lundi 1 juin 2020

2a) Les "démocraties" modernes: requalification de ces régimes politiques

Mise à jour, 30-06-20

L’usage des "…" signifie que le caractère démocratique de ces sociétés peut être mis en question. Il y a une série de solides arguments à développer qui vont dans ce sens et qui aboutiraient à choisir des termes qui les qualifieraient beaucoup mieux, comme "gouvernement représentatif", "gouvernement mixte", "aristocratie élective", ou encore,"oligarchie libérale". Pour commencer, il faut déjà se débarrasser d'un mode de classification simpliste et binaire des régimes politiques qui opposerait les bonnes démocraties occidentales aux mauvaises dictatures.

Le Bien  / Le Mal
Etat démocratique / dictature
Des dirigeants élus / des dirigeants non élus
La liberté de la presse, le pluralisme / la censure, le parti unique

Une telle classification est très insuffisante car elle fait obstacle à la compréhension de toutes les tendances non démocratiques des sociétés occidentales, et à celle de la nature précise de leur régime politique. Une analyse beaucoup plus fine consisterait à les situer le long d'un continuum allant des sociétés les plus hétéronomes, les moins démocratiques, jusqu'à l'idéal d'une société pleinement démocratique. Sur ce continuum, la France, par exemple, serait évidemment moins éloignée de cet idéal qu'une dictature militaire, mais il apparaîtrait, malgré tout, qu'elle aurait encore devant elle un sacré bout de chemin à faire! C'est suivant ce cadre d'analyse que se situeront les réflexions qui suivent.

a) Démocratie directe vs "démocratie représentative"
La distinction clef d'où partir ici est donc celle entre démocratie directe et démocratie représentative. Les démocraties modernes sont dites "représentatives" à la différence de la démocratie grecque de l'antiquité qui était directe. L’écart entre les deux est considérable à tel point qu'il faudra se demander si le concept même de "démocratie représentative"  n’est pas un monstre logique, un oxymore comme "cercle carré". En effet, il y a un abîme qui sépare un régime où c'est le peuple (démos en grec) qui décide lui-même des lois (cas de la démocratie directe), et celui où son choix se limite à décider qui va décider (cas des démocraties représentatives), via des élections. Dans ce dernier cas, ce sont les représentants qui sont seuls abilités à exercer le pouvoir, tant législatif qu'exécutif. Il faut bien voir alors que nous sommes en présence d'une organisation de la vie politique qui est en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux à partir desquels la démocratie a pu être inventée dans l'antiquité grecque. Dans celle-ci, comme la partie précédente l'a montré (Le germe grec de la démocratie, 1a ), il y en a un premier qui veut que la politique est, par essence, l'affaire de tous les citoyens, par opposition aux compétences techniques qui sont celles de spécialistes. Tout le monde n'a pas besoin d'être agriculteur, médecin ou menuisier, etc. Par contre, tout le monde doit pouvoir exercer le pouvoir politique en vertu du fait que l'aptitude à décider de ce qui est juste ou non est égalemment partagé entre tous. C'est, du moins, le fondement à partir duquel s'est construite la démocratie dans l'antiquité.
A partir du moment où nous élisons des représentants qui vont gouverner et décider des lois à notre place, la politique a cessé d’être l’affaire de tous pour devenir l’affaire exclusive de quelques uns, les représentants qui détiennent alors le monopole de l'exercice du pouvoir politique. Dans ce cadre, la politique devient un métier, pas tout à fait comme les autres non plus, puisqu'il il sera l'apanage de spécialistes formés exprès pour cela dans les grandes écoles, qui trient sur le volet les candidats pour y entrer. Voilà qui permet déjà de comprendre une première chose importante, le fait qu'il est tout à fait illusoire d'attendre que cette classe de représentants soit représentative de la population au sens où elle donnerait un échantillon fidèle de sa composition socio-professionnelle, comme le laisse voir cet article, daté de 2012 (on se doute bien que les choses ne se sont pas rectifiées depuis): Surprise! les députés ne sont pas représentatifs de la population. Le très haut niveau de qualification qu'exige le parcours de formation pour sortir diplômé de l'ENA, de Science Po., de Polytechnique, etc, fait qu'il est, pour l'écrasante majorité des cas, réservé aux couches supérieures de la société, disposant du capital matériel, financier et culturel suffisant, pour le suivre jusqu'au bout. Ces classes supérieures reproduisent ainsi leur main-mise sur l'exercice du pouvoir politique, génération après génération. De cette façon, le concept en vigueur de la représentation tire d'avantage vers le sens qu'il prenait sous l'Ancien Régime, quand on disait, par exemple, de Louis XIV qu'il représentait le peuple français, que de celui d'un reflet fidèle de la composition de la société française.
Le citoyen qui n'est pas un professionnel de la politique, et qui voudrait, malgré tout, s'en mêler, se verra systématiquement remis à sa place, par la force si le besoin s'en fait sentir. Il faut bien saisir ici que ce n'est pas un problème de personnes. Que ce soit la clique de Macron qui soit au pouvoir, ou n'importe quelle autre, n'y change strictement rien. C'est un problème d'institutions, ce qu'ont manifestement toutes les peines du monde à intégrer les franges de la population, qui, aujourd'hui, sont en révolte contre ce gouvernement (pour des raisons, au demeurant, souvent légitimes). La tentative de candidature de Coluche aux élections présidentielles de 1981 en est l’illustration exemplaire, parmi bien d'autres possibles. Le sens de sa candidature était d’exprimer l’idée, qu'en principe, dans une démocratie, n’importe quel citoyen peut prétendre occuper les fonctions politiques, jusqu'aux plus importantes, comme c'était le cas dans la démocratie athénienne. La suite de l’histoire montre que l’ensemble de la classe politique, droite/gauche confondues, s’est liguée pour faire pression pour qu’il retire sa candidature (avec succès finalement), d'autant plus que les sondages lui donnaient un nombre de plus en plus conséquent d'intentions de vote, finissant par faire paniquer les autres candidats officiellement investis par leur parti respectif (et, en premier, les partis de gauche, puisque c'est de cette aile du champ politique que sa candidature siphonnait le plus d'intentions de vote, faut-il le rappeler). Ce que cette classe politique dénonçait unanimement, c’était "l’exercice illégitime de la politique" dont aurait été coupable Coluche, comble du scandale, quelqu'un catalogué comme un clown; on l’accusait de se mêler d’affaires pour lesquelles il n’avait pas les compétences nécessaires, ainsi que l'avait rappelé le sociologue P. Bourdieu:"Je rappelle que Coluche n’était pas vraiment candidat mais il disait qu’il était candidat à la candidature pour rappeler que n’importe qui pouvait être candidat. Tout le champ médiatico-politique s’était mobilisé, par delà toutes les différences, pour condamner cette barbarie radicale qui consistait à mettre en question le présupposé fondamental, à savoir que seuls les politiques peuvent parler politique. Seuls les politiques ont compétence (c’est un mot très important, à la fois technique et juridique) pour parler de politique. La politique leur appartient. Voilà une proposition tacite qui est inscrite dans l’existence du champ politique." (Propos sur le champ politique,  p.55-56) Comme on parle d'un exercice illégal de la médecine, on  parlera aussi d'un "exercice illégal de la politique" pour celui qui n'est pas un politicien de métier. Bourdieu fait, de ce point de vue, un parallèle avec le domaine religieux dans la mesure où il repose lui aussi sur une ligne de partage stricte entre ceux qui ont la légitimité pour s'occuper des affaires religieuses et la grande masse des profanes qui doit rester passive. De la même façon, les premiers supportaient très mal toute intrusion des profanes dans leur sphère d'activités. Par exemple, au moment de la Réforme, amorcée au XVIème siècle, un des problèmes majeurs venait de ce que les femmes voulaient dire la messe ou donner l'extrême-onction. Les clercs (les membres du Clergé investis officiellement par l'institution) défendaient ce que le sociologue Max Weber appelait "leur monopole de la manipulation légitime des biens de salut" et dénonçaient l'exercice illégal de la religion de la même façon que les politiques défendent aujourd'hui leur monopole sur l'exercice du pouvoir politique. Ce qui est donc  essentiel à comprendre tient dans le fait que dans le système de la représentation, tous les désaccords qui peuvent intervenir sur la scène politique (l'opposition droite/gauche, pour commencer) n'existent que sur le fond d'un accord premier entre les divers acteurs de cette scène: qu'ils soient de droite, de gauche, du centre, ou, mieux encore, qu'ils se réclament, ni de droite, ni de gauche, suivant une formule inlassablement recyclée par les partis d'extrême droite, depuis le XIXème siècle, tous sont d'accord pour dire que la politique c'est leur affaire exclusive.
 Il en découle, bien entendu, des conséquences fâcheuses pour une société qui s'affiche comme "démocratique". On peut le formuler d'une double façon. D'abord, plus la politique se professionnalise et plus c'est la société qui va tendre à se dépolitiser, puisque c'est une affaire qu'il faut laisser aux experts en la matière. Les taux d'abstention extraordinairement élevés lors des élections sont l'indice le plus visible de cette dépolitisation du corps social: par exemple, aux Etats-Unis, pour la réélection de Clinton en 1996, plus de la moitié des inscrits ne s’est pas déplacée pour aller voter; ramené à la population totale en âge de voter, le pourcentage de citoyens qui a fait bénéficier de ses voix Clinton pour être réélu se chiffrait en fait à 24,5%, soit même pas le quart de la population. Et, il ne faut pas se cacher le fait que nous sommes entraînés ici, comme Castoriadis l'avait bien mis en évidence, dans un cercle vicieux dont il est très compliqué de savoir comment en sortir, pour peu que nous ayons l'ambition de participer à un mouvement de repolitisation de la société. En effet, l'apathie politique qui résulte de la confiscation du pouvoir par les représentants renforce, en retour, cette confiscation, puisque les politiciens auront alors beau jeu de justifier leur monopole en arguant du fait que, puisque les gens se désintéressent de la politique, il faut bien qu'ils la prennent en charge, et ainsi de suite. C'est, suivant cette boucle infernale, qu'est amenée à prospérer une bureaucratie qui prend sur elle la gestion des affaires communes. Et, cette apathie politique qui se généralise finit par devenir problématique pour la classe dirigeante elle-même, en manque de légitimité pour asseoir son pouvoir; d'où le jargon proliférant aujourd'hui de la "démocratie participative" qui constitue le pendant de l'oxymore de la "démocratie représentative", cette fois-ci sous la forme du pléonasme, puisqu'il est clair que, si les mots ont encore un minimum de sens, la démocratie est participative ou n'est pas, comme, l'air est aérien, la sphère est sphérique ou la vérité est vraie: que voudrait donc dire un régime où le peuple détient le pouvoir sans y participer? Il ne faut évidemment pas se laisser abuser par ce genre de novlangue absurde. Les politiques de démocratie participative, parfois nommées aussi, "démocratisation de la démocratie"(sic), aujourd'hui partout mises en avant obéissent rigoureusement au cadre de la société du spectacle, telle que théorisée par les philosophes situationnistes comme G. Debord: il s'agit d'un simulacre qui consiste à mettre en scène, de façon théâtrale, une représentation de la démocratie en lieu et place de la démocratie elle-même. Il en découle logiquement, non pas une augmentation du pouvoir des populations, mais exactement l'inverse de ce qui est promis, un renforcement de leur impuissance à agir dans les cadres de la représentation spectaculaire de l'action:"on assiste à une prolifération des formes débat public -semble-t-il plus de 15 000 opérations soumises annuellement à débat public en France, toutes catégories confondues - mais qui semblent bien, au-delà des apparences et du respect des normes juridiques les imposant, affaiblir les capacités d'expression et d'action des citoyens." (S. Juan , La transition écologique, p. 213)
Cette monopolisation de l'exercice du pouvoir par une minorité signifie, en même temps, que plus la professionnalisation de l'activité politique s'accentue, et plus nous nous éloignons d'un mode de vie démocratique, puisque elle va se concentrer toujours plus entre les mains d'une élite. Nous sommes alors beaucoup plus proches d'une forme aristocratique de régime politique que de celui de la démocratie, soit ce que cerne au mieux le concept d'aristocratie élective. On voit donc la duplicité de notre société: on accorde à un individu d’appartenir à une communauté politique en tant que citoyen et dans le même temps on lui interdit toute accès au pouvoir politique qui doit rester l’affaire de professionnels. Comme le formulait un penseur contre-révolutionnaire comme Rivarol, qui, pour réactionnaire qu'il était, n'en conservait pas moins une certaine lucidité lorsqu'il s'agissait d'analyser la nature des républiques modernes", en démocratie, il y a deux vérités qu'il ne faut jamais séparer 1) que la souveraineté réside dans le peuple. 2) Que le peuple ne doit jamais l'exercer."

b) Le gouvernement représentatif vs la démocratie
Il vaudrait donc mieux abandonner le concept même de démocratie pour penser au mieux la nature précise des régimes politiques modernes. Ici, il faut faire un peu d'histoire pour comprendre, qu'à l'origine, les Pères fondateurs des Etats républicains modernes (anglais, américain et français) n'ont pas du tout eu l'intention d'instituer des démocraties, mais, ce qu'ils appelaient, comme Sieyès en France, ou Madison aux Etats-Unis, un "gouvernement représentatif", qu'ils opposaient très consciemment au projet d'une démocratie, qui n'était, de toute façon, absolument pas viable, selon eux, dans les conditions de vie modernes:"Les démocraties contemporaines sont issues d'une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie[...] ce que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de démocratie représentative trouve ses origines dans les institutions qui se sont progressivement établies et imposées en Occident à la suite des trois révolutions modernes, les révolutions anglaise, américaine et française. Or ces institutions n'ont nullement été perçues, à leurs débuts, comme une variété de la démocratie ou une forme de gouvernement par le peuple[...] Un gouvernement organisé selon les principes représentatifs était donc considéré, à la fin du XVIIIème siècle, comme radicalement différent de la démocratie alors qu'il passe aujourd'hui pour une de ses formes" (Manin, Principes du gouvernement représentatif, pp. 11-14) Prenons, par exemple, Sieyès, au moment de la Révolution française de 1789. Il était tout ce qu'il y a de plus clair à ce sujet et ses propos ne souffrent aucune ambiguïté:"La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif. Le choix entre ces deux méthodes de faire la loi, n’est pas douteux parmi nous. D’abord, la très grande pluralité de nos concitoyens n'a ni assez d'instruction ni assez de loisir pour vouloir s'occuper directement des lois qui doivent gouverner la France. Leur avis est donc de nommer des représentants." (Discours à l'Assemblée constituante, 09 septembre 1789) Ce qu'il entend par "démocratie" est bien précis: ce serait un régime où ce sont les citoyens eux-mêmes qui exercent le pouvoir législatif, celui de faire les lois. Sans équivoque, il n'était pas du tout question de fonder les institutions politiques en ce sens. Et les deux raisons de fond qu'il donne sont encore aujourd'hui celles qu'avanceront les politiciens professionnels pour justifier leur monopole sur l'exercice du pouvoir politique. Primo, le peuple n'est pas assez instruit. Certes, à l'époque, la grande majorité de la population était tout simplement analphabète, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui (encore que...voir le type de l'analphabète secondaire dont H. M. Enzensberger a bien montré comment il se développait de plus en plus de nos jours sous l'effet de la déliquescence de l'instruction). Mais, aujourd'hui, on reformulera le même type d'argument en invoquant, cette fois-ci, la complexité des affaires du monde qui serait devenue telle que seuls des professionnels hautement qualifiés pourraient être en mesure d'y faire face, ce qui renforcent d'autant les mécanismes hyper-sélectifs des grandes écoles (voir plus haut). Secondo, le peuple n'a pas assez de loisirs. C'est là, effectivement, une des grandes différences qui nous sépare de la démocratie antique. Les citoyens athéniens avaient des esclaves pour travailler à leur place, condition sine qua non, à cette époque, pour avoir le temps libre nécessaire pour aller débattre dans les assemblées, rendre la justice, exercer les magistratures, etc. Dans cette mesure, des société de travailleurs, comme le sont devenues les nôtres, semblent tout à fait incompatibles avec le principe même d'une société démocratique devant ouvrir à tous les citoyens le champ de l'exercice du pouvoir, dans ses trois dimensions, exécutive, législative et judiciaire. Oui, sauf que nous avons aujourd'hui, non plus des esclaves, mais des machines qui sont infiniment plus productives que le travail humain. Aristote lui-même avait attiré l'attention sur le fait que si les Athéniens avaient besoin d'esclaves pour se dégager du temps libre en vue de l'action et de la délibération politiques, c'est fondamentalement parce que les navettes (instruments à tisser) ne pouvaient fonctionner toutes seules. 2400 ans plus tard, ce problème pourrait être résolu! La civilisation industrielle a inventé quelque chose, dont, malheureusement, nous ne savons pas tirer parti pour un projet politique qui pourrait être celui de la démocratie, mais, plutôt, à l'heure qu'il est, pour dévaster, de plus en plus les bases vitales de notre existence, en vue de transformer de l'argent en plus d'argent. C'est ainsi, malheureusement.
Il reste une troisième objection massive à la possibilité d'instituer une démocratie dans les conditions de vie modernes, que Sieyès ne signalait pas dans l'extrait de ce discours, mais qui était pourtant aussi bien présente à l'esprit de tous les dirigeants révolutionnaires de cette époque fondatrice de nos institutions politiques modernes. Robespierre lui-même attirait l'attention sur le fait que l'Assemblée nationale est certainement trop petite pour acceuillir le peuple français tout entier; il lui faut donc, en lieu et place, des représentants en petit nombre. Ce qui est donc en cause ici, c'est le gigantisme des Etats-nations modernes. On a pu estimer que L'Athènes démocratique de l'antiquité, à son apogée, devait compter, au maximum, quelque chose comme 40 000 citoyens. C'est évidemment sans commune mesure avec les millions d'individus qui peuplent les Etats modernes. Mais, ici encore, cette objection n'est pas aussi définitive qu'elle semble l'être. Les mouvements populaires qui ont émergé, à intervalles réguliers, au cours de tous les grands mouvements révolutionnaires de notre époque, ont clairement montré comment il était possible de résoudre cette apparente aporie (impasse). C'est un des enjeux fondamentaux de l'étude de l'oeuvre de H. Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, ici développée.
Ces trois arguments massifs pour justifier le fait qu'une démocratie serait impossible dans les conditions de vie modernes doivent donc être ouverts à la discussion, du moins, si nous voulons vraiment une démocratie.

c) La question des élections et la forme du gouvernement mixte.
Il est systématique de présenter l'organisation d'élections comme le fondement même de toute vie démocratique dans les conditions de vie modernes. C'est comme cela que nous croyons pouvoir distinguer entre un régime démocratique, où elles existent, et un régime anti-démocratique où le pouvoir s'impose de façon autoritaire sans demander l'avis des gens. Or, c'est, là aussi, une évidence qui mérite d'être sérieusement questionnée.
En premier, il faut bien se rendre compte que l’élection par le vote n’a jamais été considérée par les inventeurs de la démocratie comme une procédure démocratique mais aristocratique (cf. Le germe de la démocratie, partie 1c Les institutions de la démocratie grecque, le tirage au sort). Cela était encore une idée unaniment partagée au XVIIIème siècle, par exemple, par des penseurs aussi éminents que Rousseau ou Montesquieu. C'était quelque chose qui allait même de soi de dire que l'élection est la procédure aristocratique par excellence et que la procédure démocratique devait relever du tirage au sort. Elire, c'est toujours élire ceux que l'on considère être les meilleurs, les aristoï. On n'a jamais vu quelqu'un se présenter à une élection en laissant entendre, "Votez pour moi, je ne vaux pas mieux que les autres!" Le système de l'élection a donc pour présupposé fondamental, que, pour ce qui concerne les affaires politiques, certains sont plus qualifiés que d'autres, ce qui est en contradiction complète avec le présupposé démocratique qui veut que l'aptitude à décider de ce qui est juste ou non est égalemment partagé entre tous. Seul le tirage au sort garantit ce principe d'égalité, puisque, face à lui, chacun a les mêmes chances de se voir désigner pour exercer une fonction politique:"Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie; le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie." (Montesquieu, Esprit des lois, Livre II, ch. 2) Là encore, Rousseau se moquait des Anglais qui s'imaginaient être libres en organisant, avant tous les autres grands pays occidentaux, des élections:"Le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde." (Rousseau, Du contrat social Livre III, ch. XV) Au fond, on est conduit à dire, à la suite de Rousseau, que, dans le régime de la "démocratie représentative", le choix du peuple se réduit à devoir choisir qui sera le maître auquel il devra se soumettre. C'est donc une liberté assez factice et illusoire. Pour Rousseau, la chose était parfaitement claire. La démocratie est antinomique avec un transfert du pouvoir à des représentants via des élections:"Quoi qu'il en soit, à l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre." (Rousseau, Du contrat social, Livre troisième)
En outre, il faut bien se rendre compte que considérer le vote à bulletin secret comme le fondement même de la citoyenneté traduit un terrible appauvrissement de la citoyenneté qui se voit vidée de tout contenu substantiel; comme le disait la philosophe Hannah Arendt: "Nous avons besoin d’un certain nombre de lieux politiques. L’isoloir à l’intérieur duquel nous déposons notre bulletin est certainement trop étroit, car seule une personne peut y tenir." Ce qu' Arendt appelle « un lieu politique », c’est un cadre où nous pouvons agir et délibérer ensemble, de concert; le lieu politique est, par nature, un lieu commun partagé entre tous les citoyens, l’Ekklesia, par exemple, dans la démocratie grecque. L’isoloir est exactement le contraire: c’est un lieu où, comme son nom l’indique, nous sommes coupés des autres. Quand cet isoloir devient le seul lieu institutionnel où exercer notre citoyenneté, celle-ci tend à devenir une noix creuse. L’acte de voter devient ainsi similaire à l’acte du client qui choisit seul, dans le supermarché, la marque de lessive qui lui convient le mieux: il traduit l’atomisation de la vie sociale, l’esseulement d’individus qui ne dispose pas d’institution où exercer en commun leur sens politique permettant de discerner le juste et l'injuste.
Malgré tout, il reste à affiner notre compréhension du concept d'élection qui est loin d'être aussi simple qu'il en a l'air. Il y a élection et élection: par exemple, les procédures d'élection du pape ne sont pas du tout les mêmes que celles d'un président de la République. Dans le premier cas, nous avons affaire à la forme purement aristocratique de l'élection; dans l'autre cas, il s'agit d'une forme diluée qui se compose bien avec certains éléments démocratiques qu'elle intègre en elle. On le voit sur trois points.
- d'abord, dans la forme purement aristocratique, le droit de vote lui-même n'est réservé qu'à un cercle restreint d'individus: par exemple, seuls les cardinaux se réunissant en conclave ont le droit de voter pour élire le pape. Dans l'histoire politique moderne, c'est à mettre en correspondance avec le système censitaire, qui a assez longtemps prévalu. Il faut savoir, par exemple, que, pendant la Révolution française, et pendant quasiment un siècle (hormis trois exceptions), il fallait disposer d'un certain niveau de revenu pour avoir le droit de vote (ce qu'on appelait le marc d'argent); pire encore, au point de départ, ce système censitaire se redoublait puisqu'il fallait être encore plus riche pour prétendre se présenter comme candidat à une élection. Dans ce cadre, le système électif est évidemment complètement verouillé au profit des riches. En instituant le suffrage universel, nous introduisons donc dans le système de l'élection une composante démocratique qui tempère sa forme fondamentalement aristocratique.
-deuxièmement, un pape est élu à vie, un président de la République l'est pour une durée limitée. Il est important de se rappeler ici qu'au moment où les Pères fondateurs des Etats-Unis d'Amérique discutaient du type d'institutions politiques qu'il fallait pour leur pays, il y a eu un débat sérieux pour savoir si le président devait être élu à vie ou non.  On a donc finalement tranché par la négative et l'argument principal consistait à prévenir le risque d'une dérive autocratique du pouvoir. En devant rendre des comptes, à intervalles réguliers, le président serait donc incité à gouverner en tenant compte des volontés de la population. La procédure de la réélection est donc un deuxième dispositif clé censé tempérer la nature aristocratique de l'élection, en introduisant, là aussi, une composante démocratique: on lui fera correspondre facilement ce qu'était la réddition des comptes dans la démocratie athénienne de l'antiquité (voir, Le germe grec de la démocratie, 1d) Il est vrai qu'aujourd'hui ce dispositif semble fonctionner de plus en plus mal, particulièrement en France. Depuis l'élection de M. Sarkozy, en 2007, on a la désagréable impression d'être rentré dans l'ère des présidents jetables, des présidents à usage unique, comme les gobelets en plastique, qui ne peuvent servir qu'une fois, tellement ils deviennent rapidement impopulaires, par les politiques qu'ils sont tenus de suivre, via les traités internationaux et l'adaptation à la concurrence mondiale. C'est un gros problème que nous ne pouvons que signaler ici, en passant.
-troisièment, les débats qui se déroulent au sein d'un conclave de cardinaux pour élire un pape se font en secret; ceux qui précèdent l'élection d'un président de la République sont ouverts à la publicité. Là encore, c'est une dernière différence importante qui permet de modérer la forme aristocratique de l'élection, en permettant au public de se tenir au courant des tenants et des aboutissants de ce qui est en jeu dans une élection, et éviter qu'ils ne restent confinés dans le cercle restreint d'une élite.

Cette triple différence permet donc de comprendre pourquoi il est plus juste de caractériser les régimes républicains modernes, non pas comme des démocraties, mais, comme ce qu'une longue tradition de pensée politique, remontant à l'antiquité gréco-romaine, appelle "des gouvernements mixtes". Par opposition aux régimes simples, ce sont des formes de gouvernement qui sont instituées sur la base de principes aristocratiques, mais, qui intègrent des éléments démocratiques les tempérant. De cette façon, la composante démocratique est censée joué la fonction de contre-poids limitant le pouvoir de l'aristocratie élective. Mais, si on peut parler aujourd'hui d'une crise de la représentation politique, ce qui est à peu près unaniment reconnu aujourd'hui (il faudrait vraiment être victime d'une cécité mentale pour le nier), cela tient justement au fait que ce système d'équilibre des pouvoirs fonctionne de plus en plus mal, pour des raisons qu'il serait évidemment essentiel de pouvoir élucider. Nous avons donné, à la fin de la deuxième ligne de développement du concept d'élection, une première piste de réflexion allant dans ce sens.
En fait, il serait difficile de s'opposer à l'idée que la tendance qui anime depuis plusieurs décennies maintenant l'évolution des gouvernements mixtes modernes va dans le sens d'une pente s'accentuant qui est celle d'une oligarchie libérale, comme Castoriadis les caractérisait. "Oligarchie", c'est-à-dire, un pouvoir détenu par la toute petite minorité des (très) riches qui ont un capital suffisamment important pour vivre de ce qu'il rapporte, sans être placés devant la nécessité de devoir travailler, ce qui ne correspond même pas à 1 % de la population; et "libérale", car elles conservent encore, malgré tout, mais, semble-t-il, de plus en plus difficilement, un certain nombre de libertés pour les individus, en dehors des lieux institutionnels de l'action et du débat politiques: par exemple, jusqu'à nouvel ordre, j'ai pu, sur ce chantier, en développer des formes radicales de critique, sans avoir été, jusqu'à présent, privé de mon métier d'enseignant (enfin, cela reste à voir: disons que je suis pour le moment en sursis), jeté en prison, ou pire encore, liquidé avec une balle dans la nuque, comme c'est l'usage dans d'authentiques dictatures. De ce point de vue, on aimerait conseiller à ceux qui rabâchent aujourd'hui en boucle, sur les réseaux dits "sociaux", "Macron=dictateur", de se renseigner sur la façon dont les choses peuvent se passer dans certains régimes néo-fascistes d'Amérique du sud, par exemple, pour qu'ils puissent mesurer ce qui nous en sépare encore, qui fait qu'ils ont encore la chance d'être en vie et en liberté pour avoir le loisir de brailler ce genre de slogans. Mais, laissons cela: c'est certainement beaucoup demander à des personnes qui n'ont hérité de leurs années d'école que les notions de démocratie ou dictature à ranger dans leur boîte à outils conceptuels, pour penser la diversité des régimes politiques; forcément, puisqu'il est manifeste que nous ne sommes pas dans une démocratie, cela ne peut plus être qu'une dictature. Nous savons maintenant que les choses ne se présentent pas de façon aussi binaires, quand on a enrichi sa boîte à outils d'autres termes.

Origines de la confusion entre la démocratie et le gouvernement représentatif 
A ce point, une question s'impose. Comment se fait-il que ce qui a été explicitement formulé, à l'origine, comme un projet alternatif à la démocratie, se soit vu, finalement affublé de cette étiquette? Ne faut-il voir là qu'un simple jeu de langage destiné à duper le public? Il y a sûrement de cela (A. Blanqui, dès la seconde moitié du XIXème siècle, ironisait déjà sur le fait que le terme de "démocratie" était utilisé comme un "mot-caoutchouc" qu'on peut donc déformer dans tous les sens pour lui faire dire ce qu'on voudra), mais pas que. Il y a aussi le fait, incontestable, que, sous l'effet de la pression des mouvements populaires, le gouvernement représentatif a dû mettre progressivement un peu plus d'eau dans son vin pour intégrer des exigences démocratiques, comme on l'a vu avec les réformes du système électoral, et comme on pourrait aussi bien l'observer au niveau de la conquête de droits sociaux importants pour le peuple, comme les allocations retraites et autres choses de cet ordre, qui n'existaient tout simplement pas, au moment de la fondation des Etats républicains modernes.
Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une appellation qui reste impropre, comme l'ensemble des analyses développées ici convergent pour l'affirmer. En fait, on peut trouver une troisième raison sérieuse qui fait remonter à l'influence qu'ont eu des penseurs libéraux comme Tocqueville, dans le courant du XIXème siècle. En 1835, celui-ci fait paraître le premier volet de son grand ouvrage, encore aujourd'hui considéré comme une bible par la bonne bourgeoisie libérale, De la démocratie en Amérique. Sauf que, ce qu'on ne signale pas, en règle générale, c'est le fait que Tocqueville n'employait pas le terme de "démocratie" en un sens politique, mais, en un sens sociologique, par quoi il voulait étudier les transformations sociales qui avaient fait passé de sociétés d'Ancien Régime, fondées sur la reproduction de statuts héréditaires, aux sociétés modernes reposant sur des contrats entre des individus déclarés juridiquement égaux. A partir de là, ce qu'il voulait étudier, c'était essentiellement la transformation des moeurs qui découlait de ce passage, et pas la nature précise des institutions politiques de ces nouvelles sociétés:"Il y a une confusion qui pèse beaucoup sur les discussions contemporaines. Chez Tocqueville, le sens du terme "démocratie" n'est pas politique, il est sociologique. Il équivaut, en dernière analyse, à la suppression des statuts héréditaires, qui instaure une "égalité des conditions", au moins juridique." (Castoriadis, La montée de l'insignifiance, p. 66) La confusion était donc assez facile à faire, et elle est devenue systématique aujourd'hui, brouillant complètement la question de la démocratie politique. En effet, il faut bien voir l'ampleur du problème que pose une telle confusion: puisque le terme de "démocratie" est utilisé aujourd'hui pour désigner un régime politique qui n'est pas construit sur les bases d'une démocratie, nous n'avons plus de mot pour désigner la chose même qu'on voudrait instituer en ce sens. C'est pourquoi, à chaque fois que des mouvements populaires réclameront l'institution d'une démocratie politique, ils se verront coller toutes sortes d'étiquettes péjoratives, comme celle aujourd'hui de "populiste", ou pire encore, de "fasciste". Nous sommes renvoyés ici à la corruption de la langue qui marche toujours et systématiquement de pair avec celle de la société, posant un redoutable problème dont il est très difficile de sortir (voir, Quel est le pouvoir des mots?, Partie 2c, le novlangue). Et, de toute façon, lorsque Tocqueville s'aventurait à parler des institutions politiques de son temps, il envisageait sans problème d'y intégrer une pincée de démocratie; ainsi, il affirmait ne pas craindre la perspective de l'établissement d'un suffrage universel, car, prétendait-il, les gens voteront comme on leur dira de le faire. Les faits lui donnaient alors incontestablement raison puisque, les trois fois où il  a été institué, avant de devenir le régime permanent de l'élection, en 1792, en 1848 et en 1871, il avait conduit à la constitution de chambres ultra-conservatrices. Aujourd'hui, on n'a peut-être plus des masses paysannes "abruties politiquement", comme en ce temps là, pour former le gros du bataillon des électeurs (encore que...), mais, avec l'avènement des moyens de communication de masse, l'expérience montre que ce sont à peu près toujours les candidats bénéficiant du plus grand battage médiatique qui s'imposent finalement (1)...
Ce que nous allons tenter dans ce qui suivra, pour continuer de démêler la confusion dans laquelle nous sommes aujourd'hui placés, c'est de repartir de l'acte de naissance du système des partis politiques (à suivre...)

(1) Il reste que cette version habituellement fournie de ces paysans incultes est certainement beaucoup trop caricaturale. Pour rectifier quelque peu le tir, voir, La mort du Charivari, dans la partie traitant de ce sujet.






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