vendredi 27 avril 2012

Faut-il se soucier des conséquences de ses actes?

Mise à jour, 14-05-2018

Introduction
Auguste Comte cite, pour résumer la morale chevaleresque du Moyen Age, la devise du chevalier Bayard: "Fais ce que dois, advienne que pourra". Contente toi de faire ton devoir sans te soucier des conséquences de tes actes. L’essentiel de la moralité consisterait à avoir sa conscience pour soi , quels que soient les résultats effectifs de la conduite adoptée. La maxime (règle) est pourtant suspecte. Il n'est pas non plus possible de faire totalement abstraction des conséquences de ce que nous faisons déjà par le fait que nous nous rendrions très vite complices d'actes criminels par ce biais. C'est pour donner un exemple religieux, Ponce Pilate se lavant les mains du sang de Jésus en le livrant à ses persécuteurs alors qu'il ne l'estime coupable de rien par ailleurs: la légalité et son devoir d’homme d'État le couvrent. Beaucoup plus proche de nous, c’est le cas, parmi des milliers d'autres, de l’Obersturmbannführer  Eichmann chargé d'organiser bureaucratiquement la logistique des convois de chemin de fer vers les camps d'extermination nazis pendant la Seconde guerre mondiale. Lors de son procès, il ne cessait de répéter qu'il n'avait fait rien de plus que son devoir de fonctionnaire. Visiblement, se contenter de faire son devoir sans prendre en compte les conséquences risque de mener à des catastrophes. La difficulté, c'est qu'il est difficile d'évaluer les conséquences précises de nos actes. On pense, par exemple, à Albert Einstein qui aurait déclaré, en parlant du largage de la bombe atomique sur Hiroshima, que s’il avait su que ses travaux déboucheraient sur cela, il se serait fait plombier! C’est pourquoi le dicton populaire dit aussi que "les chemins de l’enfer sont pavés de bonnes intentions". Les résultats de nos actes peuvent être diamétralement opposés à nos intentions. Le problème peut donc se formuler ainsi: il semble que l'on ne peut en rester à une pure morale du devoir qui laisserait de côté les conséquences de nos actes, le tout étant alors de savoir s'il est possible d'anticiper celles-ci avec certitude.
La démarche est simple à mettre en place à partir de là:
1) Raisonnement fondant la thèse: la morale du devoir.
2) Critique de la thèse.
3) Rectification de la thèse de départ en montrant la nécessité d'intégrer le souci des conséquences dans toute éthique digne de ce nom.
4) Cet impératif est d'autant plus absolu  à une époque comme la nôtre où nous pouvons désormais déclencher des processus qui ont des répercussions planétaires incalculables et irréversibles (le réchauffement climatique par exemple...)


1)Thèse: la morale du devoir = la morale indifférente aux conséquences.
a)Le souci des conséquences paraît intrinsèque à l’action.
 La morale du devoir est dite "formelle" en ce sens qu'elle ne retient que la pure forme de la loi morale, abstraction faite de tout contenu. C'est typiquement la morale que l'on trouve pensée chez Kant. On pourrait commencer par lui objecter que toute action humaine, parce qu'elle émane d'un être conscient, suppose nécessairement de prendre en compte le contenu concret de nos actes pour prévoir leurs effets. Dans tous les cas, humain ou naturel, l’action est l’exercice d’une causalité; agir c’est produire un certain nombre d’effets visibles. Dans le cas de l’action humaine, il s’agit d’une production volontaire et donc consciente; en ce sens, il n’y a pas d’action humaine qui ne comporte la conscience des effets qu’elle produit. L’action est donc consciente en tant qu’elle est intentionnelle, c’est-à-dire, déterminée par la représentation d’un but à accomplir, visé pour autant qu’il est pensé comme un bien. L'action semble donc présupposer la réflexion et l'anticipation de ses conséquences. En ce sens, le souci des effets lui est inhérent puisqu’il consiste à trouver et mettre en œuvre les moyens d’où la fin attendue s’ensuivra. Parce qu’elle implique la réflexion intelligente, l’action délibérée est ce qui convient à l’homme parce que cela lui appartient en propre. Son absence serait une forme d’arriération, une immaturité morale caractéristique de l’enfant qui ne sait pas encore bien évaluer la portée de ses actes et inconvenante pour l’adulte.

b) Mais le souci des conséquences reste une exigence indéterminée.
Mais, comme nous l'avions déjà fait remarquer en introduction, il semble très compliqué de donner un contenu précis aux conséquences que nous pouvons anticiper de nos actes. Ils risqueront toujours d'avoir d’autres conséquences que les résultats qui étaient visés, produisant des effets collatéraux imprévisibles, voir indésirables. Il y a déjà cette raison que toute causalité, naturelle ou humaine, s’exerce dans un contexte: on ne peut ouvrir une porte sans provoquer un déplacement d’air qui pourra lui-même engendrer d'autres effets indésirables comme de faire tomber un vase. Certes, on pourrait alors dire que l'action humaine consciente doit prendre en compte le contexte à l'intérieur du quel elle intervient: c'est ce qu'Aristote avait appelé le "syllogisme pratique" qui consiste à déduire les moyens de la fin que l'action vise jusqu’à en trouver un qui soit immédiatement disponible dans le contexte. Celui-ci conditionne l’action comme sa "cause matérielle" (versus "formelle"). C’est d’après elle qu’il faut envisager les effets possibles: pour prendre un exemple tiré de la médecine grecque de l'antiquité, chez Hippocrate, on ne soigne pas un  "flegmatique" comme on soigne un "bilieux", etc. L’action intelligente est aussi l’action adaptée et l’adaptation consiste à mesurer les conséquences d’après un contexte donné.
Il n'en reste pas moins que cette évaluation des conséquences semble destinée à rester plus ou moins hasardeuse. Un des traits essentiels de l'agir humain, c'est son imprévisibilité, déjà si nous comprenons l'action par distinction avec un procès de fabrication. Autant ce dernier à un horizon prévisible, l'objet à produire, et un plan préalable qui définit précisément un ensemble de moyens pour y arriver, autant la catégorie de l'action ressort de l'imprévisibilité. C'est un point qu'a bien mis en évidence la philosophe Hannah Arendt. Prenons, par exemple, une manifestation de rue. Ce que l'histoire nous apprend, c'est que l'on est jamais sûr, à l'avance sur quoi elle débouchera. Il est arrivé, plusieurs fois, rien que dans l'histoire moderne, que cela aboutisse à une révolution. Bien d'autres fois, il n'en a rien été. Et il est impossible de dire précisément ce qui a précipité ou pas les événements dans chaque cas. L'agir humain, comme le souligne Arendt, est pluriel, par essence, il suppose une multiplicité d'individus interagissant entre eux de telle façon que l'on ne peut jamais prévoir exactement ce qui va en sortir. Dès lors, les conséquences de mes actions entrent dans la catégorie stoïcienne des "choses qui ne dépendent pas de nous" et il serait absurde de s'en préoccuper comme si elles en dépendaient. Le souci des conséquences n'a de sens que si elles sont prévisibles mais l'existence de l'imprévisible fait que cette prévisibilité est toujours douteuse et ne peut faire l'objet d'aucun impératif: comme le veut la formule populaire, "à l'impossible nul n'est tenu!"
Le souci des conséquences peut même paraître préjudiciable à l'efficacité de l'action. Si, faute de prévisibilité, on envisage hypothétiquement les répercussions possibles, celles-ci vont à l'infini de par les relations complexes entre le contexte immédiat et les contextes plus lointains et l'action finira par être condamnée à la paralysie. La considération des conséquences rendrait l'action indéterminable et donc impossible. Une cause minimale peut déclencher des effets maximales sans que l'on sache bien pourquoi. C'est typiquement ce que l'on appelle "l'effet papillon": un battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas. Il y a bien les protocoles expérimentales en laboratoire pour étudier scientifiquement un phénomène qui  impliquent qu'on soit capable de l'isoler du contexte extérieur. Mais dans les choses de la vie courante, c'est impossible. Dans ce domaine, le phénomène du scrupule montre que le souci des conséquences (ne serait-il pas mieux de faire autrement?) peut simplement empêcher d'agir effectivement.

c) Le souci des conséquences est étranger au devoir
On aboutit ainsi, pour remédier à ce problème, à la morale du devoir qui ne retient que la forme universelle de la loi pour bien agir. C'est donc chez Kant qu'on en trouve une des illustrations les plus parlantes. Le souci des conséquences caractérise ce que Kant nomme "l'action intéressée", celle qui cherche à se déterminer en termes de moyens/finalités. Au principe de tous les intérêts, il y a l'aspiration au bonheur visé comme fin ultime de toutes les actions. Mais le bonheur est un principe indéterminé comme le montre le désaccord à son sujet (est-ce être célèbre? Riche? Amoureux? Avoir des amis? Vivre tranquillement et se contenter de peu? Ou vouloir toujours plus?) Kant en fait ainsi un idéal de l'imagination (versus idéal de la raison), extrapolation hasardeuse de nos satisfactions empiriques, aléatoire parce que relatif à notre tempérament et à notre état fluctuant: ce qui nous satisfait aujourd'hui nous décevra demain. Aussi ne peut-il y avoir de règles pour nous dire ce qui nous rendra heureux comme il existe des règles pour réussir une omelette. Le bonheur c'est littéralement "la bonne heure", c'est-à-dire, ce qui nous tombe dessus sans que nous ayons pu l'anticiper, la bonne fortune de celui qui est "béni des dieux" (eudaïmon en grec). La visée du bonheur n'est donc pas une affaire d'action rationnelle qui pourrait être planifiée, tout au plus de règles de prudence qui n'ont aucune garantit certaine de mener à l'effet escompté. Les impératifs du bonheur joignent à l'indétermination de leur fin, l'imprécision de leurs moyens et enveloppent l'immense difficulté d'être prudent.
Lorsqu'il est possible, le souci des conséquences demeure d'une nécessité toute relative qui renvoie à celle des impératifs de la technique. Ils présentent les caractères inverses des impératifs du bonheur: la précision de leurs règles se monnaie contre la gratuité de leurs fins: je sais, étant géomètre, élevé une perpendiculaire à l'extrémité d'un segment; mais qu'ai-je à faire de savoir construire un angle droit s'il ne concourt pas d'une certaine manière au bien-vivre? Les impératifs techniques semblent ainsi tirer leur motif et leur dynamisme, non d'eux-mêmes, mais du désir d'être heureux qui reste lui-même une exigence indéterminée. Un dieu seul, parce qu'il est omniscient (sait tout), saurait comment faire pour être heureux, mais il ne le veut pas; l'homme le veut, mais ne le peut pas.
C'est pourquoi seul l'impératif catégorique de la moralité, indifférent aux conséquences de l'action, peut sauver l'homme du désespoir où le place la tâche impossible de déterminer les moyens pour être heureux. L'impératif catégorique enjoint à l'homme la tâche posée, au contraire,  comme a priori possible d'obéir à la pure forme de la loi morale quel qu'en soit les conséquences:"Fais ce que dois, advienne que pourra." A la différence des impératifs techniques, la loi morale commande absolument, inconditionnellement et catégoriquement: elle oblige, et la nécessité de l'obligation ne saurait être fondée sur la contingence des fins et des conséquences engendrées par les circonstances: tu dois le faire car telle est la pure forme de la loi morale qui est en toi, peu importe les conséquences.Il n'y a dans cette obéissance aucune négation de notre liberté, dira Kant, tout au contraire. Elle est l'expression la plus fondamentale de l'autonomie de la volonté d'un être raisonnable qui ne fait que suivre la loi qu'il s'est donné à lui-même.
 Au contraire, le souci des conséquences traduit, dira Kant, une "hétéronomie de la volonté": j'obéis à la loi non parce que c'est la loi mais par crainte d'un châtiment ou l'espoir d'une récompense: les motifs de l'action sont alors empruntés alors à notre nature sensible (versus raisonnable) et relèvent du "caractère empirique" de l'homme. Une telle action n'a aucune valeur morale pour la philosophie du devoir. Elle en a une seulement dans la mesure où elle n'a d'autre motif que le pur respect de la loi morale qui est en moi: ne pas tuer car je ne veux rien d'autre que respecter la loi morale que ma propre volonté d'être raisonnable a posé. Kant donne quatre formulations de la loi pratique de la raison qui renvoient toutes au même principe du pur respect pour la loi morale. On donnera ici celle-ci qui donne un objet à la loi et qui renvoie simultanément au rapport à soi et aux autres:"Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen."
Pourtant, en dépit de sa rigueur logique, cette morale du devoir reste critiquable sur un certain nombre de points. Une praxis (terme du grec ancien pour action qui a donné le mot "pratique" vs théorique) humaine qui en resterait simplement au seul respect de la loi morale qui est en moi risque fort d'engendrer des effets pervers et indésirables qui fait qu'à un moment donné on est bien obligé, moralement, d'intégrer le souci des conséquences dans nos actes.

2) Critique de la morale du devoir
Voici trois séries d'arguments pour vous permettre de dépasser de façon philosophiquement pertinente la morale du devoir.

a) Elle ne peut éliminer entièrement le souci des conséquences
Partons de l'exemple que donne Kant lui-même de la fausse promesse: je ne dois pas faire de fausses promesses parce que si on se l'autorisait, il ne pourrait plus y avoir de promesses du tout. Si tout le monde faisait des fausses promesses, la possibilité de promettre n'existerait plus. Autrement  dit, la règle à laquelle j'obéis, si elle est conforme à l'impératif catégorique de la moralité, doit pouvoir être universalisée, applicable dans tous les cas, aussi bien aux autres qu'à moi-même. Cela nous renvoie à une autre formulation que donne Kant du principe de la raison pratique:"Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle de la nature". Dans le cas de la fausse promesse, je ne peux, sans contradiction, vouloir qu'elle devienne une loi universelle, déjà par ce seul fait que je ne voudrais pas que l'on me fasse des fausses promesses. D'où cette autre formulation que peut prendre l'impératif catégorique de la morale:"Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent." Il n'empêche que sur ce cas précis de la promesse, il est impossible de faire abstraction des conséquences de nos actes. Manifestement, la loi morale est ici justifiée par la prise en considération de celles qui résulteraient de sa transgression: faire des promesses ne seraient plus possible dans un monde où la règle universelle serait de transgresser les promesses. Cette transgression n'apparaît comme une contradiction que par rapport à une fin supposée comme nécessaire: s'il faut des promesses, on ne saurait autoriser les fausses promesses; mais une autre manière de supprimer la contradiction serait précisément de supprimer les promesses. Si celles-ci peuvent apparaître comme nécessaires, ce n'est pas en vertu d'un critère purement formel d'universalisation de la règle, indifférent aux conséquences, mais en fonction de l'effet qu'on peut en attendre: la confiance mutuelle sans laquelle aucune vie en société ne serait possible.

b) Le conflit des devoirs
Le formalisme en exclut a priori la possibilité. Cela nous renvoie à une troisième formule de l'impératif catégorique:" Tu ne dois vouloir que ce qui peut être voulu universellement sans contradiction", ce qui exclut que deux devoirs puissent se contredire. Et pourtant, dans les situations concrètes et singulières de la vie où nous sommes placés, il arrive fréquemment et, en particulier, dans les circonstances les plus graves, qu'une telle contradiction se rencontre. C'est tout le sens de la Tragédie grecque. Antigone, par exemple, qui est prise entre son devoir d'obéir aux lois de la Cité et le devoir familial de donner une sépulture à son frère que le roi avait interdit. En réalité, c'est l'existence humaine elle-même qui a quelque chose de tragique comme lorsque l'on se dans une situation où il faut choisir entre ne pas mentir et ne pas se retrouver complice d'un meurtre, ou, celui que donnait Sartre d'un de ses étudiants qui ne savait pas quoi faire: choisir entre son devoir filial de subvenir aux besoins de sa mère impotente ou son devoir de patriote de s'engager dans la résistance en 1940. Tragique encore la situation de ces officiers allemands qui, en 1944, projetaient d'assassiner Hitler: devait-on leur donner tort moralement alors même qu'il est impossible d'universaliser la règle qui me dit de tuer?, etc.
Il est impossible ici d'échapper au souci des conséquences puisque l'obéissance à une règle entraînerait la transgression d'une autre. Le formalisme de la morale du devoir ne permet pas de trancher de tels conflits. Tous les devoirs sont également inconditionnels: un devoir plus ou moins inconditionnel serait une contradiction dans les termes. Étant déterminés a priori, c'est-à-dire, ne devant rien emprunter à la sensibilité et au mécanisme de la nature, les préceptes moraux ne peuvent que faire abstraction de leur rencontre accidentelle; lorsque celle-ci se produit, il apparaît que les devoirs se conditionnent mutuellement::"tu dois sauf si..." mais il est impossible de dire comment, car la pure forme que constitue l'impératif catégorique ne permet de définir aucune hiérarchie des devoirs. Ici encore nous rencontrons une conséquence morale désastreuse: le formalisme entend définir les conditions d'une universalisation  sans contradiction des règles de notre action et il condamne la vie en société et les choix éthiques et politiques à y faire à des contradictions insolubles.

 c) Le dévoiement (perversion) de la morale du devoir
La même nécessité d'intégrer les conséquences de l'action apparaît dans le dévoiement auquel peut facilement donner lieu une pure morale du devoir. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la morale bien particulière d'un Adolf Eichmann, dont avions déjà évoqué le cas en introduction, qui consista, comme le note Hannah Arendt, à récupérer les principes de la morale kantienne pour les adapter à sa condition "domestique" de petit fonctionnaire et à pouvoir ainsi collaborer, avec le plus grand sens du devoir, à l'extermination de millions de personnes. Lors de son procès, après la guerre, Eichmann avait publiquement avancé, pour sa défense, prétendre ne se réclamer que des principes de la morale kantienne. Qu'en  reste-t-il une fois qu'elle a fait l'objet d'une telle perversion? L'indifférence absolue aux conséquences de ses actes, ici une extermination de masse. Pire encore, poussée jusqu'au bout de sa logique, cette morale du devoir explique pourquoi de tels individus ont pu mettre le plus grand zèle à accomplir leur travail de fonctionnaire. Comme le relevait encore Arendt, il y avait dans l'esprit de ce type d'individus,"l'idée que l'homme doit faire plus qu'obéir à la loi, qu'il doit aller au-delà des impératifs de l'obéissance et identifier sa propre volonté au principe de la loi, la source de toute loi. Cette source, dans la philosophie de Kant, est la raison pratique,; dans l'usage domestique qu'en faisait Eichmann, c'était la volonté du Führer. Et il existe en effet une notion étrange, fort répandue en Allemagne, selon laquelle "respecter la loi" signifie non seulement "obéir à la loi" mais aussi agir comme "si on était le législateur de la loi à laquelle on obéit". D'où la conviction que chaque homme doit faire plus que son devoir. Ce qui explique en partie que la Solution Finale ait été appliquée avec un tel souci de perfection." (souligné par moi, Arendt, Eichmann à Jérusalem) Ce qu'Arendt relève ici, c'est la distinction décisive dans la morale kantienne, et dans toute morale de l'intention et du devoir, entre agir conformément au devoir (j'obéis à la loi mais le motif déterminant mon obéissance n'est pas le pur respect de la loi, mais relèvent de motivations intéressées comme la crainte de sanctions) et agir par devoir ( le motif déterminant ma volonté est le pur respect de la loi). Dans l'adaptation que fait subir Eichmann à la morale kantienne, il reste de celle-ci le dévouement et le zèle qu'il convient de mettre dans l'application de la loi: agir conformément au devoir ne suffit pas; il faut agir par devoir: la Solution Finale n'a pu être ce qu'elle a été que parce qu'elle a trouvé des milliers d'Eichmann qui ont fait preuve du plus grand zèle pour faire leur devoir de fonctionnaire et de bureaucrate.
Nous voici devant le problème à traiter: d'un côté, les impasses de la morale du devoir nous conduisent à devoir intégrer le souci des conséquences dans nos actes. Mais, en même temps, l'impossibilité de tout prévoir rend cette exigence indéterminée et impossible à préciser. Comment en sortir?

3) L'action responsable et ses conditions modernes
 a)Le moindre mal
La solution pour sortir de l'impasse pourrait être alors l'appréciation du moindre mal. Comme le disait Baruch Spinoza (XVIIème siècle), entre deux maux l'être éclairé par  la raison choisit le moindre. Mieux vaut un mensonge à l'assassinat d'une personne, mieux vaut tuer quelqu'un si cela peut épargner des milliers de vie, etc. On voit ici l'enjeu politique de la question. Il faut ainsi préférer parfois supporter un mal moindre que de vouloir le supprimer purement et simplement sans tenir compte de la réalité des choses au seint de laquelle toute action se situe. C'est ainsi que Saint Thomas d'Aquin (XIIIème siècle)  pensait la façon dont doivent être instituées les les lois civiles ordonnées au bien commun: elles ne doivent pas être conçues d'après une perfection morale que le sage conçoit et parfois réalise mais qu'on ne peut supposer chez le grand nombre; elle doit plutôt tenir compte du degré moyen de vertu. L'exemple type que l'on peut donner à l'appui de cette thèse c'est le "Volstead Act " voté en 1920 aux Etats-Unis, la prohibition avec l'interdiction de la vente d'alcool qui n'a eu pour effet, au bout du compte, que de développer les mafias du crime sans diminuer la consommation d'alcool. On retrouve bien ici une confirmation de plus que "l'enfer est pavé de bonnes intentions." Du point de vue politique, la morale du devoir est clairement insuffisante. "Gouverner c'est prévoir". Du coup, le gouvernant ne peut s'excuser de l'imprévu comme l'empereur allemand Guillaume II lorsqu'il déclarait, "je n'ai pas voulu ça" en 1918 , ni invoquer la noblesse de ses motifs, suite à la défaite. La poursuite d'un bien suprêmement désirable comme la paix peut favoriser une catastrophe; par exemple, au nom de motifs d'apaisement, les dirigeants français laissent faire le réarmement de la Rhénanie en 1936 par l'Allemagne nazie, préparant les conditions au futur envahissement du territoire.
Au-delà du seul domaine politique, la séparation de l'action et de ses conséquences est une abstraction de deux choses qui ne peuvent en réalité être séparées. Les conséquences d'une action "ne font que manifester sa nature et ne sont rien d'autre qu'elle-même" comme l'énonçait Hegel. L'effectivité de l'action est dans ses effets et pas dans son intention; aussi doit-elle être jugée et décidée d'après eux. Si les intentions peuvent toujours être présumées bonnes, nous savons tous que la psyché (âme) humaine reste un domaine terriblement obscur qui fait qu'il nous est impossible d'être parfaitement au clair sur les motifs qui nous animent quand nous faisons telle ou telle chose. Seul un jugement divin pourrait porter sur les intentions et encore est-il dit dans le Nouveau Testament que "l'arbre sera jugé à ses fruits" (Saint Matthieu) et qu'il ne suffit pas de protester de ses bonnes intentions en criant: "Seigneur! Seigneur!"
Reste que le point souvent suspect d'une doctrine du moindre mal, politiquement parlant, comme le notait H Arendt, réside en ceci  que ceux qui la mettent en avant pour justifier leurs choix ont une fâcheuse tendance à oublier qu'en fin de compte ils ont tout de même été amenés à choisir le choisir le mal...

b) La "phronésis"
La vertu morale ne peut consister seulement dans la conscience de la loi et la volonté d'agir par pur respect pour elle. A cette rectitude de l'intention doit s'ajouter la capacité de la mettre pratiquement en œuvre dans les situations singulières de la vie. Telle est le rôle de la"phronésis" aristotélicienne, vertu cardinale pour les Pères de l'Église, que Kant exclue de la moralité en tant qu'intéressée et renvoyant aux impératifs hypothétiques du bonheur. Il y a déjà un problème de traduction à rectifier ici car ce terme est rendu souvent par "prudence", d'une portée bien trop faible, alors que l'anglais qui le rend par "practical wisdom" (sagesse pratique) serait beaucoup mieux approprié; c'est pourquoi nous nous tiendrons plutôt à ce dernier. La phronésis ne délibère pas seulement sur les moyens, comme se contente de le faire l'intelligence fabricatrice de la technique, mais aussi sur les finalités dernières de l'existence, c'est-à-dire, les sortes de "biens suprêmes" comme les appelle Aristote. Ce sont des biens immatériels comme les vertus, la connaissance, l'amour, etc.
 La phronésis intègre toujours le souci des conséquences de l'action. Elle a sa traduction latine dans la "pro-videntia",(providence), c'est-à-dire d'un souci prospectif appuyé sur l'analyse rétrospective des conduites individuelles et collectives passées: tenant compte de ce qui a déjà eu lieu dans tel contexte que peut-on prévoir de l'action à venir?  La providentia relève alors de ce qu'on appelle aujourd'hui la "prévoyance":  ici encore du latin  "providere", pré-voir et pourvoir, de pro (pour) et videre, (voir avec le double sens de prévoyance et provision; une bonne illustration, c'est la fable bien connue de La Fontaine: la fourmi qui fait ses provisions pour l'hiver à la différence de la cigale.) Dans la religion romaine , "Providentia" est une personnification divine de la capacité de prévoir et de prendre des dispositions. Elle figurait parmi les modes de réalisation des vertus au sein du culte impérial.
La phronésis est donc de l'ordre de la praxis (la pratique vs le théorique). Dans cette mesure, elle implique cette faculté qu'est le jugement, c'est-à-dire la capacité de savoir appliquer la loi générale pour chaque situation particulière. Aristote trouve un "analogon" (analogie) du jugement de sagesse pratique dans l'ordre géométrique: non pas celui qui énonce les propriétés générales du triangle, mais celui par lequel nous jugeons que telle figure est un triangle et quels théorèmes s'y appliquent, c'est-à-dire qui énonce quelle essence intelligible appartient à tel objet singulier; c'est le jugement au sens de l'expression commune qui fait dire de quelqu'un "qu' il a du jugement". Le jugement prudentiel doit déterminer quelle règle doit être appliquée dans chaque cas et éventuellement quel correctif y apporter, ce qu'on appelle, dans le domaine de la justice, l'équité: on ne peut juger de la même façon, c'est-à-dire appliquer également la loi pour quelqu'un qui vole des biens superflus ou pour celui qui vole pour manger, celui qui vole un oeuf ou un boeuf, etc.
Il y a bien là une vertu particulière. Saint Thomas d'Aquin (XIIIème siècle) note à la suite d'Aristote que beaucoup de ceux qui sont intellectuellement doués pour la connaissance abstraite manquent de la capacité de bien juger dans la pratique, ce qu'on appelle communément "le bon sens", ou mieux encore le "sens commun". C'est typiquement la légende de Thalès, le mathématicien, que rapporte Platon, tombant dans un puits pendant qu'il est absorbé dans la contemplation du ciel; beaucoup plus grave le cas de Heidegger qui initie ses étudiants au travail de la pensée et prétend promouvoir la culture sous sa plus haute forme dans le cadre de l'Université de Fribourg pendant que des millions de gens se font exterminer sous la barbarie nazie. (Il est vrai que dans son cas, la question reste ouverte de savoir s'il s'agit au mieux d'une imprudence ou, au pire, d'une attitude cohérente avec ses propres orientations philosophiques; cette question exigerait à elle seule un traitement particulier qui nous mènerait trop loin...) Il y a un manque de sagesse pratique caractéristique du philosophe qui est de négliger les nécessités de l'existence à cause de l'attrait pour la vie contemplative. Il existe ainsi un aveuglement spécifique au mode de vie contemplatif comme le laisse à penser l'Allégorie de la caverne platonicienne elle-même: ce ne sont pas seulement les prisonniers enchaînés qui sont aveuglés par les ombres qu'ils voient défiler; le philosophe lui-même est victime d'une autre forme d'aveuglement en passant du milieu lumineux des essences intelligibles hors de la caverne à celui obscur de la caverne; comme lorsque nous passons d'un milieu fortement éclairé à un milieu obscur, le philosophe, de la même façon se retrouve dans une situation où il  n'est plus capable de discerner quoique ce soit. C'est ce qui les a souvent égaré dans des engagements douteux, politiquement, et autres.
 Mais, bien au-delà du cas des seuls philosophes, on peut se demander dans quelle mesure ce n'est pas toute notre époque qui risque aujourd'hui de s'égarer faute de phronésis. Il faut bien voir qu'avec le gigantisme des organisations actuelles et l'hyperdéveloppement technique, se développent des effets d'une puissance qu'aucune autre époque n'avait connu, et de loin. Deux variantes d'une même expérience vont nous permettre de plonger au coeur de cette problématique des Temps modernes.

c) L'expérience de Milgram et le Jeu de la mort
 Repartant du cas Eichmann, il est important de se demander, comme l'ont fait des philosophes comme Gunther Anders, dans quelle mesure, les conditions de vie modernes aggravent la question du souci des conséquences. Elles ont ceci de singulier qu'elles engagent à nouveaux frais la question de notre responsabilité face aux conséquences de nos actes. Voyons déjà pour le gigantisme des organisations actuelles (nationales ou supranationales) Elles ne fonctionnent que sur la base d'une organisation bureaucratique du travail qui l'a morcelé en une multiplicité de tâches parcellaires et étroitement spécialisées. C'est typique du cloisonnement existant dans ce système qui fait que personne n'est responsable du projet d'ensemble auquel chacun participe. Eichmann ne faisait que son travail de logisticien bureaucrate. Le conducteur de la locomotive ne faisait que son travail de pilote. Les policiers ne faisaient qu'arrêter des personnes, etc. Par ailleurs, les dispositifs technologiques actuelles amplifient, de façon démesurée, les effets de ce que nous produisons, au point que nous ne pouvons plus du tout les ressentir comme nôtres.
 Un classique de l'expérimentation scientifique qui le montre, c'est L'expérience de Milgram.
Ce que celle-ci donne à penser, ce sont les conditions qui  rendent possibles la collaboration de milliers d'individus ordinaires à l'exécution de projets monstrueux comme celui de la Solution finale ou bien d'autres encore. On teste l'individu pour observer jusqu'à quelle intensité il va envoyer des décharges électriques à un innocent qui ne lui a rien fait. Le résultat édifiant est que la majorité des gens testés vont jusqu'à envoyer des décharges potentiellement mortelles (evidemment, en réalité, les décharges sont simulées sauf que l'individu testé ne le sait) Cet extrait de film relate fidèlement, sur le mode de la fiction, l'expérience:



Mais, il n'est pas superflu d'y ajouter une variation actuelle, daté de 2009, qui elle ne relève plus de la fiction mais bien de la réalité de nos sociétés actuelles, Le jeu de la mort, qui montre comment les conditions spectaculaires de l'univers de la télévision accentuent dans des proportions considérables le même phénomène:


 La première condition et  la plus évidente qui rend possible une telle soumission sans condition à l’autorité, c’est la culture de l’obéissance aveugle, sans le moindre recul que donnerait un esprit critique.  L’exécutant ne se sent responsable de rien à partir du moment où le dirigeant endosse l’entière responsabilité des ordres qu’il donne. Dans l’expérience de Milgram, c’est au moment où le scientifique prend explicitement sur lui toute la responsabilité des conséquences éventuelles de l’expérience que l’exécutant résout sa situation de dissonance cognitive (entre les consignes qu’il doit suivre et sa répugnance à faire souffrir un innocent) et peut exécuter  en toute bonne conscience des ordres criminels. L'expérience du Jeu de la mort montre toute l'actualité de ce phénomène, simplement, l'animateur du jeu a remplacé le scientifique dans le rôle de l'autorité à laquelle obéir. Il est même assez raisonnable de penser qu'avec de tels dispositifs, nous renforçons considérablement les conditions qui ont rendu possible quelque chose d’aussi monstrueux que la Solution finale. (1)
D'autre part, plus la distance est grande entre le bourreau et sa victime et plus le bourreau pourra confortablement lui infliger des souffrances. Tout le monde voit bien qu'il est infiniment plus facile d'envoyer des décharges électriques à quelqu'un que de lui donner des coups de poing. Cela apparaît aussi bien dans l'extrait du film que dans le Jeu de la mort: c'est au moment où le moniteur doit entrer en contact physique avec sa victime pour replacer un fil électrique qui s'est détaché que sa réticence à le faire souffrir se manifeste. Or, cette séparation entre le bourreau et sa victime est prodigieusement aggravée dans les conditions modernes, aussi bien par les dispositifs technologiques que par le gigantisme des organisations, les deux se complétant parfaitement pour conjuguer leurs effets. Pour ce dernier aspect, la bureaucratisation des tâches agrandit considérablement la distance entre le bourreau et sa victime: il est infiniment plus facile à quelqu'un qui travaille dans un bureau de décider sans états d'âme du sort de millions de gens qu'il ne connaitra jamais en chair et en os. On retrouve, à nouveau ici Eichmann, le prototype du bureaucrate dévoué à sa tâche. C'est, dans les couches les plus élevées de la société actuelle, le patron de Nike qui refuse d'aller visiter une de ses usines en Asie de peur d'y découvrir la sordide réalité de la condition de ses travailleurs (voir le documentaire The Corporation, disponible sur Youtube).
D'autre part, avec les dispositifs techniques actuels nous déclenchons des effets qui dépassent de loin nos capacités d'appréhension des conséquences de ce que nous faisons. Dans l'expérience de Milgram, l'individu testé n'a aucune idée concrète des effets des décharges électriques potentiellement mortelles qu'il administre. On voit bien, là aussi, que l'individu ne peut rien ressentir de la puissance de la décharge électrique qu'il administre à sa victime. Mais ce n'est là qu'un cas en miniature d'une situation globale. Nous avons enclenché aujourd'hui des phénomènes, à l'échelle planétaire, qui dépassent de beaucoup nos capacités d'évaluation de ce que nous faisons. Plusieurs philosophes ont mis tout l'accent de leur pensée sur les conditions modernes sous lesquelles se posent à nouveaux frais la question de la nécessité de la phronésis. Gunther Anders, par exemple, avait bien mis en évidence la problématique des temps actuels qui rend justement si compliqué pour nous la mise en oeuvre de cette sagesse pratique:"Ce que nous pouvons désormais faire (et ce que nous faisons donc effectivement) est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image; qu'entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s'est ouvert, qui va s'élargissant de jour en jour[...] En termes plus simples: que les objets que nous sommes habitués à produire à l'aide d'une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier comme étant nôtres." (Anders, Nous, fils d'Eichmann.) L'espoir que portait les XVIIIème et XIXème siècles de voir aller de pair le progrès "des Lumières" et le développement technique s'abîme aujourd'hui sous le poids de cette disproportion se creusant toujours plus entre nos actes et leurs effets. L'accélération du développement de la technoscience a entraîné le processus inverse, aux prévisions optimistes des philosophes des Lumières, d'un aveuglement croissant de nos facultés de pré-voir: "Ce qui compte aujourd'hui, ce n'est pas que technique et lumières avancent au même pas, mais c'est qu'elles obéissent à la règle de "la proportionnalité inverse", c'est-à-dire, plus trépidant le rythme du progrès, plus grands les résultats de notre production et plus imbriquée la structure de nos appareils: d'autant plus rapidement se perd la force de maintenir un rythme égal avec notre représentation et notre perception, d'autant plus rapidement baissent "nos "lumières", d'autant plus aveugles devenons-nous..." (ibid.) Mais,   Anders y insiste, cette disproportion de plus en plus vertigineuse entre notre capacité de représentation et les effets que nous pouvons déclencher, et qui se traduit par un faire aveugle, "un faire sans image" pour reprendre l'expression du poète (Rilke, Les sonnets à Orphée) doit être une raison de plus de nous sentir tenus au devoir absolu de nous représenter ce que nous faisons: collaborer à une extermination de masse dans le cas d'Eichmann; aujourd'hui, préparer la liquidation de populations entières, voir de l'humanité entière, en travaillant dans l'industrie de l'armement  ou collaborer au réchauffement climatique en travaillant dans les grandes industries polluantes. La même question se retrouve encore avec le génie génétique: combien d'individus "en toute innocence" préparent-ils les conditions de la réalisation d'un délire eugéniste? Combien participent  à la possible destruction de la biodiversité sur Terre en collaborant à la production de chimères génétiques: "Que signifie [l'actuel armement atomique]? Que des millions d'entre nous sont employés, comme la chose la plus naturelle, à co-préparer la possible liquidation de populations, peut-être même de toute l'humanité[...] et que ces millions de gens acceptent et remplissent ces "jobs" avec autant de naturel qu'ils leur ont été proposés ou distribués. La situation actuelle ressemble donc, de la plus épouvantable manière, à celle d'antan. Ce qui s'était appliqué à cette époque, à savoir que les employés remplissaient leurs fonctions de manière consciencieuse, parce qu'ils ne voyaient plus rien d'autre en eux-mêmes qu'un rouage d'une machine; parce qu'ils prenaient à tort le bon fonctionnement de celle-ci pour sa justification; parce qu'ils demeuraient "les détenus" de leurs missions spéciales et restaient donc séparés du résultat final par une quantité de murs; parce que, en raison de ses énormes dimensions, ils étaient incapables de se le représenter; et en raison de la médiateté de leur travail, incapables de percevoir les masses d'êtres humains à la liquidation desquels ils contribuaient; ou bien parce que, comme votre père, ils exploitaient cette incapacité, tout cela s'applique donc encore aujourd'hui..." (ibid.) Prendre le bon fonctionnement de la machine pour sa justification, c'était effectivement le cas de Eichmann comme celui du commandant du camp d'extermination de Belsen: au cours de son procès, lorsqu'on lui demandait si, quand même, tout cet amocellement de cadavres ne l'effrayait pas, il répondait qu'il avait tellement de problèmes techniques à résoudre, comme le trop plein de cadavres par rapport à la capacité des fours crématoires, qu'il n'avait pas le temps de penser à ce genre de questions.

4) La nécessaire auto imposition de limites à ce que nous faisons 
a) La pensée critique
Si nous repartons de ce que doit donner à penser la réalité historique de la Solution finale des nazis, parmi ces exécutants zélés figuraient non seulement des bureaucrates comme Eichmann mais aussi des ingénieurs hautement qualifiés appartenant aux classes intellectuelles supérieures. Ils travaillaient à la mise au point du gaz destiné au projet d'extermination, le Zyklon B: de la même façon qu'Eichmann se contentait d'organiser la logistique de convois de chemin de fer sans se soucier de leur finalité. Indifférents aux conséquences de ce qu'ils contribuaient à produire, ils se contentaient de faire leur devoir d'ingénieurs hautement qualifiés en échange d'un très bon salaire.(2) C'est donc aujourd'hui la même problématique qui se pose concernant tous ces ingénieurs travaillant au service du complexe militaro industriel et contribuant à la fabrication d'armes toujours plus dévastatrices. L'antithèse de ces ingénieurs sans aucune conscience de la portée de ce qu'ils font c'est un mathématicien de renom comme R. Godement qui écrivait en 1971: "Je préférerais [plutôt que de travailler pour l'industrie militaire] accepter de l'argent de nos maquereaux parisiens - ils ne tuent presque jamais personne -, ou de la branche américaine de la Maffia (puisqu'elle désire entrer dans les “affaires régulières”, elle pourrait s'intéresser au financement de la théorie des fonctions modulaires, ne serait-ce que pour le prestige...).Sommes-nous animés par la prétendue “éthique de la connaissance” comme le soutiennent tant de scientifiques, ou par un sens dénaturé de notre dignité qui nous conduirait à ne faire de mathématiques que si l'on nous paie intégralement nos frais de voyage, et de séjour dans un décor bourgeois, même si cela signifie qu'il faut mendier de l'argent à des organisations militaires qui ont tant fait afin de discréditer la science aux yeux de tant de gens? Pouvez-vous imaginer Van Gogh disant qu'il ne peut pas peindre aussi longtemps qu'il n'obtiendra pas d'argent de l'OTAN? Sommes-nous des intellectuels, ou des voyageurs de commerce? Les mathématiciens sont-ils totalement cyniques, ou simplement idiots ?" (2) Pour se faire une idée plus précise de la façon dont une science comme la chimie sert à à mettre au point des procédés de destruction toujours plus sophistiqués, voir, Les origines des armes chimiques du même auteur.
La transformation de plus en plus complète de la science en une technoscience, c'est-à-dire, la substitution de l'appétit du pouvoir à l'amour de la connaissance, comme le disait l'homme de science et philosophe Bertrand Russell, a considérablement affaiblit notre sagesse pratique, et particulièrement l'exercice de l'esprit critique. Hannah Arendt qui avait bien étudié le cas Eichmann en assistant à son procès en 1961 en était venue à la conclusion que tout le mal dont il souffrait venait de l'absence de toute pensée, au sens de la capacité à se mettre à distance de soi-même pour établir, suivant la formule de Platon, un "dialogue de l'âme avec elle-même". Ce travail de la pensée était totalement éteint chez Eichmann: c'est ce qui fait qu'il était incapable d'émettre la plus petite réserve intérieure à ce qu'il faisait et aux directives qu'il recevait de sa hiérarchie. Même s'il est difficile de le croire, il faut bien admettre qu'une telle tare peut produire le mal dans des proportions au moins aussi grandes que tous les instincts supposés barbares de l'humanité: "Que l’on puisse être (…) à ce point privé de pensée ; que cela puisse faire plus de mal que tous les instincts destructeurs réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme - voilà une des leçons qu’on pouvait tirer du procès de Jérusalem." (Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem). Tel est le sens de ce qu' Arendt a voulu penser sous le titre de "banalité du mal": comment un homme ordinaire peut accomplir des choses "extraordinaires"?

b) Principe de précaution ou principe de responsabilité
 Il est sans doute nécessaire, étant donné l"ampleur des défis à relever aujourd'hui, d'aller beaucoup plus loin que ce que réclame un simple "principe de précaution." Prenons, par exemple, cette prouesse technologique qui a consisté à reconstituer le terrifiant virus de la variole; le principe de précaution admet tacitement que ce qui est techniquement possible peut être fait; il convient alors simplement de s'entourer de mesures de précaution pour éviter que le virus s'échappe dans la nature et décime des populations entières. Le principe de responsabilité est beaucoup plus exigeant: il demande d'abord de s'interroger sur le bien fondé de reconstituer un virus comme celui-ci que nous avions réussi à éradiquer alors qu'il avait fait dans l'histoire de terribles dégâts. Autrement dit, le principe de responsabilité repose sur cette distinction fondamentale que n'implique pas un simple principe de précaution entre ce qui est techniquement faisable et ce qui est souhaitable: ce qui est faisable n'est pas nécessairement souhaitable et devrait, en tout cas, faire l'objet d'une délibération collective engageant l'ensemble de la société,  tenant compte du pouvoir démesuré que la technoscience acquiert sur nos vies. C'est tout l'enjeu politique du sujet.
Comme le relevait un autre philosophe spécialiste de la question de la technique Jaques Ellul, la question que l’esprit moderne oublie systématiquement de poser quand il s’agit de progrès, c’est de savoir qu’elle va être le prix à payer pour en bénéficier. Pourtant, pour celui qui est suffisament pourvu en sagesse pratique, c’est la question qu’il faudrait toujours commencer par poser. L'oublier, c'est risquer un destin comme celui d'Esaü, qui, rapporte la Bible, échangea son droit d'aînesse (droit en vertu duquel l'aîné de la famille bénéficie de l'héritage familial) contre un malheureux plat de lentilles car il est incapable de contenir sa faim; c'est, sous sa version moderne, par  exemple, "céder tous nos privilèges de citadins pour un désolant désordre de voitures." (Lewis Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 716) Ou encore, vouloir une sécurité sur ce que nous achetons par la traçabilité des objets au prix d'une société de contrôle total (voir l'internet des objets et les puces RFID). A contrario, dans les formes ancestrales de sagesse, la question du prix à payer pour une innovation est systématiquement de mise: par exemple, les indiens Iroquois, pour les décisions importantes à prendre, se projetaient sept générations en avant pour en évaluer les conséquences à long terme. Si les dirigeants de nos sociétés actuelles appliquaient cette forme responsable de phronésis, ils ne pourraient plus, comme ils le font tous aujourd'hui, en appeler à corps et à cri à la relance de la croissance économique: même avec un taux de croissance ridiculement faible de 2 % par an, sur 2000 ans, le PIB (Produit Intérieur Brut), en vertu de la logique exponentielle de la croissance, croîtrait de cent soixante millions de milliards! Un enfant de cinq ans comprendrait que c'est impossible, ne seraient-ce que pour des raisons touchant aux limites matérielles de la planète, d'autant plus que, comme nous l'avions évoqué plus haut, nous avons déjà franchi des seuils critiques concernant la dégradation de l'environnement, sous ses trois aspects les plus graves, l'épuisement des sols, le réchauffement climatique et l'effondrement de la biodiversité. Pour ce dernier, voir, par exemple, le cri d'alarme que lance l'astrophysicien H. Reeves, daté du 24-02-2018:


c) Autonomie = autolimitation
Une morale de la responsabilité suppose donc de s'interroger sur les limites. Mais c'est là un invariant anthropologique valable pour toutes les sociétés humaines des plus reculées aux plus actuelles. N'importe quel enfant apprend à grandir précisément quand il intègre dans son comportement le sens des limites à ce qu'il peut faire ou montrer de lui. Avant cela, il n'est pas viable pour vivre tout simplement. C'est pourquoi,"la fixation de limites est toujours constitutive de la société comme de la culture. L'illimité est la négation de l'humain comme de la culture." ( Jacques Ellul cité par Porquet, Ellul l’homme qui avait (presque) tout prévu, p. 312) L'illimité est, dirait les grecs, l'hubris qui conduit les êtres à leur propre destruction. Et, une de ces limites, c’est de savoir si nous voulons d'une technique dont nous ne sommes pas capables d’évaluer précisément le prix à payer pour l'obtenir:" Chaque fois que le scientifique et le technicien sont incapables de déterminer avec la plus grande précision et certitude  les effets globaux et à longue échéance d’une certaine technique possible, il faut immanquablement refuser d’engager le processus de cette technique."(Ellul cité par Porquet, ibid. p. 312)  Ce principe de responsabilité est certainement infiniment trop exigeant pour l’esprit moderne.
Ce qui empêche l'auto imposition de toute limite ici peut être formulé selon la loi de Gabor: "Ce qui peut être fait, le sera. " Il n'y a plus aucune distinction d'aucune sorte entre ce qu'il serait souhaitable de faire (sagesse pratique) et ce qu'il est possible de faire (intelligence technique). Facteur aggravant, dans un environnement concurrentiel, comme l'est le marché mondialisé, le plus grand de tout le risque n’est  pas de mettre au point une technique dont nous ignorons les effets futurs mais c'est de ne pas le faire; car, si vos concurrents le font et pas vous, vous vous retrouverez laminé par eux.
Au bout du compte, les analyses des philosophes convergent vers un point central: la technique moderne s'est appropriée le statut d'une fin en soi alors qu'elle n'est qu'un moyen. Il y aurait là, comme le pensait le philosophe et sociologue Georg Simmel une sorte de fatalité à laquelle il est difficile d'échapper. Les moyens, à mesure qu'ils sont toujours plus nombreux éloignent toujours plus de nous les fins qu'ils étaient censés servir. C'est à partir de là qu'ils peuvent finir par s'inverser en fins dans notre représentation des choses: les moyens absorbent alors tout le champ de notre attention; le but du progrès devient de développer toujours plus de moyens. Le même phénomène, avec une ampleur de même échelle, s'observe avec l'argent, les deux conjuguant leurs effets: ce qui n'est, à la base, qu'un moyen d'échange a fini par s'imposer comme la finalité des échanges.
Contre cette folle inversion du moyen en fin, l'auto imposition de limites suppose donc un certain ethos (comportement) que Jaques Ellul avait défini précisément à partir de trois lignes développements:

- développer la critique des institutions qui stimulent, dans des proportions souvent pathologiques, l'appétit du pouvoir en organisant la compétition de tous contre tous à la place de l'entraide et la coopération. Elles"tendent à développer la puissance en plaçant la concurrence à la base de l’organisation sociale."(Ellul cité par Porquet, ibid., p. 312) Autrement dit, retrouver ce qui fût la base anthropologique du socialisme ouvrier originel, la sociabilité naturelle de l’homme via l’esprit du don qui doit trouver à exister dans des institutions favorisant la coopération et l’entraide.
-agir pour développer des techniques qui soient réappropriables par des communautés à taille humaine; et donc, lutter contre  les techniques qui dépossèdent les individus de toute maîtrise sur leur propre existence. Préférer des sources locales d'énergie aux gigantesques réseaux centralisés, par exemple. Ici la distinction que l'on a l'habitude faire entre moyens et fins perd son sens: "On ne peut pas créer une société juste avec des moyens injustes. On ne peut pas créer une société libre avec des moyens d‘esclaves." (Ellul cité par Porquet, ibid., p. 312).
-  promouvoir une "éthique de la non puissance " ce qui veut déjà dire de parvenir à satisfaire nos besoins en étant moins énergivore. Préférer, par exemple, le vélo à la voiture, surtout dans des grandes villes comme Paris où l'on avance bien plus vite en vélo comme tous les calculs faits l'ont montré; préférer le poulet bio du fermier du coin au plat surgelé fabriqué à l'autre bout de la planète, l’eau du robinet aux bouteilles en plastique, etc. 

Conclusion
- Certes, il faut prendre acte de l'imprévisibilité qui constitue une propriété essentielle de l'agir humain. On doit donc accepter cette qualité inéliminable de la praxis humaine comme la manifestation même de notre liberté. C'est pourquoi Arendt faisait du pardon la condition éthique essentielle qui rend l'agir humain possible: "Père, pardonne leur car ils ne savent pas ce qu'ils font" (Évangile de Luc) Toute action implique toujours un risque qui fait que nous ne pouvons jamais savoir exactement ce que nous faisons. Telle est l'humaine condition qui ne peut être assumée que sous les conditions d'un pardon toujours possible. Mais l'impossibilité de tout prévoir ne doit ni être un prétexte nous dispensant de la phronésis ni une invitation à l'inaction.
-Une simple morale du devoir et de l'intention ne constitue cependant pas un guide suffisant et mènerait à des conséquences désastreuses comme on a eu l'occasion de le voir. La nécessité d'intégrer le souci des conséquences dans nos actions, au sens d'une sagesse pratique, qui suppose l'auto imposition de limites, est d'autant plus impérieux dans le cadre d'une époque comme la nôtre qui réunit comme aucune autre les conditions favorisant un aveuglement complet des individus quant aux effets monstrueux qu'ils peuvent contribuer à produire.


Annexe
(1) L'affaire Schulmann
Il faut ici renvoyer à l'affaire Schulmann qui eut lieu en 1995 et qui en dit assez long sur la dramatique incapacité de notre société et de son école, en particulier,  à se confronter par la pensée lucide et critique aux conditions qui rendent encore plus que jamais  possible aujourd'hui la collaboration de milliers de gens ordinaires à la réalisation de projets monstrueux. En son temps, mon collègue Gilbert Molinier en avait fait une analyse qui va à l'essentiel dans cet article. Quand j'entends  aujourd'hui une collègue me dire qu' un inspecteur, pour  mettre fin à tout débat sur les réformes en cours lors d'une rencontre avec les enseignants donne, en dernier recours, comme argument, que les professeurs sont avant tout des fonctionnaires chargés d'obéir aux ordres de leur hiérarchie, on est en droit de se  dire que les conditions qui ont rendu possible la Solution finale sont restées les mêmes. Ce que ce monsieur a totalement liquidé, c'est l'idée qu'un enseignant a essentiellement pour vocation de transmettre des connaissances, et que, dans cette mesure, la seule autorité incontestable qu'il peut reconnaître au dessus de lui, n'est certainement pas celle d'un pouvoir, quel qu'il soit, mais uniquement celle de la vérité.

(2) Le cas Grothendiek
Le parcours intellectuel d'un  des plus grands mathématiciens du XXème siècle, Alexandre Grothendiek, est, à ce titre, exemplaire. Dans un article publié en 1971, Comment je suis devenu militant, il expose les raisons qui l'ont conduit à démissionner de son poste au prestigieux Institut des hautes études scientifiques (IHES) pour s'engager dans le militantisme: il ne voulait pas continuer à œuvrer dans un institut subventionné par le complexe militaro industriel via les subventions du ministère de la défense. Plus généralement, ce qu'il dénonçait, c'est la cécité généralisée dans les milieux scientifiques  concernant les implications sociales et politiques de leurs recherches, la même qui a rendu possible la production industrielle de Zyklon B destiné à l'extermination de masse: "Pendant près de vingt-cinq ans, j'ai consacré la totalité de mon énergie intellectuelle à la recherche mathématique, tout en restant dans une ignorance à peu près totale sur le rôle des mathématiques dans la société, c'est-à-dire pour l'ensemble des hommes, sans même m'apercevoir qu'il y avait là une question qui méritait  qu'on se la pose!"  Comme il le précise, il s'agit d'une attitude très répandue dans les milieux scientifiques:"Il est assez peu courant que des scientifiques se posent la question du rôle de leur science dans la société." Un des facteurs qu'il relève et qui permet d'expliquer cette absence complète de réflexion sur la portée sociale et éthique de la science est lié au mythe typiquement moderne voulant que la science et la technique sont intrinsèquement vecteurs de progrès et donc que toute recherche scientifique comme toute innovation technique est automatiquement à promouvoir ce qui dispense de simplement poser la question de savoir s'il est souhaitable de faire ce que l'on fait :"[...] plus [les scientifiques] sont haut situés dans la hiérarchie sociale et plus par conséquent ils se sont identifiés à l'establishment [...] et moins ils ont tendance à remettre en question cette religion qui nous a été inculquée dès les bancs de l'école primaire (souligné par moi): toute connaissance scientifique est bonne, quel que soit son contexte; tout progrès technique est bon. Et comme corollaire: la recherche scientifique est toujours bonne." L'attitude de Grothendiek est précisément celle qui aurait permis, en étant collectivement partagée, de rendre impossible ou du moins très problématique la réalisation d'un projet aussi monstrueux que la Solution finale des nazis, par exemple.

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