comme le président du Conseil économique d'analyse économique auprès du gouvernement. (pour un petit aperçu cf. à 12'20, dans ce reportage,Les économistes de garde de l'équipe de Là bas si j'y suis). Le public serait autrement méfiant sur la fiabilité d'un tel expert si on l'introduisait sur un plateau de télé ou de radio, ce qui n'est évidemment jamais le cas, avec ses fonctions multi cartes de:
"- Président du conseil scientifique de Coe-Rexecode, ainsi présenté sur leur site : Coe-Rexecode regroupe près de 80 entreprises, organisations professionnelles et administrations, représentant 400 milliards d’euros de chiffres d’affaires dans le secteur industriel et 1500 milliards d’euros dans le secteur bancaire. Parmi les membres de ce conseil, un ami : Jean-Hervé Lorenzi.
 "- Président de la Commission de contrôle des activités financières de la Principauté de Monaco (un authentique paradis fiscal, voir Le Monde du 19 septembre). No comment…
 - Membre du Conseil de surveillance de la banque Neuflize OBC.
 - Conseiller économique au sein d’un Hedge Fund (HDF Finance), mais aussi au Crédit agricole et chez Ernst & Young France
 - Membre du Comité des Établissements de Crédit et des entreprises d’investissement (CECEI),
 - Co-Président du Comité Scientifique de l’Institut Amadeus, think tank « indépendant » établi à Rabat, et dont la revue présente un éloge du libre échange et de l’OMC."
(cf. Les liaisons dangereuses de l'économiste dissident J. Gadrey qui n'aura pas, lui, les réseaux nécessaires pour intervenir à tout bout de champ dans les MMC) Si, de la même façon, on présentait J.H Lorenzi avec ses casquettes de
 "- De 1994 à 2000 Directeur Général adjoint, puis Directeur Général Délégué de Gras Savoye (assurances)
 - Depuis 2006 Président du Conseil de Surveillance de la Société Edmond de Rothschild Private Equity Partners
 - Depuis 2004 Membre du Conseil de Surveillance de la Compagnie Financière Saint-Honoré
 - Depuis 2000 Conseiller du Directoire de La Compagnie Financière Edmond de Rothschild
 - Membre du CA d’Eramet (groupe minier et métallurgique : manganèse, nickel, alliages), de GFI informatique, de BNP Paribas assurance (c’est décidément quelqu’un qui assure), de Pages Jaunes à France Telecom, mais aussi de Wanadoo et de l’association française des opérateurs mobiles…
 - Membre du conseil scientifique de COE Rexecode (voir rubrique De Boissieu)
 - Membre du comité d’audit du Crédit foncier
 - Membre du conseil de surveillance de la Fondation du risque (fondée par AGF, AXA, Groupama et la Société Générale)."
(Gadrey, même source)
Voilà qui donne un bon aperçu du pedigree caché de ces experts qui sont censés intervenir dans les MMC pour "éclairer" le grand public sur les questions économiques; l'"éclairer" au sens
où de Boissieu, en expert "lucide " et averti pouvait annoncer début 2008, quelques mois avant le crash financier "que les Etats-Unis ne devraient probablement pas connaître de récession
(« Je reste malgré tout relativement optimiste sur la croissance », disait-il à Cannes le 24 janvier)."
  ou encore, quand deux semaines avant le crash, le "clairvoyant" Patrick Artus, de la même clique, déclarait  dans la revue Challenge "que [la] crise des subprimes est dans le rétroviseur".(cité par Gadrey)
La plaisanterie va encore plus loin lorsque, pour se défendre, ces experts invoquent une intrusion intolérable dans leur vie privée, quand un petit malin comme Gadrey vient à mettre à jour
leur complète insertion dans les réseaux du big business!(cf. à 17'40, même source ) Car, on ne voit pas comment  ces individus pourraient ne pas développer des analyses allant dans le sens des intérêts de ces grandes corporations qui les rémunèrent grassement, qui leur offrent une position privilégiée dans la hiérarchie sociale et un réseau dense de relations dans le champ des MMC. Pour trouver un autre son de cloche, ici aussi, il faudra quitter le champ des MMC et faire, par soi-même, des recherches pour dénicher des sources alternatives d'information, qui, par exemple, tiraient  la sonnette d'alarme sur l'imminence d'un crash économique et qui plus généralement, développent une analyse économique qui sort du cadre idéologique dominant du "miracle du marché".( pour aller plus loin sur cette question et affiner l'analyse, cf. cette excellente réflexion  d'un expert dissident comme F. Lordon, Critique-des-medias-critique-dans-les-medias)

lundi 6 février 2012

3) Les contraintes invisibles qui pèsent sur la pensée: les filtres de l'actionnariat, de la publicité et des sources d'information

La dénaturation des témoignages par les filtres de l'actionnariat et de la publicité
Il y a un premier niveau où s’opère cette dénaturation qui saute tout de suite aux yeux et qui tient au filtre de l‘actionnariat; par exemple, TF1 appartenant à Bouygues, il est évident que le traitement de l’information sur TF1 sera orienté dans un sens favorable aux intérêts de Bouygues et , en règle général, du monde des affaires: il sera problématique d‘attendre de journalistes de TF1 qu‘ils fassent un travail d‘investigation sérieux, par exemple, sur les effets nocifs des téléphones portables tenant compte du fait que l‘actionnaire majoritaire de la chaîne investit massivement dans la téléphonie mobile; il en va ainsi de tous les M.M.C. Aux États-Unis, par exemple, on ne peut attendre de NBC qui appartient à General Electric dont le cœur du business est l’industrie du nucléaire, un traitement critique de l’information touchant le nucléaire!

2) Les contraintes invisibles qui pèsent sur la pensée: les filtres de l'actionnariat et de la publicité

2) Montrer comment la dénaturation des témoignages et les pénalités économiques opèrent dans le champ des M.M.C. (Mass Médias Communication)
Les M.M.C constituent un puissant vecteur de ce type de contraintes qui pèsent sur la pensée. On se servira du modèle de propagande de Chomsky/Herman tiré de  La fabrication du consentement (que j' abrégerai par "FDC" par la suite) pour le montrer. A la différence des systèmes totalitaires où la censure est personnalisée et centralisée par un appareil d’Etat, le filtrage de l’information dans les pays formellement démocratiques s’apparente à un mécanisme anonyme et quasi objectif de censure qui peut facilement laisser l’impression trompeuse que la pensée ne subit aucune contrainte. Ne pas apercevoir cela comme ne cessent d’y insister Chomsky et Herman c’est ne rien comprendre à la nature singulière des contraintes qui entravent la pensée libre dans les pays qui se glorifient d’être des "démocraties:"[…]les médias sont de puissantes et efficaces institutions idéologiques qui accomplissent une fonction de propagande au service du système grâce au mécanisme du marché, d’idées reçues intériorisées et d’autocensure, mais sans véritable coercition directe." ( Souligné par moi; FDC, p. 599) Voyons, dans le détail, comment un tel mécanisme opère et comment les pénalités économiques qui s’y exercent conditionnent une considérable dénaturation des témoignages.


1) Exercice: les contraintes invisibles qui pèsent sur la pensée: la dénaturation des témoignages et les pénalités économiques

Objet de l'exercice: à partir de l'étude de l'oeuvre choisie, Pensée libre et propagande officielle de Bertrand Russell, développer des outils d'analyse critiques pour régurgiter les habituelles fadaises qu'une Education Nationale tend à faire intérioriser aux individus et qui se résument dans la formule d'une naïveté confondante: "Nous sommes en démocratie et chacun est libre de penser ce qu'il veut."

lundi 16 janvier 2012

Peut-on dire d'une société qu'elle est supérieure à une autre? Version 1

Mise à jour, 15-04-2020

Introduction.
Formulation du problème. L’histoire et l'anthropologie nous enseignent que quasiment toutes les sociétés ont eu tendance à se poser comme étant supérieures aux autres sociétés: c’est ce qu’on appellera le préjugé ethnocentriste qui est la pente naturelle que suivent les sociétés humaines. Notre propre société n’en est certainement pas exempte: lorsque nous construisons des indicateurs de développement économique comme le P.I.B. (Produit Intérieur Brut) qui nous conduisent à distinguer les sociétés développées ,dans laquelle nous nous rangeons évidemment, et des sociétés sous-développées, n’est-ce pas une façon de succomber à ce préjugé? Mais, refuser ce préjugé ethnocentriste doit-il pour autant nous condamner à soutenir le relativisme culturel le plus complet? Si nous posons que toutes les sociétés se valent, au nom de quoi pourrions-nous encore condamner une société où le meurtre, l’esclavage, l’asservissement des femmes aux mâles, le travail des enfants, etc., sont légalisés? Le problème est donc le suivant: comment échapper au préjugé ethnocentriste d’une hiérarchisation arbitraire des sociétés humaines sans pour autant tomber dans le relativisme culturel, qui, en égalisant toutes les valeurs, se condamne à tout justifier même l’injustifiable?
Démarche pour traiter le problème:
- montrer pourquoi c'est avec l'invention grecque de la démocratie que semble apparaître pour la première fois dans l'histoire une attitude qui rompt avec le préjugé ethnocentriste.
-mais la démocratie peut être contestée dans sa prétention à constituer la forme supérieure de société notamment chez Platon. Nous verrons comment répondre à ses objections.
- pour enfin déterminer sous quelles conditions il est possible d'échapper au préjugé ethnocentriste sans tomber dans le relativisme culturel.

Emmanuel Kant, de l'éducation.

Mise à jour, 27-04-2018


"L'Homme est la seule créature qui soit susceptible d'éducation. Par éducation l'on entend les soins (le traitement, l'entretien) que réclame son enfance, la discipline qui le fait homme, enfin l'instruction avec la culture. Sous ce triple rapport, il est nourrisson, élève, écolier. Aussitôt que les animaux commencent à sentir leurs forces, ils les emploient régulièrement, c'est-à-dire d'une manière qui ne leur soit point nuisible à eux-mêmes. il est curieux en effet de voir comment, par exemple, les jeunes hirondelles, à peine sorties de leur oeuf  et encore aveugles, savent s'arranger de manière à faire tomber leurs excréments hors de leur nid. Les animaux n'ont donc pas besoin d'être soignés, enveloppés, réchauffés, et conduits, ou protégés. La plupart demandent, il est vrai, de la pâture, mais non des soins. Par soins, il faut entendre les précautions que prennent les parents pour empêcher leurs enfants de faire de leurs forces un usage nuisible. Si, par exemple, un animal en venant au monde, criait comme le font les enfants, il deviendrait infailliblement la proie des loups et des autres bêtes sauvages qui seraient attirées par ses cris. La discipline nous fait passer de l'état animal à celui d'homme. Un animal est par son instinct même tout ce qu'il peut être; une raison étrangère a pris d'avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l'homme a besoin de sa propre raison. Il n'a pas d'instinct, et il faut qu'il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n'en est pas immédiatement capable, et qu'il arrive dans le monde à l'état sauvage, il a besoin du secours des autres."
Emmanuel Kant, Traité de pédagogie.


Introduction
Le thème de ce texte relève de l'anthropologie philosophique. "Anthropologie" vient de racines grecques anciennes: anthropos (l'humain) et logos (l'étude raisonnée de). Cette branche de la connaissance philosophique traite donc de la question de fond de savoir ce qu'est l'être humain. Est-il un animal parmi d'autres ou présente-t-il certaines particularités qui le mettraient à part du reste de la nature? C'est bien l'objet de ce texte.
Sa thèse apparaît dès la première phrase:"L'Homme est la seule créature qui soit susceptible d'éducation." Il y a donc bien, pour l'auteur, une spécificité de l'être humain qui réside dans le fait que lui seul peut être et doit être éduqué. Autrement dit, l'éducation est le propre de l'humain. L'auteur établie sa thèse en trois moments distincts.
Partie 1: il va expliciter le sens de ce qu'il faut entendre ici par "éducation". Dire qu'elle est le propre de l'humain suppose d'abord de définir ce qu'on entend par là; c'est l'objet de cette première partie où l'on voit qu'elle consiste en trois choses: "les soins, la discipline et l'instruction." La suite du texte va reprendre dans l'ordre les deux premières phases de l'éducation pour en expliciter le sens.
Partie 2: il s'agira de comprendre en quoi, à la différence des animaux, le nourrisson a besoin de soins.
Partie 3: en quoi, seul l'être humain a besoin d'éducateurs qui lui inculquent une discipline.
S'il fallait imaginer une suite logique à ce texte, on le prolongerait par une dernière partie qui s'interrogerait sur le sens de ce que devrait être l'instruction ce qui nous livrerait une explicitation complète du processus éducatif. C'est donc tout naturellement par ce biais que nous prolongerons son explication. Autrement dit, la question en jeu peut être reformulée dans les termes d'une interrogation sur les finalités dernières d'une éducation? En vue de quoi fondamentalement faut-il éduquer les enfants? Les instruire, oui, mais pour quoi faire? Ce qui est jeu c'est le sens de ce que nous voulons faire dans une institution comme l'école. Nous formulerons le problème majeur qui se pose ici dans les termes qu'on trouvait au moment de la Révolution française à partir de 1789. Après l'effondrement de la monarchie, il s'agissait de refonder sur de nouvelles bases les institutions clé de la société et donc, en particulier, celle de l'école. On peut résumer l'essentiel du débat qui se posait alors suivant deux projets radicalement différents: celui d'une éducation nationale qui visait à faire de l'écolier avant tout un bon patriote parfaitement intégré dans sa "communauté nationale". C'était, par exemple, le projet que soutenait Lepeletier de Saint-Fargeau. Mais, il y en avait un tout autre complètement différent qui relevait d'un projet d'instruction publique que défendait quelqu'un comme Condorcet. Dans ce cadre, il s'agissait fondamentalement d'instruire en vue de former des citoyens éclairés et armés intellectuellement à même de questionner de façon lucide les lois qui organisent la vie de leur société pour éventuellement les changer si elles s'avéraient ne pas convenir. Il n'est pas bien difficile d'apercevoir en quel sens l'histoire a tranché. On verra s'il y a lieu de lui donner raison ou s'il ne faudrait pas chercher à refonder complètement l'école en renouant avec ce qui s'inscrivait dans le grand projet émancipateur (libérateur) de la civilisation occidentale: une école de l'instruction publique soumise avant toute chose à l'autorité d'un idéal de vérité. Kant, en tant qu'il a été le représentant le plus éminent en Allemagne des Lumières au XVIIIème siècle, se range complètement dans la même famille de pensée que Condorcet. Si on lit bien la fin du texte, on voit clairement que pour lui la destination ultime du processus éducatif est d'amener l'individu à ce "qu'il se fasse à lui-même son plan de conduite", ce qui est rigoureusement le sens de l'autonomie, la capacité de se donner à soi-même les lois qui vont réguler son comportement. Dans sa dimension politique, c'est exactement ce qu'avait en vue Condorcet lorsqu'il parlait de former des citoyens éclairés capables de se donner à eux-mêmes les lois organisant la vie en société...


  
1) Le sens global d’une éducation: soins, discipline, instruction.
Ces  termes désignent les trois séquences du processus éducatif par lesquelles doit passer tout enfant.
Le nourrisson reçoit des soins.
L'élève reçoit une discipline
L'écolier reçoit une instruction.
La comparaison avec les animaux sert de trame à l'auteur tout au long du texte pour mieux faire ressortir ce qu'il y a de proprement humain dans le fait d'être éduqué et ce, aussi bien sur le plan des soins que de la discipline. 


a) Les soins

Les nourrissons à la différence des animaux auront besoin de soins et si on lit bien le texte, on voit qu'il signifie deux choses par là. En premier, ils auront besoin d'être particulièrement protégés de leur environnement extérieur, ce à quoi renvoient les termes comme "enveloppés, réchauffés".
L'autre aspect de cette première séquence par quoi doit commencer toute éducation, c'est la nécessité de protéger l'enfant de lui-même pour éviter tout simplement qu'il ne mette sa vie en danger, ce qu'a en vue le texte lorsqu'il définit les soins par  "les précautions que prennent les parents pour empêcher leurs enfants de faire de leurs forces un usage nuisible." La question décisive à se poser est donc de savoir pourquoi l'enfant a besoin, à la différence des animaux, que l'on prenne autant de soins à son égard? Par quel étrange phénomène, en particulier, il en vient spontanément à avoir un comportement qui tend à être suicidaire pour lui-même alors que les animaux, tout au contraire, comme le dit le texte, "emploient régulièrement [leurs forces] d'une manière qui ne leur soit point nuisible à eux-mêmes"?
Kant ne le dit pas explicitement mais cela est sous-entendu tout au long de ce texte. La raison  fondamentale pour laquelle le nourrisson a particulièrement besoin que l'on prenne soin de lui réside dans sa néoténie singulièrement prononcée. Le terme même de "néoténie" n'est inventé qu'au XIXème siècle dans le champ d'étude de la biologie. Mais si Kant ne disposait pas encore de ce mot, il en avait déjà parfaitement compris le concept, et bien avant lui, c'était quelque chose que l'on a retrouvé tout au long de l'histoire de la philosophie depuis Platon (IVème siècle avant J.-C.) pour comprendre ce qui fait la singularité de la condition humaine.
La néoténie signifie que l'humain est un être qui est resté profondément inachevé à la naissance d'un point de vue biologique. Il en résulte que, tel que la nature l'a fait, l'humain est totalement inapte à la vie à la différence des animaux et c'est d'abord pour cela qu'il aura besoin que l'on prenne le plus grand soin de lui. Clarifions la chose et passons en revue les traits les plus visibles de cette néoténie. La soudure des os du crâne chez le bébé humain n'est pas encore achevée à la naissance si bien que son organe le plus précieux, le cerveau, est très mal protégé; c'est ce qui explique le plus grand soin qu'il faut prendre pour manipuler sa tête et ne pas lui occasionner des lésions irréversibles. On voit toute la différence avec un petit chaton, par exemple, que l'on peut prendre sans précaution particulière. L'absence de pilosité, à la différence des animaux qui naissent avec leur duvet, marque plus que toute autre chose son dénuement et sa grande vulnérabilité aux agressions du climat d'où les termes "enveloppés" et "réchauffés" qu'utilise le texte pour désigner cette part des soins dont aura absolument besoin le nourrisson. La faiblesse du développement de l'appareil musculaire chez le petit humain est, elle aussi, aussi frappante, ce qui en fait un être singulièrement faible à la naissance: là où le poulain met quelques minutes à se redresser, il faut un an au bébé humain pour parvenir péniblement à le faire, et encore, avec l'appui d'une aide extérieure. Chez l'animal, les dents de lait se forment immédiatement après la naissance et  à peine sont-elles au complet que la dentition définitive apparaît. A l'humain, il faut plus de deux ans pour posséder toutes ses dents de lait et c'est pour aussitôt les perdre et vivre à moitié édenté jusque vers l'âge de 5 à 6 ans. Rien que ce fait explique sa dépendance alimentaire prolongée à l'égard des adultes là où l'animal est capable très vite de mastiquer par lui-même les aliments. Le développement sexuel du petit humain est lui aussi tout à fait singulier  et souligne là encore son immaturité et sa dépendance prolongée: jusque vers l'âge de cinq ans il suit un développement normal tel qu'on le trouve chez les autres primates, puis, il s'interrompt brusquement  et entre en phase de latence pendant cinq ans ce qui retarde considérablement l'âge de la maturité sexuelle par rapport aux autres espèces. C'est ce qui fait qu'aucun autre animal ne met autant de temps à devenir adulte que l'humain. Et allons plus loin: il n'est pas sûr qu'il parvienne jamais à le devenir véritablement. En effet, il faut bien voir que les traits de sa néoténie ne disparaissent pas tous à l'âge "adulte", loin de là. Il est marqué à vie par cette singularité de sa biologie. Cela se voit particulièrement bien dans l'évolution de la forme de son crâne si on la compare avec celle d'un chimpanzé, par exemple. Chez l'humain, celle de l'adulte ressemble étrangement à ce qu'elle était au stade foetal, alors que ce n'est absolument pas le cas chez les autres primates. Elle conserve, autrement dit, une forme liée au stade foetal d'évolution. La néoténie, en ce sens, c'est du juvénile (jeune) qui se conserve au stade adulte, caractéristique qui ne se retrouve pas du tout chez le chimpanzé. On voit bien qu'alors que les crânes humain et chimpanzé se ressemblent étrangement au stade foetal, ce n'est plus du tout le cas au stade adulte. Autrement dit, ce qui n'est qu'une forme transitoire dans l'évolution du crâne du singe se stabilise chez l'être humain pour constituer la forme définitive. 


On pourrait encore énumérer bien d'autres traits de la néoténie humaine. Nous n'avons fait qu'évoquer ici ceux qui sont les plus visibles. 
C'est donc ce qui explique aussi ce fait en apparence déroutant que le bébé humain a d'abord besoin d'être protégé de lui-même et pas seulement de son environnement extérieur comme le souligne bien le texte. Parce que la nature l'a laissé inachevé, lui manquent les mécanismes instinctifs qui assurent à l'animal un comportement par lequel il ne se mettra pas sa vie spontanément en danger: il ne se trompera pas pour distinguer le champignon comestible du champignon mortel, il n'ira pas se noyer dans l'eau, ne se brûlera pas avec le feu, ne tombera pas du haut d'un précipice, etc.
Maintenant, il faut aussi prendre en compte une autre dimension affective des soins tout aussi essentielle que le texte passe sous silence, si l'on veut comprendre dans toute son extension ce concept en tant qu'il renvoie à cette première séquence par quoi doit commencer toute éducation. Précisément, ce dont aura absolument besoin tout nourrisson, c'est de l'amour maternel. Démontrons le par l'absurde. Que deviendrait un enfant qui aurait été privé de tout soin affectif alors même qu'on aurait assuré sa simple survie biologique? Deux expériences, l‘une menée par Frédéric II au XIIIème siècle, et l‘autre, par André Spitz dans les années 1940, ont bien montré qu'un tel enfant souffrirait de dégâts considérables touchant son développement mental et totalement irréversibles. On peut préciser la nature de ces ravages qui seraient occasionnés par là à partir de deux expériences plus récentes. La première est celle de ces orphelinats qui s’inspirèrent des principes du behaviorisme ou comportementalisme fondé par John Watson (1878-1958). Les émotions n’ont pas de  place dans l’approche behavioriste qui ne prend en compte que des comportements observables et mesurables. On est typiquement dans le cadre d'une approche scientiste qui considère que seul ce qui peut être mesuré et calculé peut donner lieu à une connaissance et mérite de retenir l'attention. Watson considérait l’amour maternel comme néfaste pour l’enfant et mena au nom de ces idées une croisade contre ce qu‘il appelait "l ‘enfant trop embrassé" : "En étant aux petits soins pour leurs enfants, les mères leur portaient ,préjudice car elle leur inculquaient des faiblesses, des peurs et des complexes d’infériorité. Il fallait à la société moins d’amour et plus de structure." (Frans de Waal, L’âge de l’empathie, p. 27) Les enfants des orphelinats se réclamant de ces principes furent ainsi privés de tout contact physique comme les serrer dans les bras, les chatouiller ou d'autres marques d’affection. Le résultat fut un désastre complet:"on aurait dit des zombies, le visage figé et les yeux grands ouverts et dénués d’expression […] ils manquaient tous de résistance aux maladies. Dans certains orphelinats, le taux de mortalité avoisinait les 100%." (ibid., p. 28) Les mêmes délires furent appliqués en Roumanie sous le règne du tyran Ceausescu conformément à la même idéologie scientiste pour des résultats identiques: "Les enfants étaient incapables de rire ou de pleurer. Ils passaient leurs journées à se balancer et à se recroqueviller en position fœtale […] et ne savaient même pas jouer. Ils jetaient violemment contre le mur les nouveaux jouets qu’on leur proposait. " (ibid., p. 29) La position fœtale doit retenir l'attention. Elle est l'indice d'une profonde régression narcissique. Il s'agit là d'un concept clé pour comprendre la psychologie humaine. Le narcissisme désigne cet état primordial de la psyché (âme) du nourrisson qui fait qu'il ne se distingue pas encore de son environnement extérieur. A son premier stade de développement, il fusionne encore intégralement avec sa mère comme lorsqu'il baignait dans le liquide amniotique de son utérus, avant sa naissance.
Le plus curieux dans l'histoire, c'est que l'on appris, à partir d'expériences faites sur des singes, combien l'amour maternel est le premier de tous les biens dont doit bénéficier tout nouveau-né. C'est le cas d'"’un autre psychologue, Harry Harlow, [qui s'est mis] mis en devoir de prouver l’évidence même, à savoir que l’amour maternel a de l’importance… pour les singes. » (ibid., p. 28) Ici aussi, les singes qui avaient grandi dans des conditions semblables, en situation d’isolement, étaient gravement affectés dans leur développement: "Placés dans le groupe, ils ne manifestaient aucun goût, sans parler de talent, pour les contacts sociaux. Adultes, ils ne savaient même pas s’accoupler ou allaiter leur progéniture. " (ibid., p. 28) Ces expériences invitent à relativiser la coupure nette que le texte de Kant opère entre l'humain et l'animal qui l'amène à considérer que ce dernier n'aurait pas besoin de soins. Cela a été un lieu commun de presque toute la tradition philosophique de sous estimer ce qui nous rapprochait des animaux. Aujourd'hui, grâce aux progrès de l'éthologie (étude du comportement animal) et de la biologie, nous pouvons réduire le fossé que la philosophie avait creusé. Il ne faudrait cependant pas en conclure que plus rien ne distinguerait fondamentalement les deux. Comme nous l'avons bien montré, le fait que la néoténie soit profondément marquée chez l'être humain fait qu'il aura besoin de soins dans des proportions encore bien supérieures aux petits animaux et ce n'est pas tout loin de là...
 

b) La discipline
 En effet, l’amour maternel, aussi essentiel soit-il, ne suffit pas encore. Si la fonction maternelle apporte les soins affectifs dont a absolument besoin l’enfant, la fonction paternelle, tout aussi fondamentale, impose la discipline. Un autre trait remarquable de la psychologie humaine tient dans cette dernière fonction. Tandis, qu’en règle générale, dans le monde animal, la rupture du lien entre la mère et sa progéniture se fait assez vite et d’elle-même, elle nécessite, chez l’être humain, l’intervention d’un tiers qui constitue précisément la fonction paternelle qui pose l’interdit, et, le premier de tous, celui de l’inceste qui empêche la reconstitution de la totalité fusionnelle et narcissique qu'il formait primitivement avec sa mère. Ce n'est pas pour rien que les travaux de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss ont bien mis en évidence que cet interdit est un invariant que l'on retrouve dans toutes les sociétés humaines, des plus anciennes aux plus récentes. Si nous lisons bien le texte, nous voyons qu'il situe l'entrée dans l'humanité à partir de ce moment précis où l'enfant commence à intérioriser l'apprentissage d'une discipline, où il se transforme de nourrisson en élève: "La discipline nous fait passer de l'état animal à celui d'homme." 
Il faut déjà en tirer cette implication tout à fait essentielle que nous ne naissons pas humain mais qu'il nous faut apprendre à le devenir grâce à une éducation. Encore une fois, cela s'explique parfaitement en raison du caractère profondément néoténique de la biologie humaine. Un lion naît lion car la nature l'a, pour l'essentiel, achevé. Il n'en va plus de même pour l'espèce humaine. Le petit d'homme a absolument besoin de compenser son manque de nature par l'acquisition d'une culture: c'est en cela que consiste essentiellement le processus éducatif, un processus d'humanisation. Le texte reste peu loquace sur cette séquence clé de l'éducation qui fait passer au stade proprement humain. Précisons donc en quoi consiste l'apprentissage d'une telle discipline. La tradition philosophique, sur ce point, l'a toujours su et les recherches les plus récentes dans le domaine de la science n'ont fait que confirmer la validité de ses thèses. Rousseau (XVIIIème siècle), par exemple, avait parfaitement compris le sens exact de la discipline que l'enfant doit apprendre:"Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet parce qu'il n'en estime pas la distance; il est dans l'erreur; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s'abuse plus sur la distance, il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous de lui apporter. Dans le premier cas, portez le à l'objet lentement et à petits pas; dans le second [...], plus il criera, moins vous devez l'écouter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n'est pas leur maître, ni aux choses, car elles ne l'entendent point." (Jean-Jacques Rousseau, Emile de l'éducation) L'essentiel est résumé ici du sens précis de toute discipline dont a besoin l'élève. Tout tient dans la notion de l'"effort". Lorsqu'il est présent, comme dans le premier cas, il faut aider l'enfant à atteindre l'objet. Là, la discipline ne s'impose pas. Par contre, quand il est absent et que l'enfant s'imagine que le simple fait de crier va lui apporter l'objet, là la discipline est absolument nécessaire. Il n'est plus alors dans l'erreur mais dans l'illusion dont il doit sortir. Freud, l'inventeur de la psychanalyse au XXème siècle, avait fort bien précisé la nature de cette illusion avec ce qu'il appelait la croyance de l'enfant dans le "pouvoir magique de la pensée". Elle consiste à s'imaginer, de façon totalement délirante, que c'est par le seul pouvoir de sa pensée qu'il peut commander à l'objet de venir à lui sans avoir à faire le moindre effort pour cela. Cette illusion remonte au stade où il n'était encore que nourrisson et où il lui suffisait de crier pour que le sein surgisse. Si on lit bien la fin de cette citation de Rousseau on voit apparaître les immenses implications politiques et sociales de l'impérieuse nécessité de rectifier cette illusion. A défaut, ce que l'on forme, ce sont de futurs tyrans qui voudront commander aux hommes et aux femmes, encore bien d'avantage, par le simple "pouvoir magique de leur pensée", en se contentant de donner des ordres aux autres pour qu'on leur apporte tout ce qu'ils désirent. Mais, ce n'est pas seulement pour la relation aux autres qu'il nécessaire de rectifier cette illusion. C'est aussi pour la relation à soi-même et pour avoir une chance d'accéder à une future vie d'adulte épanouie. Une condition essentielle de celle-ci, c'est d'apprendre, le plus tôt possible à l'enfant à différer (retarder) la satisfaction de ses désirs. C'est en cela que consiste essentiellement la discipline. L'enfant qui est simplement dans l'erreur, en se trompant sur la distance, a déjà commencé à l'apprendre en médiatisant la satisfaction de son désir par l'effort qu'il entreprend pour atteindre l'objet: son cas ne pose pas de problème. L'illustration la plus parlante que je connaisse de l'importance décisive de cet apprentissage, c'est le Test de la guimauve, très bien exposé à partir de 11'40 dans l'extrait de ce documentaire, Le cerveau et ses automatismes:

 Les enfants qui ont su résister à la tentation de manger la guimauve tout de suite sont ceux qui auront la meilleure vie plus tard, une fois adulte, et ce, sur tous les plans: affectif, intellectuel, relationnel, professionnel etc.
La philosophie le savait depuis fort longtemps: la véritable liberté, ce n'est pas de dominer les autres, c'est d'arriver à se dominer soi-même et cela passe inévitablement par le développement de la capacité à maîtriser ses désirs. Ce n'est pas accidentel que le texte de Kant emploie le terme d'"élève" pour désigner ce que doit apprendre l'enfant à ce stade du processus éducatif. Etre élève, c'est s'élever au-dessus de ses pulsions et désirs pour arriver à les maîtriser, ce qui ne veut rien dire d'autre qu'apprendre à retarder leur satisfaction: j'ai faim mais j'attends que le repas finisse de cuire, je désire manger le bonbon mais ce n'est pas le bon moment, avant le repas; j'ai envie d'aller m'amuser avec mes copains ou copines mais je dois d'abord aller faire mes devoirs, etc.
Cela veut dire aussi qu'
il y a dans toute éducation, même la moins répressive possible, toujours une certaine contrainte qu'il faudra exercer sur l'enfant car spontanément il ne sera pas enclin à apprendre cela. D'où l'importance de ce que la psychanalyse, à la suite des travaux de Donald Winicott, a appelé les "objets transitionnels" qui vont permettre d'amortir le choc du passage de l'état primitivement narcissique de la psyché fusionnée avec son environnement à son  état proprement humain à partir de quoi se constitue, à proprement parler, l'individu social et atténuer ainsi l'angoisse du sentiment de séparation pour l'enfant. Le prototype de ces objets, c'est le doudou qui joue donc pour lui le rôle d'un substitut de la figure maternelle le temps qu'il s'acclimate à sa deuxième naissance, celle par laquelle il accède à son statut proprement humain.
Mais l'apprentissage d'une discipline, si elle marque l'entrée dans le monde proprement humain n'est encore que la condition négative de l'acquisition d'une instruction qui constitue l'ultime phase du processus éducatif, et qui devrait donc, quant à elle, avoir un contenu essentiellement positif.

c) L’instruction
Evidemment, ces trois séquences du processus éducatif  ne se succèdent pas de façon rigoureusement séparées les unes des autres. L'instruction débute au moins déjà dès l'acquisition du langage, au moment où l'enfant commence à articuler ses premiers mots autour de l'âge de deux ans. Ce qu'il faut tout de suite faire ressortir pour bien comprendre l'importance de cette dernière séquence (qui, en réalité devrait se poursuivre toute la vie), c'est là encore l'articulation avec le fait biologique de la néoténie humaine. Si les humains ont d'énormes capacités d'apprentissage, si on peut considérablement les instruire, en principe, si certaines conditions sont réunies, c'est fondamentalement parce qu'ils n'ont pas été achevé par la nature et qu'ils ne disposent pas d'un savoir instinctif que l'animal a dès sa naissance. Celui-ci, parce qu'il dispose à la naissance de l'essentiel de la connaissance instinctive nécessaire à sa vie, n'a pas à développer par lui-même des capacités d'apprentissage ce à quoi renvoie le texte quand il énonce:"Un animal est par son instinct même tout ce qu'il peut être; une raison étrangère a pris d'avance pour lui tous les soins indispensables. " C'est une des implications très positives de la néoténie humaine (mais, ce serait trop beau pour qu'il n'y ait pas, en même temps, d'autres versants, pour le coup très négatifs de la même donnée biologique...) Les acquis de la connaissance en biologie ont parfaitement confirmé ce fait:"Ce constat est essentiel dans la compréhension de la spécificité de notre espèce homo sapiens actuelle et, il faut bien le dire, de son génie. Un bébé chimpanzé de un an est, en effet, porteur d'un cerveau qui représente 70% du cerveau d'un chimpanzé adulte; au même âge un de nos bébés humains aujourd'hui n'aura atteint que la moitié du volume cérébral adulte. Voilà, tout est dit! La mise au monde précoce du nouveau-né d'homo sapiens, laquelle est survenue pour des raisons mécaniques - il n' y a pas doute nous avons la grosse tête!-  a interrompu la vie foetale et fait progresser du même coup la capacité d'apprendre." (Yves Coppens, Le présent du passé) L'interruption de la vie foetale chez l'être humain, c'est ce fait essentiel qu'il naît avant d'être achevé, trop tôt; autrement dit, il est prématuré ce qui n'est qu'une autre façon de signifier sa néoténie. Parce que la nature ne lui a pas donné la connaissance instinctive nécessaire à la vie, il va pouvoir développer ses propres capacités d'apprentissage dans des proportions qui deviendront considérables chez les grandes figures de la connaissance qu'a pu engendrer l'évolution humaine. Là encore, il ne faudrait pas pour autant sous estimer les capacités d'apprentissage que l'on trouve dans le monde animal. L'éléphanteau, par exemple, présente ceci de remarquable qu'il se rapproche de l'humain en ce sens qu'il est, lui aussi, dans un état de dépendance prolongé à l'égard des adultes même si, dans son cas, à ma connaissance, je ne pense pas que ce soit lié à des traits néoténiques. Durant ce laps de temps relativement long, il apprendra des adultes du groupe les savoirs nécessaires à sa vie comme creuser un trou pour en faire jaillir l'eau, se saisir d'une écorce et la mâcher pour en faire une boule, boucher le trou pour empêcher l'évaporation de l'eau, etc. Mais ces capacités d'apprentissage sont donc potentiellement encore beaucoup plus poussées dans l'espèce humaine.
Toute la question qui se pose, à partir de là, c'est de savoir en vue de quoi fondamentalement on va tirer parti de ces fantastiques capacités d'apprentissage? C'est à ce point qu'il nous faut maintenant reposer l'alternative entre un projet d'éducation nationale ou d'instruction publique. S'agit-il de simplement apprendre à l'écolier les éléments de connaissance nécessaires pour s'adapter du mieux possible à sa société? Il s'agit du contenu essentiel d'un projet d'éducation nationale tel que les bases en avaient été posé dès la fin du XVIIIème siècle, dans la période révolutionnaire. Ou faut-il tirer profit de ces capacités pour former des citoyens éclairés qui seront armés intellectuellement pour questionner le monde dans lequel ils vivent? Et, partant de là, chercher à le transformer dans le sens d'un "état futur possible et meilleur de l'humanité", comme l'appelait de ses voeux Kant, dans le même texte d'où est tiré cet extrait. Par où l'on voit bien que ce philosophe inscrit pleinement sa pensée éducative dans un tel projet d'instruction publique. La philosophie de Kant peut être résumée entièrement dans son maître-mot: "la critique." Il s'agirait alors d'instruire les élèves essentiellement pour aiguiser leur sens critique. Il n'est pas bien difficile d'observer que ce n'est pas du tout dans ce sens que l'école a évolué, ce qui pose évidemment un très sérieux problème qu'on ne peut contourner ici. Si on réduit l'instruction à une simple logique d'adaptation à l'ordre existant, qu'est-ce qui peut encore distinguer le processus éducatif d'un dressage qu'un animal subirait? Ne s'agit-il pas dans les deux cas d'obtenir du sujet un comportement docile? Et alors, qu'est-ce qui autoriserait encore à dire, suivant la thèse du texte, que l'éducation est le propre de l'Homme? Cette approche terriblement restrictive ne représenterait-elle pas un immense gaspillage des capacités d'apprentissage que l'humain a potentiellement du fait de sa néoténie? 

2) La question des finalités de l'éducation: éducation nationale versus instruction publique
a) De "l'instruction publique" à "l'éducation nationale"
Commençons par ce qu'est devenue, de plus en plus, l'éducation dans nos sociétés, une Education nationale. L'évolution du langage est déjà suffisamment parlante. Jusqu'en 1932, le ministère en charge des écoles de la République, en France, s'appelait "ministère de l'instruction publique". C'est à cette date qu'on l'a rebaptisé "ministère de l'éducation nationale". Il ne faudrait cependant pas avoir la naïveté de croire qu'auparavant les écoles mettaient en oeuvre un véritable projet d'instruction publique visant la formation de citoyens éclairés. Pour le montrer, un cas très significatif est l'introduction systématique de l'enseignement de philosophie dans les classes de terminales. Cela s'est fait en 1840. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, il ne s'agissait absolument pas d'aiguiser le sens critique des écoliers, tout au contraire. Nous sommes alors, à cette époque, sous le régime de la Monarchie de juillet, ce qui devrait déjà mettre la puce à l'oreille, puisqu'il s'agissait d'un gouvernement tout sauf progressiste sur le plan des droits humains fondamentaux. De fait, c'est Victor Cousin qui a oeuvré à cette réforme. Pour lui, le sens d'un enseignement de philosophie se réduisait simplement à faire intérioriser aux élèves l'idée que la monarchie et le pouvoir de l'Eglise qui lui était inséparable constituaient l'ordre "naturel" de la société auquel il fallait donc simplement adapter l'écolier (1) Il ne faudrait pas s'imaginer non plus que cette situation serait spécifique à la France. On la retrouve partout, comme aux Etats-Unis où elle est résumée dans un classique de l'éducation au XXème siècle, Classroom Management de William Bagley:"Quand on étudie correctement la science de l'éducation, on peut observer à travers la routine mécanique de la classe les forces éducatives qui transforment lentement l'enfant, du petit être sauvage qu'il était, en une créature respectueuse de la loi et de l'ordre, prêt à mener sa vie au sein d'une société civilisée." (Cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p.305-306, éditions Agone)
En réalité, on peut se demander si le fait d'avoir renommé en 1932, en France,"ministère de l'éducation nationale", ce pouvoir d'Etat n'était pas au fond une façon d'accorder le langage à l'ordre réel des choses qui avait cours depuis déjà longtemps. Mais alors se repose la question: en quoi ce qui se fait à l'école de nos jours se distingue encore d'un simple processus de dressage qu'un animal subirait? 

b) Education nationale et dressage
Un dressage se fait principalement (d'autres dispositifs sont encore à l'oeuvre mais moins centraux) par un processus de conditionnement social. Un conditionnement vise à faire acquérir un réflexe chez le sujet en court-circuitant ses capacités de réflexion. Il y en a deux types qui se complètent pour donner au processus sa pleine puissance: le conditionnement opérant ou pavlovien. Le premier est celui qui structure les apprentissages dans les écoles de la République. Dans ce cas, le comportement précède la stimulation qu'on fait subir à l'élève  pour qu'il devienne un réflexe. Par exemple, c'est comme cela que l'on apprend à un chien à lever la patte. Quand il le fait (comportement), on lui donne la récompense associée au signal "lève la patte" (la stimulation: le morceau de viande, par exemple) Le conditionnement est acquis lorsque le chien lève la patte au simple signal. Dans l'éducation nationale, cela correspond aux dispositif du contrôle continu joint à la notation individuelle. Autrement dit, le conditionnement opérant obéit à la logique du système bien connu du bâton ou de la carotte. Dans le conditionnement pavlovien, c'est l'inverse: la stimulation précède le comportement. C'est la savant russe Pavlov (XIX-XXème siècle) qui en a posé les bases scientifiques. Il réalisait ses expériences sur des chiens en associant le signal (la cloche) à l'administration de nourriture. Le conditionnement est acquis dès lors que le chien se met à saliver au seul son de la cloche. Son application au processus éducatif chez l'humain a été parfaitement mise en lumière par le grand cinéaste Stanley Kubrick dans son film daté de 1971, Orange mécanique. Il répondait au problème de savoir comment rééduquer un jeune qui avait sombré dans l'ultraviolence (la violence purement gratuite qui vise juste à satisfaire la pulsion d'agression).
Un protocole expérimental est mis au point pour dresser le jeune délinquant à lui faire rejeter la violence à la façon du chien de Pavlov. La stimulation consiste ici à administrer au jeune délinquant un produit dans les yeux qui va susciter un état de malaise. On lui associe des images d'ultraviolence. Le conditionnement est acquis, lorsqu'à la simple vue de scènes violentes le jeune éprouve une répulsion physique. Ainsi, on pense l'avoir guérit de son mal:



Il est important de relever que le même protocole peut être mis en oeuvre mais pour faire acquérir le réflexe diamétralement opposé, à savoir, transformer l'individu en une machine à tuer. Ainsi procédait un psychologue de l'armée américaine de l’US Navy.  Il s’agissait, cette fois, non plus de créer le conditionnement en associant les images de violence à un état physique de stress et d’anxiété, mais, au contraire, à un état de relaxation et de tranquillité. Comme dans le film, il s’agit "d’immobiliser les sujets devant l’écran, avec un dispositif qui leur bloque les paupières et les yeux […] Puis on leur montrait des films d’une atrocité croissante […] Durant ces visionnages, des mesures physiologiques étaient prises afin de maintenir un niveau de tranquillité chez les sujets. Une fois ces visionnages terminés, on leur posait des questions insignifiantes, par exemple décrire le motif décoratif gravé sur le manche du couteau de la circoncision." ( Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 112) De cette façon, le soldat avait acquis le réflexe de tuer en l'associant à un sentiment de tranquillité.
Il est encore plus important d'observer que c'est le même type de conditionnement que subit, totalement à son insu, le téléspectateur attablé tranquillement devant son poulet-frites en regardant les images du JT de 20 heures qui lui montre des images de massacres, attentats, meurtres, guerres et autres calamités. Le philosophe Gunther Anders, dès 1956, au tout début de l'introduction de la télévision dans les foyers, s'en étonnait déjà, avec beaucoup de lucidité:"Personne ne s'étonne aujourd'hui de prendre son petit déjeuner en regardant un cartoon où l'on enfonce un couteau dans le torse suggestivement bombé de la fille de la jungle pendant qu'on lui instille dans les oreilles les triolets de la Sonate au clair de lune. Une telle situation ne pose de problème à personne." (Anders, L'obsolescence de l'homme, p. 163) C'est bien là tout le problème que cela ne pose de problème à personne. Et encore, ce n'est là qu'un petit aperçu des ravages de la télévision sur la santé mentale des gens...

c) De la justice punitive à la justice thérapeutique
Toute la problématique de la lutte contre la délinquance dans Orange mécanique tourne autour du passage que Kubrick voyait très bien dans l'air du temps de la justice punitive à la justice thérapeutique. La nouvelle approche thérapeutique, à partir des années 1970,  ne traite plus le délinquant comme un individu responsable devant la loi et encourant une sanction pénale mais comme un malade qu'il faut soigner. En apparence, cette évolution a l'air positive. C'est au nom des acquis de la connaissance scientifique que cette nouvelle approche a été justifiée. Elle se veut éclairée par les lumières du progrès scientifique, au contraire de l'approche punitive jugée archaïque et inefficace. C'est typiquement ce que soutient un de ses représentants aux Etats Unis, V. Aubert:"Alors "qu'un avocat traite un problème humain de manière typiquement non scientifique", la thérapie  s'occupe du criminel ou du malade comme d'une victime [...] La transformation du "pêché" en "maladie" représente, selon cet auteur, le premier pas vers" l'introduction de la science et des réactions personnalisées dans les conflits humains.""( cité par Christopher Lasch, La culture du narcissisme, p. 284) C'est plutôt dans le champ politique, de la gauche qu'est venue cette nouvelle approche éducative. Dans le film de Kubrick, c'est la figure du politicien qui pilote le projet de réinsertion du délinquant. A cela il faut opposer la mentalité de droite qui a toujours été conservatrice, partisane d'une justice punitive stricte. Dans le film, elle est incarnée par le gardien de prison aussi bien que le curé dont on voit bien le niveau élevé de scepticisme sur le bien-fondé de la nouvelle approche thérapeutique.
En fait, il ne s'agira pas ici de trancher ni dans un sens ni dans l'autre mais bien plutôt de se frayer un chemin par delà cette fausse alternative ruineuse dans laquelle on s'enfermerait. En réalité, l'approche thérapeutique qui se représente comme un grand progrès en matière d'éducation, si on en creuse bien la signification, se révèle être profondément régressive en ce sens précis qu'elle a un effet dramatiquement infantilisant qui réduit le jeune à la plus parfaite impuissance. Cela, Stanley Kubrick comme le penseur américain Christopher Lasch l'avaient parfaitement mis en évidence:"A mesure que la justice punitive fait place à la justice thérapeutique, ce qui commença comme une protestation contre une éthique simpliste aboutit à la destruction du sens de la responsabilité morale. Cette nouvelle justice perpétue la dépendance infantile jusque dans l'âge adulte et prive le citoyen des recours légaux contre l'Etat." (Lasch, La culture du narcissisme, p. 283) Traiter le délinquant comme un malade c'est admettre qu'il est une victime et non plus un coupable. C'est au fond le traiter comme un enfant:"Qui dit:" Tu n'es pas coupable", dit aussi: "tu es incapable"." (ibid., p. 284) La violence qu'exerce cette forme d'éducation thérapeutique est dès lors d'autant plus sournoise qu'elle se présente sous les dehors doucereux du maternalisme. Pour tout dire, elle est autrement plus intrusive dans l'intimité de l'esprit des jeunes, et, disons le mot, tendant à devenir franchement totalitaire (domination totale). De l'aveu même du jeune délinquant, au terme du processus thérapeutique, le policier auquel il pouvait toujours espérer échapper autrefois, dans le cadre de la justice punitive, est désormais dans sa tête, faisant partie intégrante de lui, raison pour laquelle il y a lieu de prendre avec beaucoup d'ironie son enthousiasme d'avoir recouvert sa liberté au terme de sa rééducation. Au moins, dans le cadre de la justice punitive, l'individu en conflit avec l'autorité de l'Etat était incité à se défendre contre lui et à faire valoir ses droits de la défense. Dans le cadre de la justice thérapeutique, on attend de lui que toutes ses résistances tombent pour collaborer à sa propre guérison:"le problème de la coopération avec le thérapeute devient probablement le plus critique que le déviant ait à affronter." (Aubert cité par Lasch, ibid., p. 284)
On peut encore mieux préciser à quoi correspond cette nouvelle approche éducative et comprendre en quoi elle est profondément infantilisante.

d) La culture du narcissisme des temps actuels 
C'est donc le concept clé de culture du narcissisme qu'il faut appréhender précisément ici. La culture des temps actuels se développe de plus en plus comme une culture du narcissisme. Il faut repartir du concept de narcissisme tel que nous avions commencé à l'élaborer dans la première partie. Il renvoyait à cet état primordial de fusion intégrale du nourrisson avec sa mère dont il fallait absolument le sortir par l'institution de l'interdit de l'inceste pour lui permettre d'accéder à son humanité. Ce que tendent à réactiver les dispositifs éducatifs thérapeutiques (mais pas seulement, loin de là; tous les dispositifs technologiques de la lumière directe des écrans comme la télévision, les portables, les ordinateurs conspirent dans le même sens. C'est ce que j'ai développé dans les deux parties de, Aspect de la crise anthropologique des sociétés modernes, la régression narcissique dans la société du spectacle), c'est cet état initial dont l'enfant devait nécessairement sortir.
Il faut  lever les principaux malentendus auxquels donne lieu systématiquement  la notion de narcissisme qui fait qu'elle n'est pas du tout comprise, en règle générale. Pour commencer, le narcissisme ce n'est pas la même chose que l'égoïsme; c'est encore pire. L'égoïsme, c'est encore l'affirmation de l'Ego, c'est-à-dire du Moi. Le narcissisme, c'est l'effacement du Moi en ce sens qu'il traduit un état mental où se brouille la limite entre le Moi et le non Moi ce qui correspond à l'état fusionnel du nourrisson qui n'avait pas encore élaboré le sens de la différence entre lui et le monde environnant:" Le narcissisme signifie la perte d'individualité, et non l'affirmation de soi. Il désigne un moi menacé de désintégration, ainsi que par un sentiment de vide intérieur." (Christopher Lasch, Le moi assiégé, p. 53) C'est ce qui fait que, contrairement à ce que l'on croit le narcissisme a beaucoup plus à voir avec la haine de soi qu'avec l'amour de soi. Le soi tend à être vécu comme l'obstacle principal à la reconstitution de l'état fusionnel avec le monde environnant:"[...] Sennett nous rappelle que le narcissisme est plus proche de la haine que de l'admiration de soi..." (Lasch, La culture du narcissisme, p. 63) Le narcissisme traduit fondamentalement la perte du sens des limites, et la première de toutes, celle qui est à la base de toutes les autres limites que les humains doivent se poser pour éviter de sombrer dans l'hubris ( le terme que les grecs anciens utilisaient pour signifier la démesure, qui était pour eux la principale menace qui pèse sur l'humanité), la limite entre soi et le monde extérieur. D'où les deux formes symétriques par quoi peuvent se manifester les troubles mentaux de type narcissique, la forme mégalomaniaque par quoi le mental cherche à absorber en lui le monde qui fait qu'il se prend pour le tout ou la forme dépressive de l'effondrement intérieur qui fait qu'il ne se sent plus rien et cherche à s'anéantir dans le tout. Partant de là, il n'est plus si difficile de repérer dans les temps actuels les innombrables manifestations de ces deux troubles mentaux extrêmes:"Le moi minimal ou narcissique est avant tout un moi incertain de ses propres contours, désireux soit de refaire le monde à son image, soit de se fondre dans son environnement."(Christopher Lasch, Le moi assiégé, p. 15 )
Parvenu à ce point, on voit combien il serait nécessaire de sortir de cette fausse alternative entre une éducation punitive de droite ou celle thérapeutique de gauche pour renouer avec ce que fut le grand projet émancipateur de la civilisation occidentale incarnée au moment de la Révolution française par un philosophe comme Kant ou Condorcet en France, celui d'une libre individualité qui s'affirme de façon réflexive en étant capable de questionner de façon lucide le bien-fondé des institutions de sa propre société, soit ce que les Grecs anciens avaient commencé à inventer, certes encore timidement, avec la démocratie.

e) Pour une école de l'instruction publique sous l'autorité de la vérité
C'était bien le sens que Condorcet donnait à ce qu'aurait dû être une école de l'instruction publique:
"Le but de l'instruction n'est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capable de l'apprécier et de la corriger." ( Rapport sur l’organisation générale de l’Instruction publique présenté à l’Assemblée nationale législative au nom du Comité d’Instruction publique, les 20 et 21 avril 1792) Kant ne voulait rien dire d'autre, lorsqu'il avançait à la fin de ce texte qu'"il faut qu'il se fasse à lui-même son plan de conduite." Comme la nature l'a laissé inachevé, ainsi que nous l'avons vu avec la néoténie humaine, elle n'a pas laissé aux êtres humains un plan tracé d'avance qui fait qu'ils auraient naturellement trouvé leur place dans le monde. Il leur revient de créer un tel plan par l'usage de leur raison dit Kant. C'est à cette tâche fondamentale qu'une école de l'instruction publique devrait consacrée toutes ses forces. Partons de l'étymologie des mots eux-mêmes. "Education" et "instruction" viennent des racines latines educare et instruere. Educare a le sens de faire venir à soi: il peut, dans cette mesure, facilement être tourné dans le sens de soumettre à soi. Instruere a le sens d'équiper, armer, outiller. Dans cette mesure, on peut le comprendre comme une façon de donner aux écoliers les armes intellectuelles pour parvenir à ce qui était le grand idéal des Lumières que Kant avait formulé ainsi:"Ose te servir de ton propre entendement" et ne t'en remets pas à une autorité morale, quelle qu'elle soit, religieuse, politique, sectaire ou tenant de l'opinion publique pour te dire ce qu'il faut penser. Dans les temps actuels, cet héritage continue de vivre, par exemple, dans les cours d'autodéfense intellectuelle dont fait la promotion le linguiste et philosophe américain Noam Chomsky. Comme on peut apprendre des techniques de défense en cas d'agression physique, il est sûrement encore beaucoup plus nécessaire, étant donné la puissance démesurée qu'ont atteint aujourd'hui les techniques de propagande, universellement diffusées, de s'armer très solidement d'outils intellectuels pour faire valoir la libre pensée dont les Lumières avaient fait la promotion au XVIIIème siècle.
Seulement Condorcet avait bien précisé qu'une école de l'instruction publique ne serait possible qu'à une condition qu'il énonçait très clairement:"La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique." ( Rapport sur l’organisation générale de l’Instruction publique présenté à l’Assemblée nationale législative au nom du Comité d’Instruction publique, les 20 et 21 avril 1792) Former des citoyens éclairés en mesure de réfléchir par eux-mêmes aux institutions de leur société n'est envisageable que si l'instruction n'est guidée que par le seul souci d'un idéal de vérité. Il n'est pas bien difficile d'apercevoir que celui-ci ne fait jamais bon ménage avec le pouvoir politique. Comme le formulait un autre grand penseur héritier de ce projet émancipateur, au XXème siècle, Bertrand Russell, les humains peuvent former leurs représentations du monde et d'eux-mêmes suivant deux grands principes: soit, comme les hommes mus par la soif du pouvoir en se demandant si ces représentations vont accroître ou non leur pouvoir; soit, suivant un idéal de vérité, en se demandant si ce que l'on pense est conforme à la logique et des faits bien établis. Il est bien évident que si l'on veut faire valoir cette dernière démarche absolument indispensable pour soigner les hommes de leur folie et leur éviter l'autodestruction pure et simple, il faut pouvoir lui réserver au moins une niche pour la mettre à l'abri des gens de pouvoir. Il saute aux yeux que les écoles actuelles de la République sont à des années-lumières de cela puisqu'elles sont entièrement placées sous l'autorité des gouvernements.

Conclusion 
Une fois déterminé le fait que l’éducation est le propre de l’être humain du fait, fondamentalement, des traits très accentués de sa néoténie, reste à déterminer qu’elle doit être sa visée ultime: intégrer socialement les individus, ce qui veut dire, dans les conditions actuelles, en faire des travailleurs-salariés, des consommateurs compulsifs, des citoyens apathiques ayant le sentiment illusoire d'appartenir à une communauté nationale, comme le formulait précisément cet autre grand penseur du XXème siècle, héritier, lui aussi, du projet émancipateur de la civilisation occidentale, George Orwell, ou créer un cadre institutionnel incitant au développement d' individus autonomes qui seront capables de mettre en question ce qui leur a été transmis comme héritage culturel. La culture actuelle qui se développe de plus en plus comme une culture du narcissisme représente évidemment un obstacle considérable à un tel projet politique pourtant absolument nécessaire à envisager à une époque comme la nôtre où de graves menaces pèsent sur l'avenir de l'humanité toute entière. Rappelons une dernière fois un des enseignements de ce texte de Kant: le propre de l'enfant humain, c'est qu'il aura tendance à faire un usage nuisible pour lui-même de ses propres forces le menaçant de s'auto détruire. Comme nous l'a appris la néoténie humaine, l'humain aura toutes les peines du monde à dépasser ce stade pour accéder à l'état adulte, donc par le fait qu'il conserve toute sa vie durant ces traits de néoténie. Si l'on ajoute à cela le fait que l'on assiste aujourd'hui à une régression culturelle massive  qui tend à réactiver l'état le plus infantile de la psyché (âme) humaine, y compris et surtout chez les supposés "élites" censés diriger le monde, comme Lasch l'a bien montré, dans son ouvrage, La révolte des élites, il faut alors être bien conscient des dangers qui sont devant nous...




(1) Voici un aperçu du sens que donnait Victor Cousin à l'éducation en général et à l'enseignement de la philosophie en particulier perçu comme son couronnement:"Qu’est-ce en effet que l’éducation ? L’apprentissage de la vie qui nous attend au sortir de l’école, soit dans les professions particulières auxquelles la famille nous destine, soit dans ces fonctions générales d’homme et de citoyen auxquelles Dieu et la patrie nous appellent [...] l’éducation générale et publique [...] doit préparer à la vie sociale, telle qu’elle est constituée dans un siècle et dans un pays, non par des pouvoirs éphémères, mais par ces grandes et permanentes institutions qui sont l’esprit et l’âme d’un pays et d’un siècle. Si l’éducation du jeune homme est l’apprentissage et comme l’image anticipée de sa vie future, à ce titre elle est vraie et elle est salutaire ; elle prépare à la société un homme et un citoyen qui sera en harmonie avec elle, et qui, partageant ses instincts, ses préjugés même, la servira sans résistance dans toutes les carrières, utile aux autres, en paix avec lui même [...] Il appartient donc à la société d’intervenir dans l’éducation et de la faire un peu à son image pour que l’éducation lui rende ce que la société lui a donné ; autrement c’est la société qui sème de ses propres mains l’inquiétude, le mécontentement, les révolutions." (Victor Cousin, Défense de l'université et de la philosophie, p.4-5, pour le texte entier cf. ici)